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Grande étude historique : du païs à la Commune populaire, de la communauté populaire précapitaliste à la société communiste
Nous sommes des marxistes, c'est-à-dire des socialistes scientifiques, des matérialistes DIALECTIQUES. Selon nous l’histoire avance en spirale, par un processus valable pour tous les phénomènes vivants, que Marx et Engels ont appelé négation de la négation. Dans ce processus, la nécessité historique du développement (qualitatif) de la production, du ‘progrès’ c'est-à-dire d’une meilleure maîtrise humaine (technique, scientifique) des conditions de reproduction de l’existence, conduit une organisation sociale supérieure à s’affirmer et à nier une organisation sociale qualitativement inférieure qui a atteint ses limites, le ‘point indépassable’ de ses contradictions (un mode de production, comme tout phénomène vivant, est animé par ses contradictions, dont une contradiction principale). Puis, cette organisation sociale (de la production et de l’ensemble des rapports sociaux sous-tendus par celle-ci) est à son tour niée par une autre, supérieure.Or, il se trouve que dans l’Histoire, l’organisation sociale qui en nie une autre ressemble beaucoup à celle que cette dernière a précédemment niée, mais à un niveau supérieur. C’est pourquoi nous, communistes révolutionnaires d’Occitanie, pensons de plus en plus clairement que la société socialiste et communiste pour laquelle nous luttons doit en fait prendre appui sur les organisations sociales (au niveau populaire, productif !) précapitalistes, que l’affirmation du capitalisme a broyées dans les conditions décrites par Marx et Engels dans leurs travaux sur la guerre des paysans en Allemagne (16e siècle) ou sur la Grande-Bretagne où ils vivaient (8e section du Livre I du Capital), en les portant à un niveau supérieur… Et nous ne sommes pas les seuls à penser ainsi : en effet, de nombreux théoriciens communistes sont arrivés par le passé à des conclusions similaires ; d’autre part, l’on sent bien que cette conception existe de manière diffuse dans ce que Gramsci appelle le ‘bon sens’ populaire [1].
La littérature communiste comporte, essentiellement, trois grands exemples de cette 'communauté primitive subsistante' qui pourrait former la base d'une société communiste de demain :
- L'ayllu andin, étudié par le marxiste-léniniste péruvien José Carlos Mariátegui (lire aussi ici). C'est la communauté productive paysanne de l'Empire inca, qui se gère elle-même et ignore pratiquement la propriété privée ; elle travaille collectivement la terre d'un secteur donné, l'Empire se contentant de prélever sur elle un tribut annuel : exemple typique de mode de production dit asiatique ou 'tributaire' (Wikipédia). La latifundia coloniale espagnole (encomienda) se greffera dessus et lui imposera une exploitation féroce. Son équivalent mexicain était le calpulli, que la réforme agraire (suite à la situation révolutionnaire des années 1910) a tenté de rétablir sous le nom d'ejido (c'est généralement une forme de 'féodalité bureaucratique' déguisée).
- Le mir russe, évoqué par Marx dans une correspondance avec Vera Zassoulitch, à une époque où le débat fait rage entre le socialisme scientifique marxiste et le 'populisme' russe (ou 'nihilisme') qui considère qu'avec le mir la société russe est 'déjà' communiste de fait, mais qu'il faut simplement la 'débarrasser' des couches parasitaires de nobles, administrateurs tsaristes, religieux etc. qui se sont greffées dessus avec leur ‘modernité’ exploiteuse (modernité vue de surcroît comme étrangère, puisque les Romanov au pouvoir veulent imiter l'Occident). C'est là aussi une communauté 'communiste primitive' qui prévalait chez les Slaves avant que les Varègues ('Vikings' suédois) et l’Église orthodoxe n'instaurent la féodalité. Mais sous le premier Empire russe (à l'époque d'Ivan le Terrible et consorts), cette féodalité avait encore un caractère nettement 'asiatique' : le mir était ponctionné collectivement par les nobles (boyards) et autres monastères orthodoxes. Puis l'absolutisme Romanov imposera à la paysannerie russe (pour sa magnificence et pour 'compenser' l'absence de colonies outre-mer) un régime de servage très dur, quasi-esclavagiste, qui ne sera aboli qu'en 1861. Dans sa correspondance avec Zassoulitch (ancienne 'populiste' russe en rupture), Marx rompt assez nettement le matérialisme historique 'linéaire' et l'euro-industrialo-centrisme de ses débuts (lire ici un bon article de Contretemps sur son évolution à ce sujet) : il en vient à penser que la Russie, avec sa société féodale basée sur le mir et l''irruption' subite de la modernité venue de l'Ouest, pourrait peut-être 'sauter' l'étape du grand capitalisme industriel et passer directement au socialisme, sur la base de cet 'esprit' collectiviste qui imprègne la paysannerie. En réalité, dans cet écrit, le vieux Marx au soir de sa vie commence à effleurer l’idée que la révolution prolétarienne, négation du capitalisme par le communisme, ne partira pas des Centres (là où le capitalisme est le plus ancien et avancé mais aussi - donc - puissant : Paris, Londres, Belgique ou Pays-Bas etc.) mais a au contraire vocation à se déployer depuis les Périphéries, où le capitalisme est encore directement aux prises avec l’organisation sociale antérieure, vers les Centres ; ce qui sera confirmé 35 ans plus tard par le fait que la première vague révolutionnaire mondiale parte de Russie, pas précisément le pays d’Europe au capitalisme le plus ancien et avancé. Malheureusement, il meurt deux ans plus tard. Lénine, lui, ne partagera pas ce point de vue : selon lui, avec l'absolutisme Romanov le mir a cessé d'exister ; "le paysan était asservi au propriétaire du sol, il ne travaillait pas pour lui-même mais pour le boyard, le monastère, le propriétaire foncier" – certes... mais en était-il autrement dans l'Amérique espagnole de l'encomienda ? Dans l’Écosse ou l'Irlande des landlords (cf. ci-dessous) ? Il est bien évident que dans les Amériques de Mariátegui (années 1920) il ne restait plus vraiment trace de l’ayllu ou du calpulli ‘libre’ (contre tribut annuel) des Empires aztèque ou inca, que la terre était sans l’ombre d’un doute la propriété des grands latifundiaires criollos, que les paysans indigènes travaillaient comme des bêtes de somme non pas ‘pour eux-mêmes’ mais bien ‘pour le propriétaire foncier’ ; exactement comme les moujiks russes de la fin du 19e siècle. Mais cela voulait-il dire pour autant que la communauté paysanne collectiviste, subjuguée par le propriétaire foncier (transformé parfois en gentleman farmer capitaliste agricole), avait cessé de vivre dans le souvenir des masses et d'y être un ferment de résistance, de révolte et d’inspiration pour une société future libérée de l'exploitation ?
