• État bourgeois contemporain, questions nationales et luttes de classe : l'Italie


    Nous poursuivrons - et conclurons - notre 'tour d'horizon' européen sur la question État/Nations/Luttes de classe, par l'exemple de notre voisin d'outre-Alpes, cher à notre cœur et, normalement, à celui de tous les révolutionnaires communistes : l'ITALIE ; l'Italie de Gramsci, de l'une des plus glorieuses Guerres partisanes antifascistes d'Europe et des rouges années 1970 avec Lotta Continua, les Brigades rouges et d'autres glorieux combattants rouges encore ; l'Italie de nos camarades du (nouveau) PCI et du PCmI que nous saluons... 

    Il faut reconnaître qu'il n'est pas facile, là-bas, d'aborder avec des camarades du mouvement communiste la question "Italie : État/construction bourgeoise ou nation ?". Le sujet est sensible ; les esprits progressistes et révolutionnaires sont marqués par les sinistres exemples du séparatisme 'padan' fasciste de la Ligue du Nord (dans les années 1990, ralliée depuis au 'fédéralisme') ou du séparatisme sicilien piloté par la Mafia et la CIA à la fin des années 1940. L'Unification reste un mythe culturel progressiste important et le nom de Garibaldi, bien que le fascisme se réclamât lui aussi de son héritage, fut donné aussi bien à la Brigade italienne de la Guerre antifasciste d'Espagne qu'aux forces partisanes communistes (Brigades Garibaldi) qui luttèrent héroïquement contre le fascisme et le nazisme, dans le Nord du pays, entre 1943 et 1945. C'est pourtant, aussi, dans ce pays que la question a commencé à être le plus sérieusement abordée à l'époque de la 3e Internationale, avec le - sans doute - plus brillant intellectuel communiste ouest-européen de cette époque, Antonio Gramsci, lui-même né en Sardaigne. Celui-ci aborda notamment, en profondeur, la fameuse question méridionale, question structurelle dans l'organisation politique, économique et sociale de la péninsule ; prônant pour sa résolution une "République fédérale des ouvriers et des paysans" (il fut malheureusement arrêté à ce moment-là et jeté en prison, laissant son travail inachevé).

    Qu'en est-il réellement ? Pour nous faire une idée précise, observons quelques cartes. Sur le plan culturel et linguistique, la carte ci-contre nous fait apparaître nettement :

    italie-dialectes-map- de petites minorités nationales périphériques, qui ne sont globalement pas remises en cause par le mouvement communiste italien (contrairement à ce que peut être la situation en 'France') : dans l'arc alpin avec les Occitans du Piémont, les Arpitans du Piémont et du Val d'Aoste, les dialectes germaniques de quelques vallées des Alpes centrales et bien sûr du Sud-Tyrol, les langues rhéto-romanes (ladin, frioulan) et slaves (slovène) des Alpes orientales ; et puis bien sûr la nation SARDE de Gramsci, dans l'île de Sardaigne.

    - le Midi de la péninsule, véritable carrefour de la Méditerranée, a la particularité d'abriter de très nombreux 'îlots linguistiques' : albanais (ayant fui la domination ottomane) des Abruzzes à la Sicile en passant par la Calabre ; grecs dans les Pouilles et en Calabre ; croates en Molise ; l'on compte en outre (suite à des migrations au Moyen-Âge) quelques villages occitans dans les Pouilles et arpitans en Calabre. En Sardaigne, la ville d'Alghero et ses alentours parlent catalan. Au sud de la Sicile, plus proche d'ailleurs de la Tunisie que de celle-ci, l'île de Pantelleria parle un dialecte de type sicilien mais compte de nombreux noms de lieux arabes, car elle fut longtemps aux mains de ceux-ci. Son propre nom vient de Bent el-Riah, 'fille du vent'.

    - mais enfin, dans le reste de l'État italien, l'on voit nettement se dessiner trois grands groupes de dialectes : un groupe au Nord (gallo-italique et vénitien), un groupe central (Toscane d'où vient l'italien littéraire, l'italien 'officiel' d'aujourd'hui, Ombrie, Marches, nord du Latium) et un groupe méridional ; l'on pourrait éventuellement ajouter un quatrième groupe 'extrême-méridional' (Sicile, sud de la Calabre et Salento - le sud des Pouilles).

    Ces dialectes forment dans une large mesure un diasystème, c'est-à-dire qu'ils sont largement intercompréhensibles les uns avec les autres. Si une frontière linguistique (d'intercompréhension) doit passer, c'est sur une ligne allant de La Spezia à Rimini (au Nord, c'est la fameuse 'Padanie' de la Ligue du Nord d'Umberto Bossi...). D'une manière générale, depuis l'Unification de 1859-70, l'italien littéraire toscan s'est massivement imposé comme langue de communication à travers toute la péninsule, même si les dialetti restent, 'en famille' ou 'au village' et 'entre amis', largement plus connus et pratiqués (notamment par les jeunes générations) que dans l'entité 'France'.

    De toute manière, comme chacun le sait, la communauté de langue et de culture ne 'suffit' pas à définir une nation : c'est un élément mais il en faut d'autres ; il existe des nations différentes parlant une même langue, comme les Anglais et les Américains ou les Brésiliens et les Portugais, et des nations qui sont des réalités subjectives incontestables (Bretagne, Écosse) tout en parlant plusieurs langues. Mais il est néanmoins possible de se demander s'il y a réellement une nation italienne ou si l'Italie ne forme pas, plutôt, un 'groupe' de nations 'sœurs'...

    Sur le plan politique, comme nul(le) ne l'ignore, l'Italie fut unifiée une première fois dans l'Antiquité par Rome qui étendit ensuite son Empire (et sa langue, et sa culture) bien au-delà, à tout le pourtour méditerranéen et à une grande partie de l'Europe. Il n'était de toute façon pas possible de parler de nations au sens moderne - marxiste-léniniste - à cette époque. Peut-être qu'avec le haut niveau de forces productives atteint sous l'Empire romain, un début de mutation de l'économie mercantile vers le capitalisme (de marchandise->argent->marchandise vers argent->production/vente->plus d'argent) a pu commencer à développer des réalités approchantes ; mais dans tous les cas, tout cela a été balayé par les grands bouleversements qu'a connus l'humanité euro-méditerranéenne entre le 3e et le 8e siècle de l'ère chrétienne.

    État bourgeois contemporain, questions nationales et luttes de classe : l'ItalieAprès la chute de l'Empire, l'Italie resta quelques temps unifiée sous le 'patriciat' des Ostrogoths ; et puis... elle ne forma JAMAIS PLUS une unité politique jusqu'au Risorgimento du 19e siècle. Le Nord fut le royaume des Lombards puis (avec Charlemagne) passa sous l'autorité des Francs, puis du Saint-Empire (royaume d'Italie) avant de se désintégrer (vers 1200) en une mosaïque de petits États princiers et de républiques aristocratiques (comme les 'républiques maritimes' de Gênes, Pise, Venise etc.), dont le royaume de 'France' et l'Empire germanique se disputèrent la tutelle (Guerres d'Italie) ; tandis que le Sud fut sous influence byzantine (6e-9e siècles) puis byzantine et arabe (en Sicile, 830-1091), puis normande (mais maintenant l'héritage politico-culturel arabe et byzantin pendant encore près de deux siècles) puis, après une brève parenthèse "française" (Charles d'Anjou, 1266-1282) se terminant par les "Vêpres siciliennes", arago-catalane et de là 'espagnole' (13e-18e siècles, les ambitions françaises ne se démentant cependant jamais depuis les Capétiens - Guerres d'Italie - jusqu'à la Révolution et Napoléon) ; et qu'au centre la Papauté construisait son État séculier depuis Rome jusqu'à l'embouchure du Pô en passant par l'Ombrie... Nous avons très clairement là la source de deux des grands aspects structurels de l'Italie contemporaine (en laissant de côté les questions nationales 'aux marges' de l'État) : le clivage Nord/Sud et l'influence politique du Vatican. Et il va de soi que cette division politique, avec les guerres et autres 'droits de passage' qu'elle entraînait, n'a pas vraiment facilité la communauté de vie économique productive qui est un autre élément essentiel de la construction nationale. Sur ce plan, l'on pourrait globalement distinguer un ensemble 'padan' bien délimité par les Alpes et l'Apennin (avec les régions 'particulières' que sont la Ligurie et la Vénétie) ; un ensemble 'toscano-romain' qui est l'Italie 'des arts et des lettres', du Quattrocento, l'Italie 'médicéenne' qui a donné sa langue à la construction 'nationale' ; et puis l'ancien royaume de Naples (ou des 'Deux-Siciles') qui est le fameux Mezzogiorno 'à problèmes' (plus la Sardaigne, longtemps 'espagnole' avant de devenir piémontaise au 18e siècle).

    L'Italie ne se constitua pas, ni aux 13e-14e siècles ni plus tard, en grand État moderne (pour les raisons que vous lirez ci-dessous) ; sa construction comme État que nous connaissons actuellement est exclusivement le fruit de l'époque (finale) des révolutions bourgeoises, et encore : même la domination de la Révolution bourgeoise 'française' n'unifia pas la péninsule (il y avait des départements 'français' du Piémont jusqu'à Rome (!), une 'République cisalpine' puis 'Royaume d'Italie' au Nord et le royaume de Naples au Sud). Le Risorgimento, comme le libéralisme 'espagnol' de la même époque, fut typiquement à la fois un produit de l'influence de la Révolution bourgeoise 'française' et de la réaction (nationale) contre celle-ci.

    L'INTÉRÊT, dans ce 'cas d'étude' italien, c'est que nous disposons en français (traduit par nos soins) d'un point de vue DIRECTEMENT ISSU du mouvement communiste de l'État en question : le chapitre 2 du Manifeste Programme de nos camarades du (nouveau) PCI. Cette analyse, il faut bien le dire, alors que nous traduisions le Manifeste Programme, a été pour nous FONDAMENTALE dans notre prise de conscience de la manière dont se sont construits, à la fois parallèlement et en contradiction, les grands États européens actuels et les nations qui les peuplent ; et de comment les révolutions bourgeoises dans la plupart de ces grands États européens ont été menées par une fraction dominante et géographiquement basée de la classe bourgeoise qui a (de ce fait) 'plié' à ses intérêts l'organisation sociale territoriale des États ainsi construits (contradiction Centre/Périphéries). Nous avons simplement étendu ensuite cette analyse, par analogie, à la construction de notre État 'France' et à la question nationale qui nous concerne, celle de l'Occitanie.

    Nous offrons donc à votre lecture ce précieux document communiste :

    2.1.1.  La fondation et le contexte du mouvement communiste en Italie

    salerno-protagonista-al-premio-italia-medievale-24383C’est en Italie qu’a commencé à se développer le mode de production capitaliste actuel, qui au cours des siècles suivants s’est étendu à toute l'Europe, et de celle-ci au monde entier.

    Celui-ci se développa à partir de la petite production mercantile qui vivait à la marge et dans les plis du monde féodal, de la richesse monétaire concentrée dans les mains du clergé et des seigneurs féodaux, du luxe et du faste de l'Église et des cours féodales les plus avancées. Déjà, au XIe siècle, Amalfi et d’autres communes de la péninsule avaient développé une économie capitaliste à un niveau relativement élevé. La forme principale du capital était le capital commercial, que nous avons déjà décrit dans le chapitre 1.1.2 de ce Manifeste Programme. À partir de là, le développement du mode de production capitaliste se poursuivit durant quelques siècles dans diverses parties de la péninsule.

    Pisa.jpgLe développement du capitalisme fut, sur le plan politique, à la base des guerres qui sévirent du  XIe au XVIe siècle dans la péninsule, entraînant la ruine de beaucoup de familles nobles et de cours féodales, et portant dans la péninsule un coup irrémédiable au système féodal. Dans le domaine culturel, il fut à la base de la foisonnante culture de l’époque et de l'influence que, pour la deuxième fois dans son histoire, l'Italie eut en Europe et dans le monde (78). La raison à la base des contradictions politiques et culturelles des XIe-XVIe siècles est la lutte entre le mode de production capitaliste naissant et le monde féodal qui opposait une résistance acharnée, d’autant plus qu’il trouvait du soutien et des ressources dans les relations avec le reste de l'Europe alors plus arriérée. Ce n’est qu’à la lumière de cette lutte que les différents épisodes de la vie politique et culturelle de l'époque cessent d'être une succession et une combinaison d'évènements fortuits et arbitraires, et qu’émerge le rapport dialectique qui les unit (79).