- Moins connu, le clan écossais selon John MacLean – l'un des premiers communistes écossais à considérer que le socialisme dans ce pays était indissociable de sa libération de l'impérialisme britannique. Pour lui, écrivant vers 1920, "le bolchévisme n'est autre que l'expression moderne du communisme du mir" et donc "le communisme des clans doit être ré-établi sur une base moderne", l’Écosse socialiste devant être "un seul clan, un peuple uni travaillant en coopération et partageant la richesse qu'il produit", concluant par le slogan "de retour au communisme, en avant vers le communisme" : là on est vraiment très proche de notre conception des choses, d'autant plus qu'il s'agit d'un pays 'avancé', industrialisé, ouest-européen, coupant court à l'incontournable argument des 'orthodoxes' qui avanceront que la Russie arriérée des tsars et a fortiori le Pérou de Mariátegui étaient des 'cas très particuliers' etc. etc. En l'occurrence, le clan écossais était plutôt ce qu'Engels (dans L'Origine de la Famille, de la Propriété privée et de l’État) appelle une organisation sociale gentilice, comme chez les indigènes d'Amérique du Nord ou les anciens Germains : les clans (gentes en vieux latin) sont des groupes humains relativement consanguins, prétendant en tout cas descendre d'un même ancêtre mythique, qui se fédèrent ensuite à des niveaux territoriaux divers, avec une tendance à la hiérarchisation des clans en 'pyramide' (avec un clan dominant, 'royal'). Chaque clan formait néanmoins une communauté productive collectiviste où la propriété des moyens de production était très peu individualisée. Par la suite, des chefs de clans tendront à se 'vendre' aux Anglais pour supplanter leurs rivaux et mettre le pays en coupe réglée (s'appropriant les terres claniques dont ils n'étaient jusque-là que les possesseurs symboliques, éminents), aux côtés d'autres landlords venus directement d'Angleterre. Le premier d’entre eux sera le roi ‘régional’ de Strathclyde et Cumbrie, David Ier, qui pour succéder à son défunt frère le rí Alban (roi ‘suprême’ de toute l’Écosse) Alexandre Ier en évinçant son neveu, fera alliance en 1124 avec le roi d’Angleterre Henri Ier - à la Cour duquel il s’était formé politiquement. Il inspirera sa monarchie du ‘modèle’ mis en place par Guillaume le Conquérant et implantera en Écosse la féodalité ‘à l’européenne’, en faisant venir du sud des centaines de barons anglo-normands, ainsi qu’un embryon de capitalisme en fondant de nombreux bourgs (burghs) là encore essentiellement peuplés de marchands anglais ou normands voire flamands, allemands etc. Puis leurs chefs de file lors de la première tentative de mainmise anglaise (13e-14e siècles) seront les Balliol, opposés aux Bruce farouches défenseurs de l’indépendance… les deux familles étant elles-mêmes d’origine anglo-normande ! L’Écosse indépendante des Bruce et des Stuart (14e-17e siècles) est donc déjà une Écosse très féodalisée et éloignée de l’Écosse ‘communiste’ clanique des premiers rí légendaires, et le phénomène ira en s’accentuant de siècle en siècle jusqu’à l’Union de 1707, et du Sud (Lowlands) vers le Nord (Highlands et îles) où des phénomènes de liquidation de la terre collective clanique se produiront encore très tard, au début du 19e siècle, notamment avec la sinistre duchesse de Sutherland qui entre 1814 et 1820 chasse quelques 15.000 highlanders (3.000 familles) de leurs terres ancestrales[2]. L’Écosse est aujourd’hui l’un des pays les plus industrialisés d’Europe (au sud, avec Glasgow et la Clydeside)… mais aussi l’un des plus marqués par la féodalité dans son organisation sociale, l’un des plus inégalitaires, notamment, dans la répartition de la propriété foncière (pas seulement agricole), avec parfois des îles entières propriété privée (et leurs centaines d’habitant-e-s locataires) d’un landlord qui désormais, 'mondialisation' oblige, se trouve parfois être un oligarque russe, un prince arabe ou un nabab indien…
Un dernier texte de référence que l'on pourrait citer est La lutte contre l'économie naturelle de Rosa Luxemburg, chapitre 27 de son ouvrage de 1913 L'accumulation du Capital, développant principalement les cas (coloniaux) de l'Inde et de l'Algérie ; mais il porte plus sur la question de la destruction (capitaliste, en l'occurrence coloniale) de ce collectivisme populaire précapitaliste que sur celle de sa "restauration" à un niveau supérieur par la révolution prolétarienne - ce n'en est pas moins un texte très intéressant et enrichissant à lire.
Si l’on en revient maintenant à ce qui nous intéresse, l’État français et en son sein l’Occitanie, il faut revenir au plus profond de son processus historique. Il est évident que comme toutes les parties du monde il a connu, à la préhistoire, le communisme primitif. Au Néolithique, des sociétés avaient peut-être une hiérarchie sociale, une caste dominante vivant d’un ‘tribut’ socialement ‘convenu’ (entre assentiment et coercition) prélevé sur la communauté productive collectiviste, comme les populations qui ont bâti les fameux monuments mégalithiques (alignements de menhirs, dolmens, cairns et autres tumulus), nombreux en Breizh comme en Occitània [cette civilisation s'étendant sur plusieurs millénaires avant l'ère chrétienne est sans doute celle qui a inspiré à Platon son "Atlantide"]. À l’Âge du Bronze, les Ligures qui vivaient dans l’actuelle Provença et les régions alpines (et peut-être au-delà, avant de reculer devant les Celtes) fonctionnaient très certainement ainsi. Ensuite, l’Hexagone français entre pleinement dans l’Histoire (et ses livres) avec les fameux, les incontournables "nos ancêtres les Gaulois" : Astérix et Obélix dans leur ‘village’ avec le chef sur son bouclier, le druide et son gui, le barde qui chante faux etc.
Seulement, là, l’histoire véritable et sérieuse est ‘troublée’ par le mythe idéologique, car "nos ancêtres les Gaulois" sont avant tout un mythe ‘national’ construit pendant et après la Révolution bourgeoise pour trouver une autre ‘origine’ à la ‘nation’ que les Francs, ‘ancêtres’ des aristocrates et de surcroît allemands d’origine, ainsi que pour justifier (du même coup) par la ‘Gaule de César’ (notion pourtant mouvante, très imprécise...) la politique expansionniste des ‘frontières naturelles’ poursuivie depuis Richelieu (l'un des premiers d'ailleurs à invoquer le ‘mythe gaulois’ - sur ce sujet, lire ici et ici). Dans une très large mesure, l’image de ‘cette’ Gaule (que César mettait toujours au pluriel, leS GauleS, expression géographique plus qu'autre chose) dans les manuels scolaires, caricaturée à l’extrême dans le village d’Astérix, n’était qu’une allégorie de la ‘France profonde’ glorifiée par le nationalisme 3e-République (... et son successeur de Vichy !) : petit village ou bourgade avec ses échoppes de commerçants et d’artisans, son chef/maire, son druide mélange de curé et d’instituteur (selon la sensibilité politique plus ou moins anticléricale) etc. etc. Une image d’Épinal à des années-lumière, on s’en doute, de toute réalité historique sérieuse.
Le 'village gaulois' d'Astérix et Obélix, cela n'a jamais existé ! Il n'y avait pas de villages en Gaule pré-romaine (ni par la suite en Gaule romaine, d'ailleurs). Il y avait l'oppidum (petit bourg fortifié) où vivaient les Gaulois proprement dits (Celtes) : druides, nobles, guerriers de moindre rang et une foule d'artisans et de commerçants gravitant autour ; et il y avait des hameaux de huttes de branchages où vivait le substrat populaire productif (autochtone, d'origine préhistorique), communauté primitive collectiviste qui cultivait la terre, exploitait la forêt, élevait des bêtes, chassait, pêchait et versait son tribut annuel... à l'oppidum : système typiquement 'asiatique' (au pire hilotiste comme à Sparte : la population paysanne, dans une condition proche de l’esclavage, est la propriété collective de la cité aristocratique - groupe qui s'est imposé aux autres notamment par la maîtrise du fer - et non individuelle d'une famille de maîtres, à la différence des esclaves proprement dits ; et organise son travail au service des dominants de manière communautaire-collectiviste et non sur des lopins individualisés comme les serfs du Moyen Âge). Peut-être, sous l'influence des Grecs et des Romains, quelques nobles de certaines tribus avaient-ils déjà un domaine privé où ils faisaient travailler des esclaves (prisonniers de guerre ou personnes endettées envers eux), mais cela restait marginal. Il en allait de même dans toute l'Europe non-grecque et non-romaine, sauf en Germanie où l'on était encore plus proche de la communauté primitive, organisation tribale et semi-nomade hiérarchisée en mode 'pyramide de clans' (comme chez les Arabes ou les Écossais médiévaux). Le village tel que le représentent Goscinny et Uderzo n'apparaît, en réalité, pas avant le Moyen-Âge…
Ce sont les conquérants romains (eux-mêmes ou en romanisant les élites gauloises) qui introduisent le modèle de la villa, grand domaine agricole privé (sans doute) semi-esclavagiste et semi-tributaire ('asiatique', persistance des communautés paysannes collectivistes ponctionnées annuellement par le propriétaire). Les villes ont une fonction purement administrative, commerciale 'en grand' (marchés sur lesquels s'écoule la production rurale) et militaire (garnisons).
À mesure que l'Empire s'étend, se renforce et développe une économie marchande axée sur le profit dont le débat sur sa nature "proto-capitaliste" fait encore rage aujourd'hui parmi les historiens marxistes, et voit ainsi ses "coûts de fonctionnement" et le souci de maintenir ces profits aller croissant année après année ; outre les milliers et les milliers de captifs de guerre ou de "barbares" achetés d'une manière ou d'une autre et réduits en esclavage, aux côtés des traditionnels individus devenus trop pauvres pour faire face à leurs dettes, et qui peuplent les villes (aucune civilisation antique, hormis peut-être l'Athènes classique, n'a jamais connu une telle proportion de force de travail non-libre, esclave...) ; la condition des masses rurales travailleuses de la terre se "hilotise", tend constamment vers le statut de bête de somme vouée à produire et produire encore sous le fouet.
Selon César lui-même, et bien qu'il soit connu qu'il ne faille pas toujours prendre ces chiffres strictement au pied de la lettre, sur environ 3 millions d'habitants que comptait la Gaule au début de sa guerre de conquête, un tiers, soit un million (!) périssent au combat ou d'une manière ou d'une autre au cours de celle-ci ; et un autre tiers, un autre million, sont réduits en esclavage : sans doute faut-il y voir non seulement les vaincus militaires envoyés en Italie ou ailleurs pour y être vendus, mais aussi les paysans producteurs locaux "confiés" aux légionnaires victorieux installés en colons (le terme naît à cette époque) sur les terres nouvellement conquises ; les élites gauloises soumises et progressivement romanisées ne tardant pas à s'y mettre elles aussi. Étant donnée la rentabilité apparente et immédiate de la force de travail esclave (bien qu'elle pose sur le temps long des problèmes qui se révèleront insolubles à terme), il est de toute manière logique que dans l'optique de profit maximum qui préside à l'économie impériale romaine, elle tende progressivement à supplanter dans les champs les communautés "collectivistes" libres versant simplement une part de leur produit à l'oppidum.
Bien entendu, et "paradoxalement" après nous avoir chanté "nos ancêtres les Gaulois", les manuels scolaires de la Républiiiique deux millénaires plus tard ne nous parleront pas de tout cela : il faut dire qu'il ne fallait pas entrer en contradiction trop flagrante avec le discours sur les "bienfaits civilisateurs de la colonisation" qui régnait au même moment (et encore aujourd'hui avec la loi de 2005) ; en gros "nous sommes ce que nous sommes parce que nous avons, bien que nous saluions l'héroïsme de la résistance de Vercingétorix, bénéficié des bienfaits d'une colonisation, alors soyez sages et faites en autant !" ; sans oublier aussi les "bienfaits" de la centralisation jacobino-bonapartiste sous une autorité étatique forte et bureaucratique ("comme les Romains empêchent les Gaulois de se faire la guerre entre eux, les habitants achètent, vendent, se promènent tranquillement" dans la nouvelle ville romaine, sur l'image ci-dessus : référence claire au "morcellement"/"chaos" féodal auquel l’État moderne aurait mis fin...).
Lorsque l'Empire se désagrège (fin 3e-5e siècles), les villes dépérissent (puisqu'elles n'existent que par et pour l'Empire...) et à la campagne, l'hypothèse la plus probable est que les esclaves... se carapatent, 'marronnent' (en Occitanie sans doute plus qu'ailleurs, grâce au relief escarpé), voire… se révoltent (on les appelle alors bagaudes), et vont rejoindre les communautés 'libres' subsistantes, ou forment les leurs propres. Elles se placent sous la ‘protection’ des nouveaux venus, les chefs de guerre germaniques, ou de l’Église, qui affirme rejeter l'esclavage (pour les baptisés chrétiens en tout cas), combattre l'injustice et aider les faibles. Si, d’ailleurs, certains peuples germaniques (sur les ‘marges’ de l’ancien Empire) conservent un mode de vie ‘barbare’ (Francs, Alamans, Angles et Saxons en Grande-Bretagne), la plupart (Wisigoths, Ostrogoths, Burgondes etc.) adoptent et reproduisent le mode de vie romain tardif, établissent des codes juridiques basés sur les anciennes lois romaines, reprennent le découpage administratif impérial (de ces provinces, diocèses et civitas confiées à leurs cousins et beaux-frères naîtront les duchés, comtés et autres seigneuries féodales) etc. etc. Et la dignité d’‘Empereur d’Occident’ (nécessitant le sacrement du Pape) restera la ‘course à l’échalote’ de tous les grands monarques ‘barbares’ jusqu’en… l’An Mille et même au-delà : c’est encore ainsi (‘Empereur des Romains’) que s’intitulent les souverains du Saint-Empire ‘romain’ germanique, du 10e siècle jusqu’à sa dissolution… par Napoléon en 1806 (c’étaient alors les archiducs d’Autriche, rois de Bohême et de Hongrie qui avaient le titre).