    La Papauté a été la principale raison pour laquelle, dans la péninsule, ne s’est pas formée une vaste monarchie absolue, lorsqu’elles se formèrent dans le reste de l'Europe, au cours des XVe et XVIe siècles. Étant donnée la force qu’avait alors la Papauté, il était encore inconcevable qu’une unité étatique de la péninsule se construise en éliminant l'État Pontifical. D'une part, il ne convenait ni aux autres puissances européennes, ni à la Papauté que la péninsule soit unifiée politiquement sous la souveraineté du Pape. Pour les autres États européens, il était intolérable qu’un État combine l'autorité internationale de la cour pontificale avec les moyens politiques et économiques d'un État comprenant la péninsule entière.GuerreItalia

    D'autre part, pour se mettre à la tête d'un vaste pays, comprenant des régions économiquement et intellectuellement déjà très avancées dans le développement bourgeois, la Papauté aurait dû se transformer à l’image des autres monarchies absolues. Cette transformation l'aurait entraînée dans un destin analogue à celui des autres dynasties européennes. Cela était incompatible avec son rôle international et avec sa nature intrinsèquement féodale (80). Ainsi, les initiatives prises par les Papes pour se mettre à la tête de l’unification de la péninsule furent sporadiques et velléitaires.

    Dans la péninsule, la lutte entre le mode de production capitaliste naissant et le vieux monde féodal connut un tournant au XVIe siècle.

    Avec la Réforme protestante, la Papauté avait perdu et allait perdre son pouvoir sur de nombreux pays européens. Dans la péninsule, par la Contre-réforme, elle se mit avec décision à la tête des autres forces féodales, sortit victorieuse d'une lutte acharnée et imposa un nouveau système social.

    Dans ce système, les institutions et les courants bourgeois étaient étouffés ou brimés, et les résidus féodaux (en premier lieu la Papauté) occupaient le poste de commandement. Il fut toutefois impossible de rayer d’un trait de plume tout ce qui s'était déjà produit. D’autant plus que les éléments, les institutions et les porte-paroles du développement bourgeois dans la péninsule (relations commerciales, économie monétaire, recherche scientifique, libertés individuelles, etc.) trouvaient des ressources dans les relations avec le reste de l'Europe, à présent plus avancé.

    La Contre-réforme aspirait à être un mouvement international, elle ne pouvait donc pas couper tous les liens entre la péninsule et le reste de l'Europe. La Papauté elle-même, pour triompher, avait dû favoriser l'intervention des États européens dans la péninsule. Mais dans le reste de l'Europe, l'influence de la Contre-réforme fut soit nulle (dans les pays protestants, hostiles à la Papauté) soit atténuée (par les intérêts des monarchies absolues). Donc, le développement du capitalisme et de la société bourgeoise connexe continua et maintint son influence sur la péninsule entière. Là aussi continua donc, bien que dans des conditions différentes, la décadence des institutions et des relations féodales. Cependant, celles-ci étant à la direction du pays, leur décadence détermina alors la décadence du pays entier, décadence par rapport aux autres pays européens dont l'Italie ne se remit même pas avec le «Risorgimento» au XIXe siècle, et de laquelle elle ne s'est pas encore remise (d’où ce que l’on appelle ‘impérialisme pauvre’, ‘anomalie italienne’, etc.).

    La victoire de la Contre-réforme bloqua dans la péninsule le développement des rapports de production capitalistes. Elle réprima et, de diverses manières, réduisit l'activité d'entreprise de la bourgeoisie. Elle la conduisit à renoncer en tout ou partie aux affaires et à se transformer en propriétaire terrienne même en maintenant sa résidence dans les villes. Par la réforme du clergé, et grâce aussi à la disparition du rôle politique propre des propriétaires terriens féodaux, elle renforça l'hégémonie de l'Église sur les paysans (81).

    Elle établit le monopole de l'Église dans la direction spirituelle des femmes et dans l'éducation des enfants de toutes les classes. La séparation des activités manufacturières de l'agriculture, mise en œuvre par les capitalistes, fut interrompue. Les industries qui continuèrent à subsister et dans quelques cas même, avec difficulté, à se développer, ne purent avoir comme clients les paysans qui constituaient pourtant l'immense majorité de la population. La séparation économique entre la campagne et les villes fut accentuée.

    Dans les grandes lignes, pendant les trois siècles qui suivirent, l'économie de la péninsule fut partout fondée sur une masse de paysans rejetés hors de l'activité mercantile : ils produisaient, de manière primitive et dans le cadre de rapports serviles, tout ce qui leur était nécessaire pour vivre et ce qu’ils devaient fournir aux propriétaires, au clergé et aux Autorités. Les propriétaires terriens, en grande partie citadins, les Autorités et le clergé, soit qu'ils le consommaient directement, soit qu’ils commerçaient dans les villes ou à l'étranger ce qu’ils extorquaient aux paysans, dans tous les cas le dilapidaient parasitairement (82).

    Les villes avaient déjà et conservèrent une abondante population. Elle était composée de serviteurs, d'employés, de préposés aux services publics, de policiers, de soldats, de fainéants, de voleurs, de prostituées, d’artisans, d’intellectuels, d’artistes et de professionnels qui satisfaisaient, généralement rétribués en argent, aux besoins et aux vices des propriétaires terriens, des Autorités et du clergé. Les villes, en particulier dans le cas de Rome et de Naples, devinrent donc d’énormes structures parasitaires : elles consommaient ce que le clergé, les propriétaires terriens et les Autorités extorquaient aux paysans et ne leur donnaient rien en échange.

    Politiquement, l'Italie resta divisée en plusieurs États. Chacun d'entre eux devint, toujours plus, une version arriérée et sur une moindre échelle des monarchies absolues du reste de l'Europe. Pendant trois siècles, de la première moitié du XVIe siècle à la première moitié du XIXe siècle, la péninsule fut dominée politiquement, successivement par la France, par l'Espagne et par l'Autriche, selon les équilibres qui se formaient ailleurs, entre les puissances européennes. 

    L'Italie constitue donc un exemple historique de comment, lorsqu’un pays a développé un mode de production supérieur, si la lutte entre les classes porteuses de l’ancien et du nouveau mode de production ne se conclut pas par une transformation révolutionnaire de la société entière, elle se conclut par la commune ruine des deux classes (83).

    risorgimentoL'Italie comme État unique et indépendant a été créée il y a un peu plus de 150 ans, entre 1848 et 1870, lorsque le royaume de la maison de Savoie fut étendu à la péninsule entière. La bourgeoisie qui dirigea l'unification a donné le nom de « Risorgimento » à cette période et à son œuvre. Par cette somptueuse dénomination, elle prétendit représenter dans l’imaginaire collectif la résurrection d'une nation qui n'avait jamais existé, l'œuvre de construction d'une nation (« faire les Italiens », disait réalistement Massimo D'Azeglio) qu'elle ne pouvait en réalité pas accomplir, parce que cela aurait demandé la mobilisation de la masse de la population.

    Le mouvement pour l'unité et l'indépendance fut l’effet et le reflet de l'évolution générale de l'Europe, avec laquelle la bourgeoisie de la péninsule et ses intellectuels avaient maintenu un lien étroit, malgré la Contre-réforme. Il fut en particulier un aspect du mouvement mis en marche par la Révolution française de 1789 et culminant dans la Révolution européenne de 1848. Celle-ci conduisit de fait à l'unité et à l'indépendance de l'Italie et de l'Allemagne, les pays sièges des deux institutions politiques les plus typiques du monde féodal européen : la Papauté et le Saint-Empire romain germanique. 

    Au milieu du XIXe siècle, le mode de production capitaliste s'était déjà pleinement développé en Angleterre, en Belgique, dans de vastes zones de la France et ailleurs. Il avait érigé l'activité industrielle en secteur économique autonome de l'agriculture, et en avait fait le centre de la production et de la reproduction des conditions matérielles d'existence de la société. Il avait conquis dans une certaine mesure aussi l'agriculture, avait déjà clairement développé l'antagonisme de classe entre prolétariat et bourgeoisie et commençait déjà à entrer dans l'époque impérialiste.

    Proclamazione_della_Repubblica_Romana__nel_1849__in_Piazza_.jpgQuelle était, dans la péninsule, la position des différentes classes, par rapport au processus auquel le mouvement européen les poussait ? L'unification politique de la péninsule et le développement capitaliste de son économie comportaient par la force des choses l'abolition de l'État Pontifical et donc, de toute manière, allaient au détriment du clergé et du reste des forces et des institutions féodales. Mais l'entrave n'était plus insurmontable. La Papauté avait touché le fond de sa décadence. Le soutien des puissances européennes s’était largement réduit. Le reste des institutions féodales avait suivi la Papauté dans sa décadence. Nombre de familles nobles restantes étaient déjà assimilées à la bourgeoisie ou subordonnées à elle par des hypothèques et d'autres liens.

    La bourgeoisie italienne ne pouvait rester étrangère au mouvement européen qu'au prix de ses propres intérêts, lésée par la bourgeoisie des pays voisins qui était déjà entrée dans une phase d'expansion au-delà de ses frontières nationales. La bourgeoisie italienne avait donc tout à gagner à l'unification et à l'indépendance, mais le système social fixé par la Contre-réforme opposait directement une grande partie de celle-ci aux paysans. La population bariolée des villes dépendait économiquement du parasitisme des classes dominantes : elle était donc incapable d'un mouvement politique propre. Le prolétariat dans le sens moderne du terme était encore faible numériquement, et plus encore politiquement : il était donc exclu qu'il prenne la direction du mouvement. À Milan, où elle était la plus développée, la classe ouvrière fut la force principale de la révolution du 18 mars 1848, éleva les barricades et paya de sa personne, mais ce fut la bourgeoisie qui récolta les fruits de cette révolution là-aussi.

    Pour les paysans qui, au XIXe siècle, constituaient encore la plus grande partie de la population de la péninsule, les problèmes prioritaires étaient la possession de la terre et l'abolition des vexations féodales restantes. Ils étaient cependant dispersés, disposés à se laisser entraîner dans des révoltes chaque fois que d'autres en créaient l'occasion, mais intrinsèquement incapables de développer une direction propre, indépendante du reste de la bourgeoisie et du clergé. 

    Risorgimento, Giuseppe GaribaldiLe résultat de ces intérêts de classe contradictoires, fut que le mouvement pour l'unification et l'indépendance de la péninsule fut dirigé par l'aile conservatrice de la bourgeoisie, les modérés de la Droite dirigée par Cavour, sous le drapeau de la monarchie de Savoie. Celle-ci réussit à faire travailler à son service l'aile révolutionnaire et populaire de la bourgeoisie, la Gauche dont les représentants les plus illustres furent Mazzini et Garibaldi. Celle-ci, en effet, ne voulut pas se mettre à la tête des paysans. Le mouvement paysan, pour la terre et pour l'abolition révolutionnaire des vexations féodales restantes, chercha à s'imposer au cours de la lutte pour l'unification politique de la péninsule, mais il fut justement écrasé par la bourgeoisie en lutte pour l'unification et l'indépendance de la péninsule.  

    À cause de sa contradiction d'intérêts avec les paysans, la bourgeoisie unitaire dut renoncer à mobiliser la masse de la population de la péninsule pour améliorer ses conditions matérielles, intellectuelles et morales. Elle renonça donc aussi à établir son hégémonie, sa direction morale et intellectuelle sur la masse de la population. Cette réforme morale et intellectuelle de masse était cependant nécessaire pour un développement important du mode de production capitaliste. Mais l'intention de la réaliser se réduisit à des tentatives et efforts velléitaires de groupes bourgeois marginaux. Seule la mobilisation en masse de la population pour améliorer ses conditions pouvait en effet créer une nouvelle morale indépendante de la religion, qui tirait ses principes, ses critères et ses règles des conditions pratiques d'existence des masses mêmes. 