Le domaine féodal c'est donc, en fin de compte, une villa romaine profondément transformée sous le choc des invasions couplées à l'humanisme chrétien. On peut y distinguer, globalement, les types suivants de propriété :
- une propriété de subsistance individuelle (familiale) : le petit lopin dont la famille tire sa nourriture de tous les jours, d'une surface (généralement) de quelques centaines de mètres carrés ; et pour lequel le principe est de verser un "loyer" (à l'origine, la monnaie étant rare, une part de la production en nature) appelé le cens – le paysan en a (telle est la distinction qui s'est opérée) la propriété utile, le seigneur la propriété éminente ;
- l’ancien latifundium resté gallo-romain ou repris par les conquérants 'barbares' ou par l'Église ; c'est à dire les 'grandes' cultures (céréales, vigne, oliviers etc.) et les équipements (pressoir, four, moulin, ateliers d’outillage) qui y sont liés (et où, de par leur fonction, est prélevé le ‘tribut’) ; devenus la réserve seigneuriale : les équipements sont l'équivalent de "services publics" mis à disposition de la population contre paiement d'un taxe (là aussi souvent en nature : une part de farine pour le moulin par exemple) ; les terres propres du seigneur sont exploitées soit par des descendants directs des anciens servi, les serfs personnels, mais ceux-ci tendent à disparaître à partir de la fin du 11e siècle, soit par des ouvriers agricoles salariés tout simplement, mais surtout, par les jours de corvée des paysans du fief, une certaine quantité de jours par an (généralement une huitaine) de travail dû sur ces terres, qui sont avec le cens une autre façon de nourrir celui qui est pour eux "l'État", le "juge de paix" et le "ministre de la défense" contre les agressions extérieures ;
- une propriété de subsistance commune, la 'terre du commun' proprement dite : pâturages pour les bêtes (vaine pâture), bois (il y a aussi des bois seigneuriaux, 'réserves de chasse' des aristocrates, dont les paysans sont proscrits ; au fil des siècles - à l'époque moderne - la grande majorité des bois tendent à devenir seigneuriaux, saufs quelques uns justement appelés 'communaux') et même champs, vignes ou vergers en dehors des récoltes (droit de glanage). Cette terre 'communale' assure la subsistance d'une part considérable de la population, qui serait réduite à la famine autrement ; c'est justement celle-ci qui va peu à peu être démantelée à l'époque moderne (Ancien Régime), à travers un processus comparable aux enclosures britanniques culminant dans la seconde moitié du 18e siècle (succession d'édits comme celui de 1761 concernant le Béarn, la Bourgogne, la Champagne et la Lorraine, supprimant l'interdiction expresse de clôturer donc les droits de vaine pâture et de glanage) et bien sûr couronné/parachevé par la "révolution" bourgeoise (alors même que le rétablissement de ces droits était au cœur des doléances de 1789...) et au siècle suivant (on verra là encore les communautés, devenues communes, défendre bec et ongles ces droits face à l’État - monarchique 'constitutionnel' comme bonapartiste comme 'républicain' - pesant quant à lui de tout son poids législatif et réglementaire dans le sens inverse, celui de la propriété !).
- MAIS AUSSI tout simplement, du fait de l'effondrement de la grande propriété latifundiaire esclavagiste en tant que classe (après la chute de l'Empire), dans des proportions plus ou moins importantes selon les régions (très importantes en Occitanie et Arpitanie, à la géographie montagneuse, ou encore dans le nord-est de l'ancienne Gaule particulièrement touché par les invasions), des communautés héritières des anciens servi "marrons" restés sur les anciens domaines ou partis défricher la forêt et s'y installer : ce sont les alleux ; véritables petites républiques qui s'auto-administrent (gèrent leur justice, leur sécurité en partie, leur ouvrages et équipements publics) et éventuellement dans certains cas (pas tous) "payent" cette liberté et la "protection" seigneuriale d'un tribut annuel symbolique – ces "contrats" commencent à partir du 13e siècle à être couchés par écrit, et sont ainsi parvenus à notre connaissance... l'un des plus célèbres étant par exemple tout simplement le statut de la co-principauté d'Andorre (1278), ensemble de communautés montagnardes pyrénéennes placées sous la double "protection" de l'évêque d'Urgell et du comte de Foix (puis des rois de France, et enfin de notre République actuelle...), ou, aujourd'hui disparu, celui des Escartons du Briançonnais (1343) avec le Dauphiné du Viennois.
L'on en revient donc quelque part, à un niveau supérieur, à l'organisation 'asiatique' qui prévalait chez les anciens Gaulois [pour Samir Amin cependant, c'est l'inverse : la féodalité européenne médiévale, comme d'ailleurs l'Empire romain avant elle est selon lui une forme très 'imparfaite', 'inachevée', donc inférieure d'organisation tributaire - 'asiatique' - dont il voit en la Chine le modèle d'achèvement absolu] ; jusqu’à ce que le développement de la tenure vile (attribution claire et nette de terres cultivables à chaque famille paysanne, à charge de les exploiter et de payer dessus leurs redevances), dans la seconde partie du Moyen-Âge (pas avant le 12e siècle), ne la fasse voler en éclat en une myriade de parcelles dûment individualisées et cadastrées (les tenures ‘libres’ deviendront la petite propriété paysanne, tandis que les tenures serviles deviendront… les baux ruraux, fermage ou métayage)…
Sous l’Empire romain, le territoire d’une grande ou de plusieurs petites villae, soit la superficie d’un ou de quelques cantons actuels, en tout cas moins d’un quart de département, était désigné sous le nom latin de pagus, d’où découlent aujourd’hui les mots pays (qui désigne à l’origine un tel échelon territorial), paysan et… païen (christianisation tardive des populations rurales, bien après la fin de l’Empire). Le terme reste en vigueur sous les Mérovingiens et les Carolingiens comme découpage administratif (équivalent ou subdivision d’un comitatus/comté) puis se transmet au Moyen-Âge et jusqu’à l’Époque moderne, sous le nom de pays (occitan : païs), pour désigner un ‘bassin’ agricole duquel ne se détache qu’une seule véritable bourgade importante (qui lui donne généralement son nom). En Italie en revanche, un paese désigne un village, et le ‘pays’ d’une cité est le contado (‘comté’) qui désigne encore aujourd’hui la campagne (paysan = contadino). D’autres termes existent en lenga d’òc, comme lo vic (mais celui-ci désigne plutôt la bourgade dominante du ‘pays’ que le ‘pays’ lui-même : Vic-en-Bigorre, Vic-Fézensac) ou encore lo parçan. En tout cas, quelle que soit sa dénomination, c’est bien dans ce pagus, ce ‘bassin de vie productive’, que s’organise la vie sociale populaire à l’époque dont nous parlons.
[Sur l'Occitanie et sa "genèse" historique dans ce contexte, lire : http://servirlepeuple.eklablog.com/la-notion-d-ensemble-economique-tributaire-au-moyen-age-feodal-et-la-g-a161070402]
C'est donc cette communauté paysanne qui est encore la cellule de base de la société (à 95% rurale) au début du millénaire dernier, à l’aube de la 'Renaissance médiévale', avec cependant une propriété des moyens de production sans doute un peu plus individualisée (familiale) que dans la communauté productive 'asiatique' proprement dite, mais néanmoins toujours beaucoup de 'terres du commun' : pâturages, forêts ; ainsi que les cultures 'en grand' appartenant juridiquement au seigneur ou à l'abbaye locale et cultivées par l’ensemble de la communauté (qui ‘mutualise’ et ainsi réduit, en même temps, les risques) dans des conditions sans doute plus ou moins ‘dures’ selon les seigneurs et les régions. Il est plus juste, en fait, de parler de communauté 'solidaire' (ou d'économie naturelle, comme Rosa Luxemburg) que réellement collectiviste. Un reflet de cela dans la culture populaire, ce sont par exemple les traditionnelles (‘folkloriques’ dirait-on aujourd’hui...) danses villageoises en cercle, symbole d’unité et de coopération entre les habitants.
Les villes (nouvelles ou anciennes cités romaines), où émerge le capitalisme, sont elles aussi organisées en 'républiques' autonomes, mais avec une société évidemment beaucoup plus inégalitaire et hiérarchisée (selon la richesse, le 'rang' dans les corporations de métiers etc.). Elles arrachent petit à petit de plus en plus de prérogatives et d'indépendance au princeps (comte, duc, évêque ou archevêque) local : ainsi, c'est en 1189 que Tolosa/Toulouse obtient de son comte l'indépendance politique totale (pouvoir de justice, de police, de libre administration, de lever l'impôt et de constituer une milice pour se défendre), sous l'égide de douze capitouls. République bourgeoise oligarchique, elle étend également sa... seigneurie sur la campagne alentour (près de 12.000 hectares, en fait peu ou prou le territoire de la municipalité actuelle), dont elle est le 'seigneur' percevant les redevances, puis, au cours des décennies suivantes, son influence économique sur de nombreuses petites bourgades (dans un rayon de 50 km environ) avec lesquelles elle passe des traités (inégaux, suite à des guerres...) pour constituer finalement quelque chose d'assez semblable à une république urbaine italienne avec son contado (cf. ci-dessous). La lutte de l'autorité royale capétienne, après la Conquista, contre le pouvoir des capitouls sera de longue haleine... Mais parfois aussi, cette 'libération' des villes sera le cheval de Troie du pouvoir capétien, comme dans le cas de Lyon : en 1312, le traité de Vienne tranche un conflit de près (voire plus) de deux siècles entre l'archevêque (reconnu 'primat des Gaules' en 1079 par le Pape et seul seigneur de la ville en 1157 par l'Empereur romain-germanique, malgré les revendications des comtes du Forez) et les grandes familles bourgeoises lyonnaises... qui se sont tournées vers le roi de 'France' Philippe le Bel, que le traité consacre (donc) suzerain du Lyonnais. La ville devient 'libre', république bourgeoise oligarchique... mais 'française'. Ce n'est qu'un exemple parmi d'autres : ce type de 'recours au roi' contre le seigneur féodal direct sera extrêmement fréquent du 12e au 15e siècle (... pour parfois le regretter ensuite, mais trop tard !).
C’est dans ces villes, on le sait, que va peu à peu émerger le capitalisme, par ‘saut’ du processus mercantile marchandise-> monnaie-> autre marchandise vers le processus capitaliste argent-> marchandise-> plus d’argent (investissement-> production-> vente-> retour sur investissement). Un tel capitalisme existait sans doute déjà dans l’Antiquité grecque et romaine, mais la base esclavagiste de la production de marchandise était trop fragile et peu rentable, et il s’était donc effondré en même temps que celle-ci. Au Moyen-Âge, sur la base productive (rurale) d’un mélange flou de propriété utile familiale, de propriété ‘commune’ villageoise et de propriété éminente seigneuriale, il peut enfin se développer au-delà d’un niveau élémentaire. Mais ce développement va précipiter la crise générale de la féodalité qui engendrera l’État moderne, lequel soumettra à son autorité centralisatrice ces petites ‘républiques’ urbaines : la cité bourgeoise médiévale périra des contradictions qu’elle aura elle-même engendré.
Car une autre chose qui distingue nettement l’ordre féodal médiéval du système ‘asiatique’ (l’Antiquité esclavagiste étant passée par là), c’est une plus nette (et bien sûr croissante de siècle en siècle) division du travail, et donc contradiction entre villes et campagnes. Une telle division/contradiction n’existe pas dans le système ‘asiatique’ ; il n’est à vrai dire même pas possible d’y parler de ‘villes’ : la ‘ville’ de Mexico que découvrent les Castillans en 1519 (entre 150.000 et 200.000 habitants selon les archéologues) est en réalité une concentration de villages autosuffisants (calpulli) qui se sont agglomérés (comme ‘aimantés’) autour de la cité impériale aztèque (où vivent prêtres, fonctionnaires, le roi et sa cour de guerriers, leurs ‘suivantes’ etc.) et que celle-ci a tenté de ‘rationnaliser’ (‘aménager le territoire’, en somme), mais qui sont absolument semblables à tous les calpulli isolés de Mésoamérique, à cela près que les grands temples et palais se dressent à l’horizon. Au contraire, la ville médiévale (comme avant elle la cité romaine) dépend de la campagne pour son approvisionnement alimentaire (ses conditions élémentaires d’existence !) et la campagne, même si les villages ont aussi leurs artisans, dépend de plus en plus de la ville pour toute une série de produits essentiels. L’émergence du capitalisme rendra évidemment totale cette division/contradiction, puisque le paysan passé en tenure (parcelle individuelle, ne pouvant lui assurer tout le nécessaire) n’aura pas d’autre circuit que le capitalisme (basé en ville) pour transformer sa production en valeur d’échange.