    L'histoire unitaire de notre pays est marquée dans tous ses aspects par ce développement, dans le Sud et dans les zones de montagne du Centre et du Nord plus qu'ailleurs. Ce fut le mouvement communiste naissant, avec ses ligues, ses mutuelles, ses coopératives, ses cercles, ses syndicats, ses bourses du travail, son Parti qui, dès l'époque du Risorgimento et ensuite, assuma le rôle de promoteur de l'initiative pratique des masses populaires et donc, également, de leur émancipation d'une conception superstitieuse et métaphysique du monde, et de leur émancipation de préceptes moraux qui dérivent de conditions sociales d'autres temps.

    Pas à pas se forma une avant-garde de travailleurs. Ceux-ci, au fur et à mesure qu'ils se libéraient de la fange du passé (soutenue par la force et le prestige de l'État, de l'Église et des autres Autorités et organisations parallèles de la classe dominante), avec des limites, des erreurs et des hésitations mais aussi avec ténacité, héroïsme et continuité, plutôt que d’utiliser la libération en termes d'émancipation et de carrières personnelles, s’organisèrent pour multiplier leurs forces, et répandre plus largement encore la réforme intellectuelle et morale nécessaire quartostato1.jpgpour mettre fin à la décadence inaugurée par la Contre-réforme. Une telle réforme est en fait, encore aujourd’hui, nécessaire pour sortir du marasme dans lequel la domination de la bourgeoisie impérialiste a mené notre pays, pour construire une Italie communiste. 

    En devant réaffirmer l'asservissement et l'exploitation de la masse des paysans, la bourgeoisie unitaire dut s'appuyer sur l'Église qui depuis longtemps assurait les conditions morales et intellectuelles de cet asservissement, et évitait donc qu'il soit nécessaire de recourir en permanence à la contrainte des armes et aux autres moyens coercitifs de l'Etat.

    La bourgeoisie réduisit au minimum indispensable les transformations qu’elle imposa à l'Église. Elle assuma la défense d'une grande partie des intérêts et des privilèges du clergé et paya, sous diverses formes, un rachat pour ceux que par la force de choses elle dut abolir. Elle assura en outre aux fonctionnaires, aux notables et aux dignitaires des anciens États le maintien des apanages, des privilèges et dans beaucoup de cas, même, des fonctions dont les anciens gouvernements les avaient dotés. Elle endossa pour le nouvel État les dettes contractées par les États supprimés. Enfin là où, avec le concours de l'Église et avec les forces ordinaires de son État, elle ne pouvait pas assurer la répression des paysans, elle la délégua à des Forces Armées locales (mafia sicilienne et organisations semblables), sous la haute protection et la supervision de son État (84).

    En résumé, à cause de sa contradiction d'intérêts avec les paysans, la bourgeoisie unitaire ne pouvait pas balayer les forces féodales restantes: la Papauté, son Église, la monarchie, les grands propriétaires fonciers agraires et les autres institutions, sectes, ordres, congrégations et sociétés secrètes du monde féodal. Elle opta pour leur intégration graduelle dans la nouvelle société bourgeoise. C’est effectivement ce qui advint. Mais celles-ci, en s’intégrant, ont à leur tour marqué et pollué à perpétuité les principaux aspects politiques, économiques et culturels de la formation socio-économique bourgeoise italienne. Les bourgeois italiens sont restés au milieu de la route, entre leur rôle de « fonctionnaires du capital », voués à investir le profit extorqué aux travailleurs pour augmenter ultérieurement la production, et les habitudes du clergé et des autres classes dominantes féodales, thumb.php.jpegvouées à employer pour leur luxe et leur faste ce qu’elles extorquent aux travailleurs. Telle est la base de l'’anomalie italienne’, de la spécificité que la bourgeoisie italienne présente par rapport à la bourgeoisie des autres pays européens : sa - tant déplorée - insuffisante propension à l'investissement productif, à la recherche, au risque, etc. (82)

    Le Risorgimento fut donc un mouvement anti-paysan. Les paysans, c'est-à-dire l'immense majorité des travailleurs de la péninsule, n'eurent non seulement ni la terre ni l'abolition des vexations féodales restantes, mais ils durent supporter, en plus des obligations envers les anciens propriétaires, les nouvelles charges établies par le nouvel État : impôts et service militaire. Par conséquent, le Risorgimento provoqua parmi les paysans un état endémique de rébellion. Pendant des années, ils formèrent partout une masse de manœuvre pour ceux qui, dans les rangs de la noblesse et du clergé, s'opposaient à l'unification de la péninsule ou, plus concrètement, faisaient chanter les Autorités du nouvel État par la menace de mobiliser les paysans contre elles (85). Ce rôle des paysans ne diminua que lorsque, et dans la mesure où, la classe ouvrière établit sa direction sur leur mouvement de rébellion contre les conditions intolérables auxquelles la bourgeoisie unitaire les avait réduits, et les intégra dans le mouvement communiste. 

    Im88b.gifLe Risorgimento ne fut pas directement une révolution dans les rapports sociaux. Il instaura cependant dans la péninsule une organisation politique différente (l'unification politique) et détermina une insertion différente de celle-ci dans le contexte politique et économique européen. La bourgeoisie unitaire ouvrit la voie à une série de transformations et d'œuvres (réseau de communication routier et ferroviaire, système scolaire national, Forces Armées et de police, développement industriel et scientifique, système hospitalier et d’hygiène publique, travaux publics, appareil et frais de représentation de l'État, etc.) qui modifièrent les rapports de production que la Contre-réforme avait fixés. Avec le renforcement général des relations commerciales et capitalistes et avec l'expansion des travaux publics, le marché des terres reçut une grande impulsion. La terre devint un capital, et son rendement fut confronté avec celui des capitaux investis dans les autres secteurs (86). Ceci et le développement des échanges internes et internationaux transformèrent toujours plus les rapports, dans les campagnes, entre propriétaires et paysans en rapports mercantiles et capitalistes. L'expulsion massive des paysans du travail agricole qui s’ensuivit, le recrutement de paysans pour les travaux publics, l'émigration à l'étranger, le développement industriel dans les villes du Nord et les migrations internes changèrent la composition de classe du pays.

    Non seulement, donc, les masses paysannes ne furent pas mobilisées pour transformer leur condition, mais elles subirent, à travers des péripéties et des souffrances inénarrables, la transformation que la bourgeoisie leur imposait par la force de ses rapports économiques et de son État. L'Italie devint brigantaggio.jpgmalgré tout un pays impérialiste. Dès lors, parler de « terminer la révolution bourgeoise » en Italie, dans un sens différent de celui valant pour tout autre pays européen, et aller pêcher les « résidus féodaux » pour soutenir une telle ligne, est devenu le drapeau de l'opportunisme renonçant à l'unique transformation ultérieure que le mouvement communiste pouvait et devait accomplir dans notre pays : la révolution socialiste (87).

    La révolution bourgeoise anti-paysanne est à l’origine de la naissance de la « question paysanne ». Celle-ci ne fut résolue que dans les vingt années suivant la Seconde Guerre mondiale, par l'élimination des paysans. Mais elle est également à l’origine de la « question méridionale », de la « question vaticane », du rôle politique et social d'organisations armées territoriales semi-autonomes de l'État central comme la mafia sicilienne, et d'autres caractéristiques spécifiques de la bourgeoisie italienne qui persistent encore aujourd’hui.

    2.1.1.1.  La révolution bourgeoise inachevée

    Avec l'unification, la bourgeoisie maintint en vie beaucoup des vieilles institutions, relations et habitudes féodales avec leur localisme, en se contentant de leur superposer les organismes du nouvel État. Elles ne furent que progressivement absorbées dans la nouvelle société bourgeoise.

    Ainsi fut longtemps conservée la diversité sociale des différentes régions et, en partie, celle-ci demeure toujours, bien que dans les vingt années suivant la Seconde Guerre Mondiale, la masse des paysans ait été expulsée des campagnes et que des millions de personnes aient été forcées à migrer du Sud au contadiniNord et du Nord-Est au Nord-Ouest. Là est la raison pour laquelle en Italie, les contradictions entre classes et les contradictions entre secteurs productifs sont régulièrement devenues des contradictions territoriales et ont mis en danger l'unité de l'État (mouvements fédéralistes et sécessionnistes). La question de la grande industrie a été, pendant des décennies, principalement la question de la Lombardie, du Piémont et de la Ligurie ; la question de la petite et moyenne entreprise a été principalement la question de la Vénétie et de l'Emilie-Romagne ; la question du latifundium, de la petite production avec son monde bariolé de petits patrons, de travailleurs autonomes et salariés, de semi-prolétariat et d’emploi public, a été principalement la question des régions méridionales (88). Les caractères spécifiques des différentes régions et zones demeurent en partie et le mouvement communiste doit en tenir compte, aujourd'hui dans la lutte pour instaurer le socialisme et demain dans le système que la révolution socialiste instaurera. En particulier, nous devons appuyer et favoriser par principe les mouvements nationaux (Sardaigne, Sud-Tyrol, etc.) : indépendamment de la capacité des petites nations à s'élever effectivement à la vie autonome, leur mouvement est aujourd'hui un aspect important de la lutte des masses populaires contre la bourgeoisie impérialiste, pour la défense et l'élargissement de leurs droits démocratiques.  

    contadini_dopo.jpgL'Église fut la principale bénéficiaire du caractère anti-paysan du Risorgimento. La bourgeoisie ne mena pas avec énergie et, par sa nature même, ne pouvait pas mener avec succès, une action pour éliminer ou au moins réduire l'hégémonie morale et intellectuelle que l'Église avait sur les paysans, sur les femmes et sur une partie de la population urbaine. Son initiative fut presque nulle sur le plan moral, sur le plan du comportement individuel et social, pour promouvoir une morale adaptée aux conditions de la société moderne. La bourgeoisie renonça à formuler et à promouvoir en termes de morale (c’est à dire de principes et de règles régissant le comportement individuel) le système de relations sociales (de la société civile) que son État défendait par la violence et exprimait en termes juridiques dans sa législation.

    Le peu que la bourgeoisie fit, avec l'école publique, eut des effets limités car ne concerna que l'école fréquentée par une minorité des nouvelles générations. L'analphabétisme, l'influence de l'Église dans les écoles inférieures, spécialement dans les campagnes, et la permanence d’un vaste système de collèges et d’écoles gérées par le clergé prolongèrent l'hégémonie de l'Église dans la formation intellectuelle et morale des nouvelles générations. L'État se limita à former les candidats à la couche supérieure de la classe dominante : celle-ci, par la force des choses, pour être un tant soit peu à la hauteur de ses tâches, devait avoir une formation intellectuelle et morale différente de celle qu’à travers l'Église, la bourgeoisie imposait aux classes populaires et aux femmes en général.

    operai.jpg Non seulement manquèrent totalement, dans le Risorgimento et dans les décennies suivantes, la mobilisation en masse de la population pour améliorer ses conditions économiques, l’instruction, les conditions hygiéniques et sanitaires etc., et pour promouvoir tous les autres aspects de l'initiative de masse, que seule une révolution paysanne et la confiance en soi confortée par les résultats auraient développé chez des millions d'individus ; mais il y eut même un effort conjoint de l'Église, de l'État et d'une grande partie de la classe dominante pour mortifier, réprimer et décourager l'initiative pratique et, par-dessus, l'émancipation morale et intellectuelle de la masse des hommes et des femmes. L'émigration de la campagne vers les villes fut systématiquement utilisée pour renforcer l'hégémonie ecclésiastique également dans les villes : les paroisses exploitèrent leur rôle d'agences pour l’emploi afin d’étendre le contrôle ecclésiastique sur les ouvriers et les autres travailleurs des ville.

    La lutte de la bourgeoisie pour un renouvellement moral et intellectuel général du pays se réduisit à des initiatives privées non-coordonnées et en grande partie sectaires et élitistes, idéalistes parce qu'elles comptaient sans le mouvement pratique qui seul aurait pu les transformer en initiatives de masse (89). Dans la société bourgeoise, il est possible de construire un parti sur une conception du monde et un programme politique, tandis qu’il n’est possible de mobiliser et d’unir les masses populaires que dans un mouvement pratique, pour un objectif pratique, qui en l’occurrence aurait été l'amélioration de leur condition par la conquête de la terre et l'élimination révolutionnaire des vexations féodales restantes, objectif que l'aile gauche de la bourgeoisie unitaire ne sut pas vraiment assumer (90).

    1861-03-17-briganti-2.jpgS’ajoutèrent, à tout cela, la durable opposition qui s'instaura alors et se maintint ensuite entre la masse de la population et les Autorités du nouvel État, qui se présentaient uniquement ou principalement dans les habits du carabinier, du percepteur d'impôts ou de l'huissier, le service militaire obligatoire au service d'un État ennemi imposé après l'Unité, l'incitation à la rébellion et le boycottage promus pendant longtemps par l’Église et d'autres groupes anti-unitaires dont la bourgeoisie avait intégralement respecté le pouvoir social (richesse, prestige et souvent même, charges publiques). En particulier, l'Église obtint d'une part des richesses, des privilèges et du pouvoir du nouvel État, et de l'autre se donna des airs de protectrice et de porte-parole des masses populaires face aux Autorités du nouvel État, dans une position systématique de chantage.

    La législation du nouvel État et, encore plus, son application et l’activité pratique des Autorités du nouvel État et de son Administration Publique, défendirent les intérêts de l'Église et soutinrent son intégration dans les nouvelles conditions de la richesse du pays. L'Église et son « aristocratie noire » romaine transformèrent, aux conditions dictées par elles-mêmes, leurs propriétés terriennes et immobilières traditionnelles en nouvelle richesse financière.

    L'insuffisante disponibilité de capitaux pour investissements a été une lamentation qui a accompagné toute l'histoire de notre pays après l'Unité et que les historiens bourgeois, cléricaux ou non, ont versé, complaisants, dans leurs traités d'histoire en justification de la misère persistante d’une grande partie de la population et de la subordination économique et politique de l'Italie à la bourgeoisie allemande, française et anglaise. En effet, les capitalistes entrepreneurs et même l'État durent largement recourir à des banques de prêt et d'investissement étrangères et aux Bourses étrangères pour financer les investissements et la Dépense Publique. En réalité, lorsque débuta le Risorgimento, l'économie biennio2.jpgmonétaire était déjà très développée en Italie et la richesse monétaire du pays était abondante et concentrée. Mais elle ne fut employée que dans une mesure minimale pour les investissements capitalistes. Le caractère anti-paysan du Risorgimento empêcha précisément que se créent les conditions de classe et politiques nécessaires, pour que la richesse monétaire du pays se canalise vers le développement économique et civil du pays, et pour que l'imposition fiscale soit transparente, équitablement répartie et à la hauteur des frais de l’Administration Publique.

    Les propriétaires terriens continuèrent jusqu'au deuxième après-guerre à extorquer aux paysans les rentes et les prestations personnelles qu’ils leurs avaient extorqué avant l'Unité. Mais à quelle fin utilisaient-ils ces rentes ? Pour la plus grande partie, et l'Église en était l'exemple le plus macroscopique, les propriétaires terriens n’étaient pas des capitalistes qui investissaient dans des entreprises industrielles ce qu’ils extorquaient aux paysans. Ils étaient des parasites qui continuaient à dilapider comme ils le faisaient avant l'Unité, dans les villes ou à l'étranger. La spéculation financière, l'usure, la spéculation foncière et immobilière, les investissements financiers à l'étranger, la thésaurisation, les frais pour la consommation, le luxe et le faste des riches et la magnificence de l'Église et des Autorités publiques, leurs frais de représentation et de prestige continuèrent à absorber une large part de la richesse monétaire et des forces laborieuses du pays, exactement comme, parallèlement, la rhétorique, la théologie et l'art de la chicane continuèrent à absorber une large part de ses énergies intellectuelles.

    L'Église resta le centre initiateur et la source principale du parasitisme de la classe dominante qui, à travers mille canaux et capillaires, a pollué durant les 150 ans d'histoire unitaire et pollue encore aujourd'hui tout le pays, absorbe une grande partie de ses forces productives, occupe une grande partie de sa force de travail, impose son ombre et son empreinte maléfiques et dicte sa loi partout dans notre pays. Ce n’est pas par hasard qu’en Italie la bienfaisance, les faveurs et les aumônes ont toujours été et sont en proportion inverse aux droits des masses populaires et aux salaires. C’est le "conservatisme  charitable" : les travailleurs sont à la merci du bon cœur des riches, les riches ne doivent pas exagérer ; la culture féodale à laquelle l'Église a mis ses vêtements de fête : la doctrine sociale de l'Église ! Le pizzo (racket contre 1920_fabbriche_occupate.jpg‘protection’) que la mafia et autres organisations criminelles exigent, n'est autre que leur forme spécifique de cet état général d'exploitation parasitaire, qui a désormais conflué dans le parasitisme général de la bourgeoisie impérialiste (91).

    Plutôt que de trouver les ressources financières pour le développement économique en puisant dans les sacs de parasitisme qu’elle avait trouvé, jusqu'à les assécher, la bourgeoisie unitaire étendit la Dépense Publique pour financer et élargir le vieux parasitisme qui devint une nouvelle plaie. Ces frais s’ajoutèrent à ceux auxquels le nouvel État dût faire face pour créer les conditions d'un État moderne, indépendant et avec un minimum d'autorité dans le concert européen, et les augmentèrent : il suffit de considérer la pléthore d'officiers de grade supérieur et de fonctionnaires publics dès les premières années du Royaume, vu que celui-ci absorba une grande partie de la bureaucratie et des Forces Armées des États supprimés.

    Ensemble, les charges héritées – des anciens États – et les nouvelles gonflèrent énormément la Dépense Publique. Dans les premières décennies de l’Unité les impôts furent proportionnellement élevés et frappaient principalement les paysans. Ces impôts et le service militaire obligatoire augmentèrent encore plus leur hostilité envers le nouvel État. Ils créèrent un terrain favorable aux manœuvres et aux chantages des forces antiunitaires, en premier lieu du Pape et de l'Église qui étaient aussi les plus grands bénéficiaires de la politique de la bourgeoisie unitaire. L’hostilité des paysans, fruit des conditions objectives et aggravées par les incitations à la révolte des vieilles Autorités et en particulier de l'Église, rendit nécessaires de nouveaux frais pour l'ordre public (il suffit de penser au coût de la guerre contre le "brigandage") et la sûreté nationale.

    legaproletaria3.jpgUne autre lamentation qui a accompagné toute l'histoire de notre pays après l'Unité et que les historiens bourgeois, cléricaux ou non, ont versée complaisamment dans leurs traités d'histoire, est l’étroitesse du marché intérieur. Mais quelle fut la source d’une telle étroitesse ?

    Les paysans furent encore, pendant plusieurs décennies après l'Unité, jusqu'à l'après-guerre, la majorité de la population. Ils furent accablés au-delà de toute limite imaginable par les vieilles rentes et les nouveaux impôts. La charge globale doubla – environ - avec l'Unité, selon des évaluations crédibles (92). La situation des paysans fut aggravée par le fait qu’à un certain point, l'État, pour encaisser cet argent qu’il n'avait pas la force de prendre aux riches comme impôts, mit en vente aux enchères et en liquidation les terres domaniales et des couvents, supprimant sans la moindre indemnité les ‘usages civiques’ (pâture, ramassage de bois, etc.) dont les paysans jouissaient depuis des temps immémoriaux sur ces terrains. Les usages civiques, avec les cantines des couvents, avaient été des sources dont la masse des paysans, en particulier les plus pauvres et encore plus dans les années difficiles, avaient alors tiré de quoi survivre.

    Il est donc évident que dans ces conditions, les paysans n'achetaient ni équipement agricole et outillages pour améliorer la productivité de leur travail, ni biens de consommation. Ils se contentaient de peu et ce peu, ils cherchaient à le produire directement eux-mêmes (économie naturelle). De là, la cause première de l’étroitesse du marché intérieur.

    En effet, le marché intérieur était constitué 1. de la demande des capitalistes en investissements et de la Dépense Publique pour l’achat de marchandises, 2. de la demande des capitalistes et des classes parasitaires pour leur consommation propre, 3. de la demande de biens de consommation et d'outils de la part des familles et des travailleurs urbains, 4. de la demande de biens de consommation et d'outils de la part des familles paysannes. Le capital se crée une partie de son propre marché en incorporant les activités manufacturières auxiliaires et complémentaire de l'agriculture (filature, tissage, production d'outils, industrie du bâtiment, travail des produits agricoles, etc.) que dans le domaine d'une économie naturelle, les familles paysannes exercent pour elles-mêmes et pour leurs seigneurs ; et en les érigeant en secteurs productifs de l'économie mercantile et capitaliste, qui vendent leurs produits l'un à l'autre et aux familles paysannes (division sociale du travail). Cette dernière partie du marché intérieur était particulièrement importante pour le capitalisme italien post-unitaire, parce que les deux premières parties, par leur nature et par longue tradition, étaient dans une large mesure satisfaites par l’offre des pays plus avancés d'Europe. De plus, le rôle du marché intérieur fut accru par le fait que rapidement, après l'accomplissement de l'Unité de l'Italie, commença la Grande Dépression (1873-1895) avec la stagnation voire la réduction du marché étranger.

    2.1.1.2.  L'État à souveraineté limitée

    victor emmanuel IILe nouvel État n'affirma jamais pleinement sa souveraineté unique sur toute la population vivant à l’intérieur de ses frontières, bien que celle-ci ne jouisse que de peu ou d’aucune autonomie locale. Il n’eut jamais la volonté d'instaurer sa souveraineté unique, ni n’eut la confiance d'avoir la force pour le faire. Dans le Centre et dans le Nord du pays, le nouvel État assuma en propre l'exercice de la violence, la répression et la tutelle de l'ordre public et compta sur l'Église qui contrôlait les paysans et les femmes sur lesquelles elle exerçait une efficace direction intellectuelle et morale. Dans le Sud, la direction intellectuelle et morale de l'Église sur les paysans était moins forte. Là, l'État soutint secteur par secteur la force sociale capable de tenir en respect, par ses propres moyens, les paysans, de dicter la loi et les règles et de les faire observer. Évidemment, il dut consentir à ce que chacune d'entre elles dicte sa propre loi et ses propres règles et les fasse respecter à sa manière, bien que dans le cadre d'une certaine reconnaissance d'une certaine suprématie de l'État (93).

    L'Église a été la cause principale et la principale bénéficiaire de la limitation de la souveraineté du nouvel État. Déjà, lors de l'accomplissement de l'Unité, la bourgeoisie reconnut à l'Église et s’engagea publiquement et par la loi à respecter des exemptions, l’immunité et l'extraterritorialité. Avec la loi des Garanties (en 1871), le nouvel État laissa au Pape et s’engagea à n’exercer en aucun cas et d’aucune manière son autorité (judiciaire, de police, douanière, militaire, fiscale, etc.) sur une partie de la ville de Rome et sur les rapports que le Pape et sa Cour entretenaient avec le clergé italien et avec l'étranger. Il mit en outre, à disposition irrévocable du Pape, 50 millions de lires par an, en plus des impôts que le Pape tirait de l'État Pontifical (94).

    place-saint-pierre-vatican-599556.jpgDe fait l'Église, avec le Pape à sa tête, continua à fonctionner dans tout le pays comme un pouvoir souverain, un État dans l'État, avec son réseau de fonctionnaires (substantiellement soustraits à l'autorité de l'État) qui depuis le Centre couvrait tout le pays, jusqu'au village le plus reculé. Elle eut en outre l'avantage que c’était désormais la police, la magistrature, l'administration pénitentiaire du nouvel État, opérant sur toute la péninsule, qui faisaient respecter son intérêt, son pouvoir, ses spéculations et son prestige et en assumaient la responsabilité auprès des masses populaires. Les fonctionnaires de l'Église étaient sélectionnés, formés, nommés et résignés sur décision irrévocable du Pape ou des fonctionnaires supérieurs (évêques) délégués par lui dans ce but. Ils jouissaient cependant des rentes des biens diocésains et paroissiaux, des édifices publics et autres prérogatives et pouvoirs sur la population (baptêmes, mariages, enterrements, etc.). Le nouvel État se contenta d'établir que pour jouir des bénéfices, pouvoirs et immunités, des garanties, des protections et des exemptions sous la tutelle des Autorités du nouvel État, les fonctionnaires supérieurs (les évêques) nommés par le Pape devaient aussi avoir le consentement de l'État : chose que de fait, par tacite accord, l'État ne fit jamais manquer.