Cas particulier : en Italie, dans la continuité de Rome, ce qui fait office d’aristocratie terrienne vit généralement en ville, exploitant les terres du contado (campagne) alentour et alimentant autour d’elle (de ses devises) artisanat et commerce en tout genre. Très vite absorbée d’ailleurs par la ‘politique’ urbaine (luttes d’influence et règlements de compte entre ‘grandes familles’), elle tend à se désintéresser du contado qui n’est pour elle qu’une pure source de revenus et se gère lui-même (sous l’œil distant des régisseurs seigneuriaux). De là vient le fait qu’en Italie les grandes villes (sauf les grands centres industriels conçus comme tels) sont généralement huppées, bourgeoises, tandis que les classes populaires sont ailleurs : si le pays a effectivement une population ‘urbaine’ relativement faible pour l’Europe (69%), il a surtout le plus dense réseau de petites villes, bourgades et gros villages gravitant autour des grands centres urbains : il a, en fait, la plus importante population RURBAINE d’Europe ; et la paysannerie devenue prolétariat y a gardé cette culture que l’on nomme là-bas autonomia.
Au-dessus de tout cela, l'autorité éminente (noble, évêque, abbé) a, en échange de l'impôt régulier, un rôle de 'protecteur' et de 'juge de paix' ; elle intervient en recours pour trancher les conflits, elle est la 'gardienne du temple' du droit coutumier ; mais l'essentiel du temps, les communautés (villes et villages) s'auto-administrent en 'républiques des chefs de famille'.
Il y a beaucoup d'idées reçues sur cette époque ! Les paysans misérables, affamés et écrasés d'impôts... largement FAUX : évidemment que le seigneur a ses besoins, de vie de tous les jours et, lorsqu'il est noble, ses dépenses militaires (service militaire dû au suzerain), qui vont croissantes avec la crise générale du mode de production (à partir de la fin du 11e siècle) ; et il faut les satisfaire. Mais l'impôt (alors très largement en nature, il y a encore peu de masse monétaire) est tout de même conçu pour être supportable : une famille de paysans qui meurt de faim, c'est une famille qui ne produira plus l'année suivante. Si les paysans meurent, c'est d'abord et avant tout en raison d'aléas climatiques ou d'épidémies, de circonstances naturelles face auxquelles l'humanité n'a alors (encore) aucun recours (ce à quoi la libération des forces créatrices techniques et scientifiques par le capitalisme, son véritable apport historique, remédiera progressivement, par 'sauts' successifs, jusqu'à nos jours) ; et c'est déjà bien suffisant pour que le seigneur en rajoute. L'impôt féodal devient insupportable, en réalité... lorsque se forme l’État moderne, avec sa fiscalité royale toujours plus avide (à cause des guerres, notamment), État dont le noble et l'ecclésiastique deviennent des rouages de l'appareil politico-militaire et idéologique, accroissant exponentiellement leurs prélèvements tout en n'ayant plus rien (bien au contraire…) de l'utilité sociale qui justifiait ceux-ci : ils deviennent totalement parasitaires. Ceci est déjà difficilement supportable pour les paysans (dont la propriété familiale concrète, et donc le sentiment d'être volés, s'accroît continuellement du 11e au 17e siècle) ; ça l'est encore plus pour les bourgeois des villes, qui ont certes (jusqu'au 18e siècle) besoin de l'appareil politico-militaire et idéologique royal pour protéger leurs affaires, mais qui ont de plus en plus le sentiment de ne rien devoir qu'à eux-mêmes et voient (à raison) dans la pression et l’incohérence fiscale une entrave à l'accumulation capitaliste et au 'saut' vers la révolution industrielle. C'est ce qui conduira à la révolution bourgeoise, mais la 'féodalité' des 17e-18e siècles n'a plus qu'un très lointain rapport avec celle du 11e ou 12e ! La corvée, autre symbole de l''arbitraire' et de l'oppression féodale, confond en réalité deux choses. D'une part, la corvée privée est une forme de redevance, consistant non pas à verser une part de son produit, mais à servir un certain nombre de jours (rarement beaucoup) sur la réserve seigneuriale, pour les paysans qui n'y étaient pas directement affectés (les serfs personnels). Par exemption ou rachat (transformation en prélèvement financier), elle se raréfie à partir des 11e-12e siècles en Europe du Sud (dont Occitanie) et des 14e-15e au Nord, se réduisant à quelques jours par an faciles à racheter ; elle a pratiquement disparu lorsque la Nuit du 4 Août 1789 l'abolit juridiquement (sur ses terres propres, le seigneur a alors recours aux journaliers ou brassiers, autrement dit au salariat agricole). Mais d'autre part, la corvée publique n'est en réalité que la continuation de ce qu'était la fonction de l'autorité politique dans la société 'asiatique' : organiser et mettre en œuvre les grands travaux nécessaires à tous (au-delà de l'aire géographique d'une seule petite communauté paysanne), voies de communication, ponts, irrigation, assainissement de marais etc. Il n'y a alors pas de corps spécialisé dans le génie civil, et lorsqu'il faut mener ce genre de travaux, tout le monde met la main à la pâte ! Le seigneur noble ou ecclésiastique (autorité politique) s'assure que personne ne s'y soustraie, que tout le monde s'acquitte de son 'service' (en jours de travail, généralement quelques jours par an) pour les infrastructures essentielles à la communauté (la communauté 'large', celle du fief, du 'pays'). Le paysan quel que soit son statut, même 'libre', y est astreint ; cependant, avec le développement de la monnaie, elle est de plus en plus souvent 'rachetée' (on y échappe contre une somme d'argent) au fil des siècles ; et avec le développement de l’État moderne, des corps spécialisés prennent de plus en plus en charge ces travaux. Elle a pratiquement disparu à la Renaissance (16e siècle), néanmoins des formes existent encore et jouent un rôle parfois important au 18e siècle (et même, comme forme d''impôt local' en 'nature'... dans certaines communes rurales jusqu'au milieu du 20e !). Dans les villes, ce sont les magistrats élus (échevins, consuls, capitouls) qui supervisent et imposent aux corporations et autres jurandes ces travaux publics nécessaires, avant que l'administration royale ne les prenne là aussi en charge. Là encore, c'est donc le développement du capitalisme (et de l’État moderne avec lui) qui a rendu profondément injuste (puisque ceux qui pouvaient payer s'y soustrayaient... et gagnaient ainsi des jours de travail pour eux, donc de l'argent, tandis que les plus pauvres restaient corvéables à merci) une institution féodale devenue symbole du 'ténébreux âge gothique'... mais qui était peut-être, en réalité, l'une des plus justes et égalitaires (puisque aucune distinction entre paysan libre et serf 'personnel' ou 'réel') !