    Si d'un côté, l'Église menait la fronde, de l'autre elle exigeait toujours plus de l'État, en menaçant de faire pire (dans ses intrigues internationales et dans l’incitation à la révolte des paysans et des femmes), s’appuyant sur la timidité morale et la peur qu'elle inspirait à la Cour et à la plupart des plus hauts représentants de la classe dirigeante. Celle-ci était, en effet, composée dans une large mesure de pieuses personnes sur lesquelles la menace de l’excommunication, des peines de l'Enfer demain dans l'au-delà et des malédictions de Dieu ici et maintenant sur terre, avaient un grand effet. Forts de cette situation, l'Église, l'"aristocratie noire" romaine, parents et hommes de confiance du Pape et des vaticano-armas1.jpgautres représentants de la Curie romaine participèrent, pour leur propre compte et pour le compte de l'Église, au « sac de Rome » (la spéculation sur les terrains et sur les immeubles) qui eut lieu dans les décennies après l'Unité, et à la spéculation financière dont les scandales ont dès lors bouleversé à répétition le système financier et bancaire du pays entier, jusqu'aux récentes affaires Sindona (Banque Privée Italienne), Calvi (Banco Ambrosiano), Parmalat, Fazio.

    Ces activités de l'Église n'eurent pas et n'ont toujours pas que des effets financiers. Elles paralysèrent le système judiciaire de l'État, qui doit reculer chaque fois qu'il va s’abattre sur des représentants ou des mandataires de l'Église. Elles limitèrent le pouvoir législatif de l'État, qui doit se contenir chaque fois que des dispositions touchent les intérêts de l'Église - qui sont présents dans tous les domaines. Elles conditionnèrent les appareils d’investigation et policiers de l'État. Elles accrurent encore le secret dont la bourgeoisie, déjà pour elle-même, entoure l'activité de son État et de son Administration publique. Elles jetèrent une ombre sur la fiabilité des systèmes financier et étatique italien entiers et en amoindrirent le rôle dans le système capitaliste international. Choses dont ont évidemment profité et profitent encore tous les aventuriers nationaux et étrangers qui ont intérêt à le faire.

    La situation de double souveraineté (ou de souveraineté limitée), déterminée par la survie de l'Église, a contribué à conserver et à créer d’autres pouvoirs souverains dans le pays. Le plus connu parmi ceux de longue date, mis à part l'Église, est la mafia sicilienne. Au moment de l’unification de la péninsule elle resta un pouvoir, de fait reconnu et délégué de l'État italien, dans la zone occidentale de la Sicile. Par la suite elle élargit son terrain d'action aux USA, en Italie et dans d’autres pays.

    De la situation de souveraineté limitée où se trouve l'État italien depuis sa naissance, tire son origine la situation actuelle. Sous l’apparente souveraineté officielle de l'État italien, existent en Italie des zones territoriales et des relations sociales dans lesquelles ne prévaut pas sa loi. Une série de pouvoirs souverains agissent, indépendants de l'État italien. Chacun d'entre eux dicte ses règles, dispose de moyens propres pour imposer sa volonté et exerce une influence extralégale sur les Autorités de l'État et sur l’Administration publique. Celle-ci est largement infiltrée par chacun de ces pouvoirs souverains. Chacun d'eux dispose d'hommes qui lui doivent leur carrière et leur rôle dans l’Administration publique. Ceux-ci agissent donc dans l’Administration publique et pour le compte de celle-ci, mais selon les directives d'un pouvoir qui ne porte officiellement aucune responsabilité des actions et des comportements qu'il commande. Le Vatican est le principal de ces pouvoirs. Dans notre pays, il n'y a aujourd'hui aucun endroit ou aucun domaine dans lequel il ne puisse recueillir des informations et exercer son influence. Il a dans le pays une influence bien plus large, efficace et centralisée que celle de l'État officiel. De plus, il peut se servir d'une grande partie de la structure de l'État et de l’Administration publique. Après le Vatican viennent les impérialistes US (directement et via l'OTAN), les groupes sionistes, la mafia, la camorra, la n'drangheta et d’autres groupes de la criminalité organisée, et tous les autres ayant la volonté et les moyens de profiter de la situation. Les événements de la Loge P2 ont montré une des modalités pour le faire.

    vista-del-quartiere-degli-affari-di-milano-s-dal-duomo-di-m.jpgLa double souveraineté État/Église sur la péninsule a toutefois un caractère particulier. Elle a créé un régime unique en son genre. Sa particularité consiste en le fait qu’en Italie, l'Église n'est pas une religion. La religion est seulement le prétexte et le revêtement idéologique d'une structure politique monarchique féodale. Celle-ci a à Rome et dans chaque coin du pays des dirigeants nommés par le monarque. Ils sont sélectionnés pour leur fidélité au chef, lui jurent fidélité, les fortunes et le rôle de chacun d'eux dépendent de l'irrévocable volonté du monarque dont le pouvoir est absolu et se prétend d'origine divine. À ses fidèles, l'Église demande fidélité et obéissance. Leurs opinions et leur expérience ne décident pas de l'orientation de l'activité de l'Église : au contraire ce sont eux qui doivent s'adapter aux décisions de l'Église. Ses directives sont irrévocables et prétendent même jouir d'une autorité divine. L’Eglise et son chef absolu, le Pape, forment le gouvernement suprême de dernière instance de l'Italie. Elle n'annonce ni programmes ni orientations ni ne présente aucun bilan de ses actes, car elle ne reconnaît sur ses actes, au peuple italien, aucun droit de vote ni même d'opinion. Ce gouvernement, occulte et irresponsable, dirige pourtant le pays à travers une structure étatique qui prétend être, comme dans toute république bourgeoise constitutionnelle, légitimée par la volonté populaire et avoir à sa tête un Parlement et un gouvernement qui doivent être sanctionnés par le suffrage populaire. Officiellement, cette structure est l'unique État. Contrairement à toute autre monarchie constitutionnelle, les frontières de compétences entre l'État constitutionnel et l'Église sont arbitrairement, irrévocablement et secrètement décidées par l'Église au cas par cas. Ceci confère précisément à l’ensemble du régime une certaine dose de précarité, mais aussi cette flexibilité qui permet des rapports d'unité et de lutte avec tous les autres pouvoirs autonomes qui ont pied dans le pays. Un pareil régime n'est décrit dans aucun manuel de doctrines politiques mais, pour autant, il n'en est pas moins réel et est celui avec lequel le mouvement communiste doit compter dans notre pays. L'histoire de sa formation a traversé cinq phases différentes.

    Phase 1

    La bourgeoisie a mené le Risorgimento avec l'intention de créer son État, mais en reconnaissant que pour gouverner elle avait besoin de la collaboration de l'Église, étant donné l’hostilité des paysans. L’objet du contentieux était la délimitation des pouvoirs entre les deux institutions. Il y eut alors une phase de guerre sans combats, d'armistice État/Église, reprise en ce qui concerne l'État dans la Loi des Garanties et en ce qui concerne l'Église dans la ligne du « non expedit » (95). Cette phase va environ de 1848 à 1898. Dans la bourgeoisie, ont encore un certain poids les courants qui voudraient promouvoir leur hégémonie directe sur les masses populaires et se défaire de l'Église. La distinction entre l'aile gauche de la bourgeoisie unitaire et le mouvement communiste italien naissant n'est pas encore nette. La bourgeoisie laisse le temps et les conditions à l'Église pour réorganiser ses forces en Italie et dans le monde. Dans la seconde partie du XIXe siècle, la bourgeoisie passe au niveau international à l’époque de l'impérialisme, de la contre-révolution préventive, de la mobilisation des forces féodales restantes dans une nouvelle « sainte alliance » pour arrêter l'avancée du mouvement communiste. C’est la transformation déjà décrite dans le chapitre 1.3 de ce MP. L'Église Catholique, dirigée entre 1878 et 1903 par le Pape Léon XIII, exploite cette situation internationale pour sortir des difficultés dans lesquelles l'a mise l'unification de la péninsule. Elle devient le principal appui de la bourgeoisie impérialiste au niveau international et, à partir de cette nouvelle condition, affronte la définition de son nouveau rôle en Italie.

    Phase 2

    Leo XIIILa bourgeoisie et l'Église reconnaissent, par des accords comme le Pacte Gentiloni (1913), qu'elles doivent collaborer dans l'intérêt commun contre le mouvement communiste, en se partageant les tâches. Le mouvement communiste a maintenant atteint une discrète autonomie idéologique et politique vis-à-vis de la bourgeoisie. Pour le tenir en respect et limiter la liaison naissante ouvriers-paysans, la bourgeoisie demande à l'Église de restaurer et de renforcer son hégémonie sur les paysans et sur les femmes, hégémonie affaiblie par les progrès du mouvement communiste, et de prendre des initiatives pour établir son hégémonie sur au moins une partie des ouvriers. L'Église accepte le défi, mais exige l'aide de la bourgeoisie pour réaliser cette œuvre à l’issue incertaine. Cette phase va grosso modo des mouvements paysans et ouvriers de 1893-1898 jusqu'en 1928. Les catholiques participent aux élections parlementaires et à l'activité parlementaire en soutien au gouvernement. L'Église crée des organisations de masse dans toutes les classes et couches sociales, en particulier parmi les travailleurs, pour bloquer l'avancée du mouvement communiste, empêcher l'unité des ouvriers et entraver l'unité ouvriers-paysans. Par celles-ci l'Église appuie l'action du gouvernement, de l'entreprise libyenne (1911) à la participation de l'Italie à la Première Guerre Mondiale (1915-1918). Lorsque la guerre commence à engendrer une révolte générale des masses populaires, dont le pic le plus haut est la Révolution d'Octobre, elle assume la direction du mouvement pour la conclusion d'un armistice. Face à la rébellion diffuse des masses populaires qui suit la conclusion de la guerre, l'Église accepte le fascisme, la dictature terroriste de la bourgeoisie impérialiste, comme solution nécessaire de gouvernement pour rétablir l’ordre. Elle appuie sa venue au pouvoir et la consolidation du régime.

    Phase 3

    Mussolini.jpgLa bourgeoisie, par la bouche de Benito Mussolini (1883-1945), reconnaît formellement la souveraineté particulière de l'Église en échange de son engagement officiel et public de fidélité aux Autorités de l'État - sur la base d'un serment fait à Dieu dont l'Église peut délier ses fonctionnaires quand elle veut, tandis que les délits contre l'État dont ceux-ci se rendent responsables sont protégés par des immunités et dans tous les cas vont en prescription. Le Traité du Latran, le Concordat et la Convention financière, signés le 11 février 1929, inaugurent cette phase qui durera jusqu'en 1943. L'Église renonce officiellement à la prétention de restaurer le vieil État Pontifical et reçoit en compensation des impôts perdus 750 millions de lires comptant, 1 milliard en Bons du Trésor à 5% au porteur et une série interminable de privilèges, propriété, droits, exemptions et immunités. Mais le fascisme était aussi l'ultime tentative de la bourgeoisie pour se rendre pleinement maître du pays et donc également politiquement autonome de l'Église. L'Église négocia soigneusement et encaissa tout ce que le fascisme lui donnait, mais mussolini_sempre_ragione.jpgs’opposa fermement à la tentative de la bourgeoisie, à travers le fascisme, de bâtir son hégémonie directe sur les masses populaires. À cet aspect du fascisme correspondent un effort et un dynamisme exceptionnels de la bourgeoisie pour renforcer la structure économique et politique du pays. Pendant le fascisme, elle a cherché à étendre le pouvoir de l'État italien en Méditerranée et a introduit une grande partie des innovations sur le plan structurel dont a vécu aussi le régime DC : banque centrale, industrie d'État, grands travaux publics, structures pour la recherche, consortiums agricoles, organismes de prévoyance, etc. En somme, les innovations et les institutions dont le résultat est la création d'un système de capitalisme monopoliste d'État. La tentative de la bourgeoisie se conclût cependant de manière désastreuse pour elle. Le fascisme fut renversé par l’issue de la guerre et par l'avancée du mouvement communiste. Le risque qu’en Italie, la classe ouvrière conduise les masses populaires à instaurer le socialisme, n'avait jamais été aussi grand. Pour conjurer le risque, la bourgeoisie s’en remit complètement à l'Église et à l'impérialisme américain. Ses velléités de gouverner politiquement le pays cessèrent définitivement.

    Phase 4

    DC-11.jpgC’est la phase de direction de l'Église sur l'État légal par la Démocratie Chrétienne : une phase qui va environ de 1947 à 1992. Avec l'accord de l'impérialisme américain, l'Italie devient un nouveau type d'État Pontifical élargi. L'Église est la plus haute autorité morale du régime, une sorte de monarchie constitutionnelle, sans cependant de constitution. L'État légal œuvre sous sa haute et incontestable direction. L'Église dirige l'État officiel et gouverne le pays indirectement, par son parti, la DC. L'Église maintient intacte et même renforce sa structure territoriale (curie, paroisses, associations, congrégations et ordres religieux, écoles, structures hospitaliers et œuvres pieuses, institutions financières, etc.) indépendante de celle de l'État et de plus, elle scelle une solide alliance avec l'impérialisme américain pour mener ensemble, au niveau international, la lutte contre le mouvement communiste. L'impérialisme américain dans tous les cas s'installe aussi en Italie directement, avec ses propres forces. L'État officiel fait valoir l'autorité papale, dans les limites imposées par les nécessités de l'Église et dans les limites permises par l'effective composition de classe du pays et les rapports de force internes et internationaux résultant de la défaite du nazifascisme, œuvre du mouvement communiste. La Constitution de l'État officiel est une fiction : toute institution républicaine doit feindre de la prendre au sérieux (et donc duper les masses), tandis qu'en réalité elle sert seulement à mettre de l’ordre dans l'activité subordonnée des organismes de l'État légal, État bourgeois contemporain, questions nationales et luttes de classe : l'Italieà faire taire par des promesses à réaliser dans un futur indéfini les exigences des "amis du peuple", et à étendre un voile de bel aspect sur les relations réelles. En contrepartie, le Vatican ne porte pas la moindre responsabilité pour les conséquences de son gouvernement. Il est en somme un pouvoir irresponsable et de dernière instance, tacitement accepté par tous les signataires du « pacte constitutionnel » et leurs héritiers.

    Phase 5

    C’est la phase actuelle, caractérisée par une intervention plus directe de l'Église dans le gouvernement du pays. La crise politique, aspect de la crise générale du capitalisme, renverse en 1992 le régime DC constitué à la fin de la Seconde Guerre Mondiale. L'Église est forcée par les circonstances à s'engager plus directement dans le gouvernement du pays. Les contradictions entre les groupes impérialistes et les contradictions entre la bourgeoisie impérialiste et les masses populaires ont atteint un niveau tel que les représentants politiques de la bourgeoisie ne réussissent plus à former une structure stable et fiable, qui gouverne le pays tacitement pour le compte du Vatican en lui donnant ce dont lui et son Église ont besoin, et qui en même temps réussisse à être l’expression d'une majorité électorale, pour autant que l'opinion publique soit berlusconi_fascista.jpgmanipulée et intoxiquée. Nous sommes dans la phase actuelle : phase de putréfaction du régime DC dont les poisons empestent notre pays, et de la renaissance du mouvement communiste dans le cadre de la seconde vague de la révolution prolétarienne qui avance dans le monde entier.

    L'objectif du mouvement communiste est l'instauration d'un nouvel ordre social : l'adaptation des rapports de production au caractère déjà collectif des forces productives et l'adaptation correspondante du reste des rapports sociaux et des idées et sentiments afférents. La révolution politique, la conquête du pouvoir politique de la part de la classe ouvrière à la tête du reste des masses populaires, est la prémisse indispensable à la révolution sociale. Conquérir le pouvoir politique en Italie signifie in concreto surtout éliminer l'Église : les autres étais de l'actuel régime politique (l'impérialisme américain, les organisations criminelles, les partis et les autres organisations politiques de la bourgeoisie, les sionistes, la Confindustria, etc.) ont en effet des rôles auxiliaires. Le Vatican et son Église sont le principal pilier du régime politique qui impose et maintient la domination de la bourgeoisie impérialiste dans notre pays, en tutelle de son système social. Il n'est pas possible pour la classe ouvrière de mener les masses à instaurer la dictature du prolétariat, sans éliminer le Vatican et son Église. En Italie, il n'est pas possible accomplir une quelconque révolution sociale sans éliminer cette entrave. Il est donc pour nous, communistes, essentiel de conduire, d’une part, la classe ouvrière et les masses populaires dans cette tâche et de l'autre, de distinguer nettement la lutte pour accomplir la tâche politique d'éliminer le Vatican et son Église, et avec eux le régime politique dont ils sont l'axe principal, de la lutte pour réaliser la réforme morale et intellectuelle dont les masses populaires ont besoin pour assumer ce rôle dirigeant, sans lequel n'est pas possible un nouveau système social à la hauteur des forces productives, matérielles et intellectuelles dont dispose aujourd'hui l'humanité.

    giuliani.jpgLa première lutte est entre des classes antagoniques et, en définitive, les masses populaires devront la résoudre par la force.

    La deuxième est une transformation interne aux masses populaires. Elle concerne des contradictions non antagoniques et ne peut être menée et résolue qu’à travers un mouvement des masses populaires elles-mêmes. Elle concerne des contradictions au sein peuple.

    Évidemment, les deux luttes sont par beaucoup d’aspects reliées. L'Église et la bourgeoisie ont besoin de la religion et la religiosité des masses populaires trouve dans l'Église un facile assouvissement.

    La bourgeoisie et l'Église ont tout intérêt à confondre les deux luttes, à défendre leur pouvoir à l'ombre de la religion. Il est par contre dans l'intérêt des masses populaires, de la classe ouvrière et dans le nôtre de les distinguer le plus nettement possible.

    L'élimination de l'Église et du Vatican est une question qui concerne tout le mouvement communiste international, étant donné le rôle contre-révolutionnaire que le Vatican et son Église jouent au niveau planétaire, parallèle au rôle de gendarme mondial que joue l'impérialisme américain. Dans l'accomplissement de cette tâche internationale, le mouvement communiste italien a un rôle particulier, analogue à celui qu’a le mouvement communiste américain dans l'accomplissement de la tâche internationale d'éliminer l'impérialisme américain.

     

    Notes importantes pour notre propos (les autres sont disponibles dans le Manifeste, en lien dans la colonne de droite) :

    80. (p. 108) Le Pape et sa cour ne se concevaient pas comme responsables des conditions du pays qu’ils gouvernaient et du sort de la population qui l'habitait. Au contraire, ils ne concevaient l'État Pontifical que comme une condition et un instrument nécessaires pour exercer leur "mission divine sur terre", et sa population comme des sujets tenus de fournir les ressources nécessaires à la splendeur de l'Église et de vivre de façon à créer les conditions les plus favorables à sa "mission divine sur terre." C’est le motif pour lequel l'État Pontifical était, au XIXe siècle, le plus arriéré de la péninsule ; et la rébellion contre le Pape et son gouvernement grandissait à vue d'œil.

    84. (p. 113) ‘’Pour comprendre la nature du rapport entre la mafia sicilienne (et les organisations semblables) et l'État central, il faut penser à la relation qui s'instaura dans les colonies entre les Forces Armées des seigneurs locaux et les puissances dominantes, à celui qui s’instaura entre les Forces Armées de la République Sociale Italienne (République de Salò) et l'Allemagne nazie. C’est un rapport dans lequel la puissance dominante délègue à la force locale des tâches déterminées, la force locale cherche à élargir son activité, la puissance dominante fait valoir ses droits : en somme la division des tâches, un rapport de complémentarité qui n'exclut pas des contradictions et des frictions.’’ Réflexions sur la question de la mafia, dans Rapports Sociaux n°28 (2001).

    alcuni_briganti_uccisi.jpg85. (p. 114) De 1860 aux années 1880, le nouvel État dut mener une véritable guerre en Italie méridionale contre les bandes de paysans insurgés. L'histoire officielle a appelé ‘’guerre contre le brigandage’’ cette guerre, comme la publicité bourgeoise appelle aujourd'hui ‘’guerre contre le terrorisme’’ la guerre que mène la bourgeoisie impérialiste contre la révolution démocratique des peuples arabes et musulmans. Les Forces Armées de l'État eurent plus de tués dans cette guerre contre les paysans, que dans les trois guerres d'indépendance. Les morts dans les rangs des paysans ne furent jamais recensées. Pour de plus amples informations, voir Adriana Chiaia, Le prolétariat ne s'est pas repenti (1984), Éditions Rapports Sociaux ; ou Renzo de la Carria, Prolétaires sans révolution, Éditions Orient et Savelli. Le Pape et les autres maisons régnantes dépossédées continuèrent, pendant des années, à agiter la menace de se mettre à la tête de révoltes paysannes, comme l’avaient fait les Bourbons en 1799 contre la République Parthénopéenne (NdT : république sur le modèle français, qui avait remplacé le royaume de Naples). C’était en réalité des menaces en l’air, comme celles que le Tsar agitait contre les nobles polonais ou que l'Empereur d'Autriche avait agitées contre les aristocrates lombards : ils avaient plus à perdre qu'à gagner d'un soulèvement des paysans. Agiter la menace était par contre utile, pour faire chanter qui était disposé à marchander.

    http://servirlepeupleservirlepeuple.eklablog.com/il-y-a-110-ans-mourrait-le-brigand-carmine-crocco-un-texte-lumineux-d--a117988382

    87. (p. 115) La quatrième des Thèses de Lyon, approuvées par le troisième congrès de vieux PCI (janvier 1926) et rédigées sous la direction d’A. Gramsci, affirme : « Le capitalisme est l'élément prédominant dans la société italienne et la force qui prévaut dans la détermination de son développement. De cette donnée fondamentale dérive la conséquence qu’il n'existe pas, en Italie, de possibilité d'une révolution qui ne soit pas la révolution socialiste ». Les révisionnistes menés par Togliatti (1893-1964) rangèrent dans un tiroir cette thèse pendant et après la Résistance. Non par hasard, les partisans de l'’’achèvement de la révolution bourgeoise’’ ont, systématiquement, oublié de mettre à l'ordre du jour la principale mesure de l'achèvement effectif de la révolution bourgeoise, qui restait à faire en Italie : l'abolition de la Papauté.

    88. (p. 116) ‘’Les rapports entre industrie et agriculture… ont en Italie une base territoriale. Dans le Nord prévalent la production et la population industrielle, dans le Sud et dans les îles la production et la population agricole. Suite à cela, toutes les contradictions inhérentes à la structure sociale du pays, contiennent en elles-mêmes un élément qui touche à l'unité de l'État et la met en danger’’. Thèses de Lyon (1926), chap. 4, thèse 8.

    96. (p. 132) Pendant une longue période après l'unification de la péninsule, les mouvements des masses paysannes, bien qu’étant par leur contenu social démocratiques et progressistes (leurs objectifs étaient la possession de la terre et l'élimination des vexations féodales résiduelles), étaient dirigés par les forces réactionnaires antiunitaires. Chose qui aujourd'hui nous rend facile, à nous communistes italiens, de comprendre comment la révolution démocratique des peuples arabes et musulmans et d'autres peuples coloniaux peut être dirigée par des forces de nature féodale. Les 1920-Guardie-rosse.jpgmouvements de 1893-98 (des Faisceaux siciliens à la révolte de Milan) furent en revanche des mouvements ouvriers-paysans. Les forces féodales restantes étaient réduites, comme la bourgeoisie, à la défensive et s'allièrent avec la bourgeoisie : la crise de 1893-98 marque de fait la fin de la ‘paix armée’ entre le Royaume d'Italie et l'Église Catholique, la fin du non expedit et le début de la collaboration programmatique et systématique contre le mouvement communiste. La crise de 1943-1947 constitue une phase encore supérieure par rapport aux précédentes. L'unité ouvrier-paysans n'était plus seulement une unité dans les faits et dans les idéaux. Elle était assumée, promue et dirigée par un mouvement communiste conscient et organisé, le premier PCI. Celui-ci ne fut pas à la hauteur de sa tâche, et ne sut pas guider les masses populaires à la victoire, à l'instauration du socialisme. Mais ce qu’il réussit à faire, il le fit en maintenant fermement l'unité ouvriers-paysans. À propos du rapport entre le mouvement communiste conscient et organisé et les mouvements paysans, voir Gramsci, Notes sur la question méridionale, disponible sur le site Internet du (n) PCI, section Classiques du mouvement communiste.