À la fin du 10e siècle se produit une autre ‘révolution’, ‘culturelle’ celle-là, sous la forme d’un triomphe (hégémonie) idéologique de l’Église sur la vie sociale ; ce que les historiens bourgeois du 19e siècle (Jules Michelet et autres) mettront sur le compte d’une ‘terreur millénariste’ à l’approche de l’An Mille. Il n’en est bien sûr rien : cette ferveur religieuse des masses populaires est en réalité le résultat du fameux mouvement de la ‘Paix de Dieu’. Aux 9e et 10e siècles, la féodalité européenne a traversé non pas une crise générale, mais plutôt une sorte de ‘crise d’ajustement structurel’, de ‘saut’ dans le mode de production : l’autorité féodale aristocratique va se revendiquer héréditaire de plein droit, acquise par la seule naissance sans nécessiter de nomination par quiconque (roi ou pape ou empereur) ; et va de surcroît totalement se confondre avec la propriété féodale stricto sensu, la propriété éminente sur les terres et les populations du fief, donnant naissance à ce que l'on appelle le pouvoir banal. C’en est donc fini du dernier avatar du centralisme impérial romain, la monarchie carolingienne ; et avec la fusion totale entre autorité politique et propriété (éminente) économique, l’on entre dans la féodalité ‘parfaite’, proprement dite. Mais cet ‘ajustement’ passe par un grand développement de la violence pour le partage aristocratique des terres et des populations, sous la forme de guerres privées qui ne sont pas vraiment des guerres avec de grandes armées, mais plutôt des règlements de comptes mafieux entre nobles et leurs bandes d’hommes de main, que l’on commence à appeler miles (qui sera traduit plus tard par ‘chevaliers’). Elles n’en affectent pas moins durement la vie productive, notamment parce que les bandes d’hommes de main se nourrissent alors sur la population ou encore parce que, faute d’avoir vaincu le rival, on incendie les champs et tue les troupeaux de son fief, etc. etc. : une ambiance de Far West… Mais cette violence va voir se dresser contre elle l’AUTRE grande autorité féodale de l’époque, l’autorité RELIGIEUSE qui a elle aussi des domaines que les guerres privées dévastent, et que la noblesse (ces descendants de ‘barbares’, de ‘païens’…) prétend de surcroît soumettre à son autorité. L’Église va donc montrer les dents… Mais, dira-t-on, quelles ‘dents’ si les religieux ne sont, par définition, pas des guerriers ? Par quelle force armée va-t-elle s’opposer aux féroces miles ? Et bien, l’Église va vraisemblablement s’appuyer sur la plus grande armée qui soit : la grande masse du peuple. Elle va se poser en protectrice des faibles, des pauvres, des ‘petits’ qui produisent tout et sans lesquels les guerriers nobles ne sont rien, et elle va s’appuyer sur eux ; non pas qu’elle les excite à l’insurrection violente (qui pourrait se retourner contre elle), mais peut-être à une sorte de ‘grève’ des taxes et redevances féodales, pourquoi pas sous la forme de ‘dons’ au culte (qui effectivement affluent, à l’époque, vers les églises et monastères) réduisant la part versée au baron local, qui ne peut protester puisque ce qui est donné l’est à ‘Dieu’ et ne peut être repris. Cela fera sourire qui l’on veut, mais c’est la seule lecture des évènements compatible avec le principe marxiste : "les masses font l’histoire". Ainsi, de ‘conférences’ en ‘sommets régionaux’ avec les suzerains des miles, l’Église impose à la société féodale la ‘Paix de Dieu’ : sous peine de sanctions très ‘dures’ pour l’époque (acte de contrition, pénitence, amendes, excommunication), les guerres privées sont interdites à certaines périodes de l’année (généralement les périodes de semailles ou de récoltes), il est interdit de toucher aux édifices religieux (qui deviennent, du coup, des ‘banques alimentaires’ pour la population), etc. etc. Ceci (et non les irréductibles Gaulois...) va donner naissance aux villages, la population se rassemblant autour (et sous la protection) d'un lieu de culte, et va également gonfler la population (donc la force de travail) des villes, puisque ces reliques de l'époque romaine abritent généralement l'autorité religieuse (évêques, archevêques). Puis, le même phénomène se fera jour autour des castrum de la chevalerie ‘pacifiée’ : on parlera alors plutôt de bourgs (burg = château en langue germanique, qui a influencé les langues romanes) ; ce sont tous les lieux appelés aujourd'hui "XXX-le-Château" ou Château- (Castel- en Occitanie)-quelque-chose. L’effet sur la production et tout ce qui en découle est radical, marquant le véritable début de la Renaissance médiévale. Le mode de production féodal atteint proprement son ‘apogée’, dans le sens où la maîtrise de ses pires défauts (violence de ‘tous contre tous’, en l’absence d’État centralisé) permet l’épanouissement de toutes ses qualités : ‘humanité’ de la condition du producteur par rapport à l’esclave antique (donc meilleure productivité), grande autonomie politique locale, foisonnement intellectuel et artistique etc. etc. … mais aussi, en même temps, le développement du capitalisme qui sera son fossoyeur.
Ce qui apparaît encore une fois, c’est que les historiens bourgeois ont dépeint comme la plus ‘sombre’ période du Moyen-Âge (le terrible ‘An Miiiiille’) celle qui est en réalité la plus ‘lumineuse’, l’une des plus prospères et heureuses (dans la limite des forces productives de l’époque) pour les masses, celle où la vie intellectuelle de la ‘société civile’ sous l’hégémonie du clergé (qui ne s’est pas encore transformé en bras idéologique de l’appareil d’État) est peut-être la plus brillante et la plus libre ! Peut-être ne supportent-ils pas dans cette période la prépondérance de l’Église, qu’ils ne conçoivent que dans un rôle réactionnaire et subordonné, soit au service de l’aristocratie contre eux, soit à leur service pour l’encadrement des masses ; certainement pas dans un rôle dirigeant et… objectivement progressiste. Ou peut-être leur mépris des masses productrices (ancêtres du prolétariat) les conduit-il à ne voir dans la ‘ferveur religieuse’ populaire qu’ignorance et superstition, et non une claire et consciente alliance de deux classes contre les agissements d’une troisième, pour une société plus stable, 'juste', 'vivable' et prospère. Peut-être, enfin, que le ‘morcellement féodal’ qu’ils décrivent à cette époque ne désigne rien d’autre que l’absence de cet État centralisateur qui leur est si cher (et l’autonomie populaire qui en résulte !), la subsidiarité politique du bas vers le haut, le fait que le (titulaire) roi ‘de France’ ne règne réellement que d’Orléans à Compiègne, contesté par ses ‘vassaux’ jusque dans son propre Bassin parisien, alors que les systèmes féodaux du ‘Midi’ (duché d’Aquitaine, Gascogne, comté de Toulouse, royaume de Bourgogne-Provence etc.) fonctionnent beaucoup plus harmonieusement… Il faut dire que la ‘Paix de Dieu’ est d’abord, très largement, partie du ‘Midi’ occitan, où il restait des traces romaines de droit écrit, de contrat et de formalisme juridique ; face à la treue germanique du Nord (‘engagement’ d’homme à homme), qui n’avait guère d’autre sanction que le règlement de compte en cas de manquement. En résumé, peut-être la bourgeoisie a-t-elle un peu de mal à concevoir une société décentralisée, à forte autonomie populaire locale et sous hégémonie ‘cléricale’, c’est-à-dire, peut-être, animée par d’autres valeurs que vendre sa force de travail ou (surtout) exploiter celle des autres pour en retirer un profit !
Ceux et celles qui ont été à l’école se souviennent sous quels traits effroyables Voltaire, ce grand ‘saint laïc’ de notre République (pour qui Philippe Val continue à se prendre le matin en se rasant, mais qui a aussi donné son nom à deux sites internet… d’extrême-droite, le ‘réseau’ de Thierry Meyssan et le ‘boulevard’ de Robert Ménard), décrivait dans Candide les ‘réductions’ (missions) jésuites du Paraguay, qui étaient en réalité des communautés indigènes autonomes sous ‘parrainage’ religieux, au fonctionnement extrêmement juste et démocratique. Il ne mettait pas la même ardeur à dénoncer la traite esclavagiste, dans laquelle il trempait au demeurant ; d’ailleurs, ce sont justement des marchands d’esclaves espagnols et portugais, à la solde des hacenderos/fazeinderos (grands propriétaires fonciers) et avec l’appui de leurs monarchies respectives, qui ont liquidé les ‘réductions’ à l’époque même où Voltaire écrivait !
En fait, lorsque l’on met l’Histoire ‘grand public’ bourgeoise en perspective avec la réalité historique (soigneusement confinée dans les couloirs décrépis du CNRS, section ‘histoire des sociétés’), l’on s’aperçoit que la bourgeoisie a en réalité dépeint les ‘âges obscurs’ médiévaux sous les traits… de la période dont elle est directement issue et dont elle a profité pour devenir ce qu’elle est : la première crise générale de la féodalité (13e-15e siècles) qui a donné naissance à l’État moderne, puis la survie artificielle (15e-18e siècles) de celle-ci sous l’absolutisme et sa deuxième crise générale (des Guerres de Religion à 1789), conduisant aux révolutions bourgeoises. L’Inquisition avec ses chambres de tortures raffinées n’apparaît qu’en 1199 et ne se développe réellement qu’un voire deux siècles plus tard… comme police et tribunal politique des grandes monarchies étatiques modernes. C’est au début du 17e siècle qu’une Papauté aux abois (notamment face à la Réforme protestante) brûle Giordano Bruno, menace d’en faire autant avec Galilée et emprisonne Campanella pendant 27 ans, moins pour leurs découvertes scientifiques (qui finiront par être admises par l'Église) ou leurs thèses philosophiques au demeurant plus ou moins discutables (Campanella) que parce que leurs conclusions tendent vers l’inexistence d’un Dieu créateur, ‘pensant’ et ‘commandant’, et donc vers l’illégitimité de ses ‘lieutenants’ sur terre : Pape et monarques (et bon, Calvin à Genève, avec l'exécution effroyable de Michel Servet pour critique du dogme de la Trinité, c'était "pas mal" non plus !).
Ce n’est pas avant le 15e, et surtout au 16e et encore 17e siècle que l’on pourchasse et brûle massivement ‘sorcières’ et ‘sorciers’, ‘guérisseurs’, ‘sodomites’ (alors que les Églises chrétiennes du Moyen Âge célébraient fréquemment des sortes de ‘Pacs’ entre personnes du même sexe), supposés ‘loups-garous’ etc. etc. ; bref toutes les dernières expressions de la culture communautaire traditionnelle à la campagne, sans oublier les ‘hérétiques’ (contestataires sociaux avant tout, qui ne sont pratiquement pas persécutés avant le 13e siècle, de même que les Juifs). C’est à partir du 14e siècle (Guerre de Cent Ans) et jusqu’au… 17e voire début du 18e siècle que les guerres incessantes déciment la population à coup de famines et d’épidémies. Et à la même époque que l’arbitraire de l’administration royale ou seigneuriale (devenue un rouage de la première) et la pression des impôts et autres taxes font se multiplier les révoltes populaires… Tout cela, la bourgeoisie de 1789 et postérieurement l’a bien entendu rejeté et condamné. Mais ses aïeux de l’époque en ont-ils fait autant ? Certainement pas : ils avaient certes leurs contradictions avec la monarchie absolue et sa Cour d’aristocrates parasites, mais ils s’appuyaient bien confortablement sur elle pour écraser tout ce qui dans les masses ressemblait à un début de ‘dissidence’ et de perturbation de l’ordre social, et pour étendre le territoire du royaume (leur ‘grand marché’ et base première d'accumulation !) par la guerre. Alors hypocritement, comme toute classe dominante qui réécrit l’Histoire à son avantage, elle met en avant une série de personnages (d’Étienne Marcel à Voltaire) pour exagérer son rôle de ‘contestation’ sous l’absolutisme, alors qu’elle a généralement appuyé celui-ci contre la féodalité locale (même si dans les nations annexées comme la Bretagne ou l’Occitanie/Arpitanie l’inverse a aussi été vrai) jusqu'à ses ultimes et indépassables limites historiques des années 1780 ; et elle fait de la féodalité une ‘longue nuit’ sans le moindre ‘apogée’ progressiste… Il ne s’agit pas pour nous de faire du milieu du Moyen-Âge (l'An 1000) un ‘paradis perdu’ et encore moins (comme pourraient le dire certains) de vouloir y revenir mais seulement, dans une démarche révolutionnaire scientifique, de rendre justice aux faits !
[1] Compréhension du monde issue de l’activité productive, sociale, et qui exprime même de manière « embryonnaire » les intérêts réels des producteurs - lire par exemple ici
[2] Lire notamment ici (il y a quelques inexactitudes historiques et une vision quelque peu ‘angélique’ de la révolution bourgeoise cromwellienne, notamment son caractère colonialiste ANGLAIS et son génocide en Irlande, mais bon…) : http://www.lutte-ouvriere.org/la-revue-lutte-de-classe/serie-actuelle-1993/grande-bretagne-grande-propriete ; partie ‘Écosse : la révolution importée’ (mais le reste aussi, notamment sur la situation à Londres, est édifiant !). La principale source de l'article est le chapitre XXVII du Capital de Marx : L'expropriation de la population campagnarde
Les Douze Articles, rédigés en 1525, de la Guerre des Paysans qui a secoué le Sud de l'Allemagne, la Suisse mais aussi le Nord-Est de l'Hexagone (Alsace, Lorraine, Franche-Comté) à cette époque, offrent également dans les doléances qu'ils expriment une bonne illustration des processus alors en cours (accaparement des terres jusque-là communautaire, poids grandissant des prélèvements seigneuriaux et ecclésiastiques etc.) : http://www.recherche-clinique-psy.com/spip.php?article193
[À lire aussi, très intéressant pour compléter et aider à la compréhension de tout cela : Samir-Amin-developpement-inegal-et-question-nationale.pdf]
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