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    Nous voyons donc clairement comment l'État italien contemporain a été construit par une révolution bourgeoise, mais, en raison de la faiblesse des bourgeoisies qui l'ont conduite, y compris de la bourgeoisie 'centrale' du triangle Turin-Gênes-Milan, une révolution bourgeoise inachevée ; qui a laissé subsister de profondes séquelles du passé féodal : latifundia agraire (dans le Sud mais aussi dans la Plaine du Pô, en réalité partout, au moins jusqu'aux années 1950-60), Mafia et autres organisations criminelles qui sont, historiquement, les héritières des 'hommes de main' des propriétaires fonciers et autres potentats locaux (et ont muté, depuis, en 'multinationales' de l'économie illégale), mentalités parasitaires des élites urbaines, et bien sûr, l'Église qui 'noyaute' littéralement toute la vie politique du pays, 'contrôle' (bien que moins depuis les années 1950) 'les cœurs et les esprits', en plus d'être - aussi - une puissance financière avec ses banques, ses fonds d'investissement etc. Ceci est le premier aspect, qui rapproche le 'cas italien' de l'autre grand État méditerranéen, l''Espagne', en toutefois plus avancé.

    naples-359360Le deuxième aspect c'est que l'Unité, si elle a été une aspiration de toutes les bourgeoisies des différents États qui constituaient la péninsule, n'en a pas moins été (finalement) réalisée PAR ET POUR les bourgeoisies du triangle Turin-Gênes-Milan, qui ont par conséquent PLIÉ l'organisation sociale et le développement capitaliste (jusque-là entravé par le morcellement politique) du nouvel État à leurs intérêts. Pour cela (et non seulement en raison de leur faiblesse), elles ont laissé subsister les résidus féodaux comme instruments de domination ; et même, parfois, elles ont orchestré une véritable régression dans des territoires qui avaient atteint, avant l'unification, un degré de développement susceptible de leur 'faire de l'ombre'. En effet, si le royaume bourbon de Naples était profondément arriéré sur la majeure partie de son territoire, il n'en allait pas de même pour sa capitale : Naples était une ville florissante, un port majeur de la Méditerranée, la ville la plus peuplée du nouvel État loin devant Turin, Milan ou Rome (elle le restera... jusqu'au Ventennio fasciste), la première de la péninsule dotée d'un éclairage urbain public ou encore d'un chemin de fer (1839), etc. etc. Lorsque l'on voit Naples aujourd'hui, véritable 'Tiers-Monde en Europe' avec ses monceaux d'ordures non ramassées, ses rues et ses immeubles insalubres, sa misère et sa corruption, sa jeunesse livrée à la drogue et à la délinquance supervisée par la sinistre Camorra, l'on mesure toute l'ampleur du génocide social perpétré par la bourgeoisie du Nord, pour faire du Sud non seulement un grand 'marché unifié' mais aussi ce qu'il faut bien appeler une semi-colonie... Les conditions de la construction de cet État ont pu notamment se refléter dans la discipline aux armées, bon révélateur de la faiblesse du sentiment 'patriotique' à son égard : avec 2.800 soldats fusillés pour mutinerie, abandon de poste, mutilation volontaire ou désertion, et des pratiques allant jusqu'à la décimation (exécution sommaire de soldats au hasard dans une unité s'étant "mal battue" !) sous le commandement du sinistre Cadorna, l'Italie détient le record du nombre d'exécutions durant la Première Guerre mondiale loin devant tous les autres belligérants.

    C'est là que l'on mesure tout le grotesque et le pathétique de la Ligue du Nord du bouffon Bossi, avec ses appels à la séparation ou, en tout cas, à une large autonomie du Nord, fustigeant le parasitisme de 'Rome la voleuse' et l'arriération du Sud terrone ('cul-terreux') ; alors que celui et celle-ci, s'ils plongent - certes - leurs racines dans l'époque pontificale et bourbonienne, sont d'abord et avant tout un pur produit... de la manière dont la bourgeoisie du Nord, autrement dit ses ancêtres, a unifié et construit l'organisation politico-sociale 'Italie' selon ses intérêts ! Le fait historique est que la capitalisme italien n'aurait pas pu connaître le développement qu'il a connu (principalement sous le fascisme, puis sous le régime DC) sans le formidable réservoir de force de travail constitué par le bossi04gSud déshérité. L'attitude de la Ligue du Nord vis-à-vis des méridionaux (et, aujourd'hui, des immigré-e-s extra-européens ou est-européens) n'est finalement rien d'autre que celle des réacs-fascistoïdes 'français' (ceux qui se croient tels, comme dirait la chanson) vis-à-vis des immigré-e-s de l'Empire ex-/néo-colonial BBR, venu-e-s reconstruire leur État bourgeois d'incapables, qui n'a pas gagné une guerre tout seul depuis Napoléon...

    Le troisième et dernier aspect, enfin, c'est que cet État tard construit par une bourgeoisie faible est largement arrivé 'après la bataille' pour le partage impérialiste de la planète : l'Italie n'a jamais obtenu qu'une poignée de colonies peu productives (Somalie, Érythrée, Libye, Dodécanèse, brièvement l'Éthiopie sous Mussolini, après que ce pays africain féodal lui ait infligé une déculottée en 1896), un relatif protectorat sur l'Albanie (devenue indépendante des Ottomans en 1912), une certaine influence en Tunisie et dans les Balkans, tout ceci étant perdu au terme de la Deuxième Guerre mondiale impérialiste. Depuis, l'État italien est un État impérialiste (au stade des monopoles, comme cela est clairement exposé dans les Thèses de Lyon du PCI en 1926) mais un impérialisme faible, vassal, voué à se placer en 'poisson pilote' d'un plus gros requin et à se nourrir des miettes tombant de la gueule de ce dernier. C'est ce que fit Mussolini, d'abord agent du MI6 anglais pour faire entrer l'Italie dans la Première Guerre mondiale impérialiste aux côtés des Alliés, en s'alliant avec l'Allemagne nazie d'Adolf Hitler à partir de 1936 ; puis l'Italie du régime DC s'intégra fermement dans Afghanistan_h_partb.jpgle dispositif 'atlantique' du 'monde libre' pendant la Guerre froide et aujourd'hui, l'impérialisme italien oscille entre allégeance 'atlantiste' au bloc anglo-saxon (comme en Irak) et allégeance 'européiste' à l'axe franco-allemand, ces deux tendances traversant les deux grands partis bourgeois de 'centre-gauche' (PD) et de 'centre-droit' (Berlusconi) qui se partagent le pouvoir depuis plus de 20 ans.

    MAIS VOILÀ, il y a aussi, et enfin, un quatrième et dernier aspect en Italie et cet aspect, c'est un MOUVEMENT COMMUNISTE HISTORIQUEMENT PUISSANT, de TRÈS HAUT NIVEAU IDÉOLOGIQUE, même si trahi - et les masses populaires avec lui - par des révisionnistes après la Victoire antifasciste de 1945 et livré en pâture à la bourgeoisie monopoliste et à ses chaperons US et vaticans. Un mouvement qui a plus d'une fois fait ses preuves et illuminé l'histoire prolétarienne de l'Europe comme au lendemain de la Première Guerre mondiale (1919-22), dans la Résistance au fascisme (en particulier en 1943-45) ou encore dans la formidable Guerre populaire de basse intensité entre la fin des années 1960 et le début des années 1980 ; et qui n’en doutons pas illuminera encore nos rouges combats révolutionnaires de demain jusqu’à l’avènement d’un monde communiste !

    Comme le dit la chanson : Il Popolo è forte e vincerà ! (le Peuple est fort et il vaincra !)


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    Samir Amin (Samir-Amin-developpement-inegal-et-question-nationale.pdf) :

    Le cas italien. 

    Le cas italien est exemplaire pour deux raisons. D'abord parce qu'il est particulièrement marqué. Ensuite, parce qu'il a occasionné, beaucoup plus que les autres, un débat d'une haute tenue scientifique. La figure de Gramsci (La question méridionale) domine sans doute ce débat ; mais il faut signaler que sa grande thèse a été l'objet de remises en cause ou de compléments importants de la part d'auteurs comme E. Sereni, Rosario Roméo, Sergio Romano, Benedetto Croce, Nicola Zitara, Capacelatro et Antonio Carlo.

    Première thèse : L'Italie, menacée globalement de périphérisation à l'aube du XIXème siècle, du fait de son blocage aux époques antérieures (elle perd son avance sur le reste de l'Europe dès les XIIIème et XIVème siècles et accumule les retards durant toute la période mercantiliste), échappe à ce sort par l'initiative de la bourgeoisie agraire du Nord et particulièrement du Piémont.

    Le Risorgimento et l'Unité, jusqu'à l'établissement du tarif protectionniste de 1887, sont l’œuvre de cette bourgeoisie agraire nordiste. Il ne suffit pas de caractériser cette unité, comme on le fait souvent, par le compromis qui scelle l'alliance de classe entre la bourgeoisie du Nord et les féodaux du Sud, excluant la composante paysanne (du Sud notamment) de la révolution bourgeoise.

    Encore faut-il rappeler que ce qu'on appelle la bourgeoisie du Nord, c'est encore, à l'époque de Cavour, principalement une bourgeoisie agraire. Elle est issue d'un double processus : de transformation interne de l'ancienne féodalité en gentlemen farmers capitalistes, et de différenciation-koulakisation au sein de la paysannerie, libérée en partie par la révolution française. La bourgeoisie de l'époque n'est pas encore industrielle. Et même sa dimension marchande est affaiblie par le long recul de Gênes et de Venise, cette dernière intégrée dans le système féodal autrichien.

    La bourgeoisie agraire craint un mouvement paysan antiféodal qui, par son radicalisme, risquerait de remettre en cause son pouvoir bien établi au Piémont. C'est pourquoi elle préfère l'alliance molle des féodaux du Sud.

    Elle est libre-échangiste. Non seulement parce que c'est la liberté du commerce qui lui a permis d'émerger en tant que telle, en niant les rapports féodaux ou en les contraignant à se moderniser ; mais aussi et surtout parce qu'elle envisage son insertion dans le système européen (capitaliste jeune) comme bourgeoisie agraire. Eût-elle persévéré dans cette voie, l'Italie dans son ensemble eût été périphérisée comme le fût la Hongrie.

    Il est intéressant de comparer cette histoire avec celle de la Prusse et de la Russie. Ici aussi, c'est la bourgeoisie agraire latifundiaire qui prédomine. En Prusse, à l'Est de l'Elbe, elle s'appelle junker et monopolise le pouvoir d'État. Mais l'annexion de la Rhénanie par la Prusse, sans modifier le contenu de classe de l'État, lui donne une base économique industrielle naissante qui contribuera à orienter l'État allemand bismarckien dans la voie d'une industrialisation accélérée et autonome. En Russie, si le pouvoir d'État est également intégralement aristocratique (latifundiaires en voie d'insertion dans le système capitaliste, notamment après 1861), l'industrie sera favorisée par l'État pour renforcer celui-ci ; d'où le caractère mixte de l'évolution russe ultérieure : ni périphérisée totalement (comme exportateur de blé), ni évoluant franchement vers la prédominance d'une industrialisation autocentrée.

    En contraste, ce que l'on peut appeler la bourgeoisie agraire des Balkans et de l'Empire ottoman s'inscrira dans le système mondial comme classe exploiteuse périphérisée. Le cas le plus typique est sans doute celui de la grande propriété égyptienne, qui se convertit d'elle-même en producteurs de coton pour l'Angleterre, après l'échec de l'industrialisation autocentrée de Mohamed Ali, sous le khédive Ismaïl, pendant la guerre de Sécession.

    Les bourgeoisies agraires grecque et turque réagissent de la même manière, autour du tabac notamment. La combinaison grande propriété latifundiaire capitaliste (ou, en Grèce, petite propriété capitaliste) - bourgeoisie commerçante et financière, qui deviendra compradore, est typique de l'évolution de ces formations dont l'Italie fut menacée.

    Deuxième thèse : l'industrialisation autocentrée de l'Italie a été amorcée par l'État italien, et financée par un prélèvement opéré sur la rente foncière au Nord et surtout au Sud du pays. Quatre questions se posent ici : a) le tarif protectionniste de 1887, maintenu jusqu'à l'adhésion à la perspective européenne et à son marché commun à partir de 1950-58, a-t-il été favorable ou non à cette évolution ? b) la ponction exercée sur le Sud est-elle à l'origine du développement inégal nouveau et grandissant entre le Nord et le Sud ? c) cette forme d'industrialisation a-t-elle été plus ou moins rapide que ne l'eût été une autre forme possible, fondée sur une révolution paysanne dans le Sud ? et d) l'intégration européenne contemporaine modifie-t-elle les perspectives ?

    Les historiens italiens sont unanimes à convenir que l'industrialisation de l'Italie a été amorcée par le soutien systématique de l'État, suscitant la formation d'un capital financier. La prise en charge par l'État de la construction rapide d'un réseau ferroviaire et routier, la mise en place d'un système monétaire et d'un réseau de crédit, la création d'une marine marchande importante subventionnée par l'État, ont donné au capitalisme italien des structures de concentration relativement plus poussées dès le départ, un peu comme en Russie, l'Italie faisant son entrée dans l'étape monopoliste sans avoir véritablement connu l'étape antérieure. L'accentuation de ce caractère à la suite de la crise de 1930 (la création de l'IRI et de ses filiales) a donné au capitalisme italien contemporain une forte marque étatique.

    Le protectionnisme a été un moyen essentiel, une condition de ce processus d'industrialisation, qui n'aurait pas été capable par lui-même de s'imposer à la concurrence des pays plus avancés sur son propre marché national.

    Le discours libéral des idéologies de l'impérialisme contemporain, qui prétendent que le protectionnisme a freiné le développement par les coûts qu'il imposait et les distorsions défavorables à l'optimalité qu'il suscitait, manque totalement de dimension historique.

    L'industrie italienne a-t-elle été financée par une ponction sur le Sud ? L'analyse de Gramsci ne l'exclut pas, contrairement à certaines déductions peut-être trop rapides. Gramsci se contente de constater que la bourgeoisie du Nord (agraire, puis industrielle) a fait l'Unité sans en appeler aux paysans du Sud, mais en concluant une alliance avec ses propriétaires fonciers, de style féodal. Que ces propriétaires fussent féodaux ou non est l'objet d'une question récente à ma connaissance. Mais là n'est pas la question essentielle de Gramsci. Sa thèse est seulement qu'une révolution agraire dans le Sud eût 1) accéléré le développement capitaliste et 2) rendu moins inégal ce développement entre le Nord et le Sud. Il n'y a aucun doute à avoir, en ce qui concerne la seconde conclusion, mais nous avons quelque hésitation à suivre Gramsci pour la première.

    Il appartenait aux historiens méridionalistes contemporains de démontrer que l'industrialisation avait été largement financée par une ponction sur le Sud, grâce à l’État, que la bourgeoisie du Nord monopolise, en unifiant le système fiscal et celui de la dépense publique. Nicola Zitara, Capecelatro et Carlo ont, pour l'établir, comparé la charge fiscale subie respectivement par le Nord et le Sud et la distribution de la dépense publique, étudié les effets de la liquidation du Banco di Napoli au profit du système centralisé du crédit, etc.

    La question du protectionnisme se greffe de nouveau sur celle de la ponction. Sereni prolonge-t-il ce qui serait seulement implicite chez Gramsci en prétendant que le protectionnisme traduisait la convergence des intérêts industriels du Nord et agrariens du Sud, puisqu'il aurait permis une augmentation du taux de la rente foncière ? C'est très discutable, parce que les intérêts agrariens protégés en l'occurrence sont ceux du Nord plutôt que ceux du Sud. Zitara, Capecelatro et Carlo ont en effet montré que l'Unité détruit l'agriculture céréalière auto-suffisante du Sud, qui ne résiste pas à la concurrence de l'agriculture céréalière et animale moderne du Nord, et impose au Sud de se spécialiser dans l'agriculture d'exportation (vin et huile).

    Peut-on alors parler de véritable conquête/colonisation du Sud par le Nord ? La colonisation, à l'époque contemporaine (impérialiste), remplit une fonction précise : favoriser l'accélération de l'accumulation dans les centres dominants par la ponction d'un volume considérable de surtravail, arraché le plus souvent par le maintien/reproduction de formes d'exploitation précapitalistes d'origine mais désormais soumises. La distorsion extravertie du développement dépendant qui en résulte conditionne la reproduction de cette surexploitation.

    Une telle analyse, qui est la nôtre, n'est pas incompatible avec la thèse de Gramsci. Mais elle la prolonge d'une manière que Gramsci ne pouvait faire, dans l'ignorance qu'il était de la problématique de la domination formelle par laquelle le surtravail des modes précapitalistes est transformé en plus-value et profit du capital dominant. Dans ce sens, l'Italie du Sud remplissant exactement cette fonction, la thèse des méridionalistes nous paraît correcte.

    Le cas italien n'est d'ailleurs pas unique en son genre. La Nouvelle-Angleterre n'a-t-elle pas disposé d'une colonie interne analogue, le Sud esclavagiste, spécialisé dans le coton d'exportation, grâce à la surexploitation du travail des esclaves ?

    Revenant à Gramsci, peut-on affirmer qu'une révolution agraire au Sud eût accéléré le développement du capitalisme italien ?

    Rosario Romeo soutient le contraire. Sa thèse, qui est celle de Hobsbawn, est que la survivance des rapports féodaux a permis le maintien d'une pression sur le revenu des paysans et que le surproduit, passant par le canal de la rente, a été affecté à une accumulation rapide par le biais de la fiscalité. Une révolution agraire aurait ruiné ce modèle d'accumulation accélérée.

    On a déjà dit que la révolution agraire peut donner un coup de fouet au développement capitaliste, parce que la différenciation au sein de la paysannerie soumise aux échanges marchands peut être très rapide, et que si, en France, l'industrialisation a été freinée, c'est pour une autre raison : l'alliance anti-ouvrière bourgeoisie/paysans.

    Rendons justice à Gramsci : celui-ci ne se préoccupe pas du rythme de la croissance du capitalisme (qui est la préoccupation des bourgeois), mais du style de ce développement, en ce qu'il intéresse la lutte anticapitaliste.

    Or, sur ce plan, il a parfaitement raison : la voie empruntée par l'Unité italienne a entraîné un développement inégal Nord-Sud, tandis que la révolution agraire eût créé les conditions d'un autre développement, homogène, donc réellement unificateur. Mais, en cela, la thèse de Gramsci n'est nullement en contradiction avec celle des méridionalistes. Gramsci constate que le développement inégal handicape la lutte anticapitaliste, parce qu'il maintient les masses rurales du Sud hors de la bataille prolétarienne. Comment lui donner tort quand on sait le soutien dont le fascisme a bénéficié en Italie méridionale ?

    Les méridionalistes aujourd'hui vont seulement un peu plus loin dans le même raisonnement. Pourquoi les masses du Sud soutiennent-elles la droite ? N'est-ce pas parce que ce que leur offre la gauche à base nordique ne répond pas à leurs aspirations ? En transposant aux relations Nord-Sud la problématique centre/colonie, et en rappelant dans cette dernière la nature de l'alliance sociale-démocrate et la complicité du prolétariat nordiste, solidaire de sa bourgeoisie dans la surexploitation du «prolétariat externe» sudiste, un prolétariat de petits producteurs soumis à la domination formelle du capital, les méridionalistes ne trahissent pas Gramsci ; mais ils gênent certains...

    "Histoire ancienne"... : l'immaturité du prolétariat du Nord social-démocrate (et/ou en réaction d'impuissance diront certains, anarcho-syndicaliste !), son échec en 1920-22 sont dépassés depuis 1945. De surcroît, le choix européen de l'Italie, désormais irréversible, a mis un terme aux vieux protectionnismes.

    Enfin, l'émigration massive du Sud vers les usines du Nord, l'implantation de l'industrie dans le Sud, amorcée à une large échelle avec la modernisation rapide du dernier quart de siècle, ont bouleversé les données du problème ; la vieille alliance risorgimentiste est vidée de son contenu, les conditions de l'unité prolétarienne panitalienne sont créées.

    Hésitons devant tant d'optimisme. Zitara a-t-il tort lorsqu'il analyse le discours ouvrier pour en faire ressortir le caractère bourgeois : l'apologie du développement des forces productives (capitalistes en l'occurrence) ? Hier, nous rappelle-t-il, la classe ouvrière n'a rien fait (sauf au plan verbal) pour soutenir une révolution agraire dans le Sud ; on suggère que c'est parce que l'on craignait, comme Roméo, un recul des forces productives. Aujourd'hui, elle voit dans l'implantation industrielle au Sud le moyen de la création d'une classe ouvrière sudiste. Zitara y décèle une appropriation de l'espace sudiste par le Grand Capital, opérant dans des conditions analogues à celles de l'exportation impérialiste des capitaux. Ajoutons que le discours européen (et l'eurocommunisme s'y soumet-il ?) inquiète toujours. Car, encore une fois, au nom du développement des forces productives, qui est l'affaire de la bourgeoisie, que ne va-t-on pas accepter ? Et comment sortir des griffes de l'Europe "germano-américaine" si l'on nourrit ce discours ?

    Troisième thèse : L'Italie du Sud n'était pas plus arriérée que celle du Nord en 1860. Son retard est tout entier le résultat de sa colonisation.

    Il faudrait étudier très profondément l'histoire de l'Italie pour juger de cette thèse de Capecelatro et Carlo. Mais les dévastations de l'historiographie occidentalo-centrique ailleurs incitent à prendre leurs arguments au sérieux.

    Ces auteurs prétendent que l'agriculture de la Sicile, dans la seconde moitié du XVIIIème siècle, avait cessé d'être féodale. Sous l'effet de l'afflux d'argent d'Amérique, via l'Espagne, la grande propriété s'était modernisée pour produire du blé marchand à grande échelle, la rente était payée en argent ; la prolétarisation rurale avancée avait permis une urbanisation et l'établissement de manufactures dont témoignent les exportations de Palerme.

    L'abolition de la féodalité par Murat à Palerme répondant à des forces internes, les Bourbons à leur retour furent contraints de ne pas revenir en arrière. L'Italie du Sud s'intégrait néanmoins dans le système mondial comme périphérie, dans le sillage de l'Angleterre : les importations de ce pays avaient tué l'industrie de la soie, mais favorisé les exportations de blé. Il en était de même d'ailleurs à l'époque du Nord, dont la bourgeoisie était encore exclusivement agraire. Le Sud réagissait néanmoins pour éviter de devenir une colonie anglaise. Tel est le sens de la révolution de 1820-21, suivie de la politique d'amorce de l'industrialisation des Bourbons : protectionnisme et appel aux capitaux étrangers. L'effondrement des Bourbons est dû à l'attitude de la bourgeoisie agraire, libre-échangiste, qui abandonna son roi contre le soutien de celui de Savoie. Ainsi, ce furent les forces réactionnaires du Sud qui ont accueilli favorablement l'Unité.

    Ces thèses, si elles sont fondées, contredisent-elles Gramsci ? Nous ne le pensons pas. En fait, Gramsci n'a nullement confondu capitalisme et industrie ni cru que la bourgeoisie du Nord était déjà industrielle quand elle a fait l'Unité. Mais elle allait le devenir. Certes, Gramsci sous-estimait la contribution que la surexploitation du Sud allait apporter à l'accumulation industrielle, puisqu'il ignorait la problématique de la domination formelle.

    Mais ce développement prolonge Gramsci plus qu'il ne le contredit. En tout état de cause, que l'Italie du Sud ait été aussi avancée que celle du Nord en 1860 ou pas, les effets dévastateurs de l'Unité telle qu'elle a opéré ne peuvent guère être discutés. Chine ou Congo, les conséquences de l'impérialisme ont été ailleurs identiques.

    Le développement inégal de l'Italie capitaliste rejoint donc par certains aspects la problématique plus générale du développement inégal centres/périphéries à l'époque impérialiste. Nous n'appliquerons pas pour autant cette conclusion à toutes les formes du développement inégal à l'intérieur des centres. Il faudrait auparavant examiner plus en détail des exemples comme ceux du régionalisme en France (Bretagne, Occitanie), comme ceux de l'Irlande et du Sud des États-Unis et se poser la question de savoir si les Noirs constituent ou non une nation...


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