• QUESTIONS NATIONALES ET LUTTES DE CLASSE : L’ÉTAT ESPAGNOL (suite)

    (Première partie)

    3. LES CONTRADICTIONS NATIONS/ÉTAT ET LA LUTTE DES CLASSES

    front popularCela a déjà été dit à plusieurs reprises : l’État espagnol est sans doute l’espace géographique, en Europe, où existe la plus haute conscience populaire de ce que théorise SLP sur le rapport question nationale/lutte de classe, depuis maintenant plusieurs années : les grands États modernes, qui ont fourni au capitalisme et aux révolutions bourgeoises (les transformant en États contemporains) leur ‘cadre propice’ de développement et d’action, sont tous sans exception des États plurinationaux qui ont nié politiquement (et tenté de nier socialement et culturellement, au stade des monopoles) un ensemble de nations précédemment constituées ; et le ‘retour’ de ces nations niées à un niveau supérieur (sur une ligne politique révolutionnaire, sous la direction du prolétariat) est une composante intrinsèque du processus de la révolution prolétarienne (et non un épiphénomène ‘déplaisant’ avec lequel les révolutionnaires marxistes devraient, presque à contrecœur, ‘composer’).

    En ‘Espagne’, donc, la contradiction entre les nationalités et l’État qui les a absorbées, et surtout, le lien entre cette contradiction et la lutte des classes, ont toujours été à un niveau sans guère d’équivalent ailleurs ; et sont encore aujourd’hui ‘à la pointe’ européenne et occidentale sur la question.

    asturias1934.jpgDéjà dans les années 1930, les marxistes-léninistes venus de toute l’Europe, dépêchés par le Komintern pour ‘appuyer’ le jeune mouvement communiste en formation, avec leurs conceptions ‘kominterniennes’ d’un Lénine ou d’un Staline qui ne s’étaient jamais départis d’un certain jacobinisme, comprirent rapidement avec quelle réalité sociale ils allaient devoir ‘composer’. Ainsi, en Catalogne, la fédération locale du PCE sera amenée à former un Front, puis à fusionner en juillet 1936 (immédiatement après le pronunciamiento franquiste) avec la fédération du PSOE, l’Union socialiste de Catalogne et le Parti prolétaire catalan pour former le Parti socialiste unifié de Catalogne, tandis qu’un Parti communiste basque est créé en 1935. La gauche radicale et révolutionnaire était particulièrement ancrée en Catalogne et dans le Pays valencien (où s’installeront les institutions républicaines), au Pays Basque côtier (urbain et industriel) qui deviendra République d’Euzkadi, en Andalousie, en Cantabrie et dans les Asturies (théâtre d’une puissante insurrection ouvrière en 1934, contrôlant plusieurs milliers de km² pendant plusieurs semaines ; en 1937, dernier territoire du Nord à résister aux franquistes, elles tenteront de proclamer leur indépendance sous la conduite du socialiste Belarmino Tomás) ; cela sans jamais se départir d’un profond sentiment national. En revanche les nations galicienne et léonaise, la Vieille-Castille – où s’installe le gouvernement franquiste, à Burgos – et le Pays Basque navarrais et alavais seront des bastions contre-révolutionnaires...

    Aujourd’hui, il n’existe pas de courant politique indépendantiste ou ‘confédéraliste’ qui soit ‘de droite’ : tous sont – à minima – sur une ligne réformiste radicale, sinon révolutionnaire anticapitaliste. La droite modérée – présente dans toutes les nations ou presque – est au mieux autonomiste, comme d’ailleurs la social-démocratie (déclinaisons du PSOE et d’IU dans chaque ‘communauté autonome’), même si en Catalogne (CiU) et au Pays Basque (PNV) la contradiction de la puissante www.mineros-con-las-banderas-de-Asturiias-y-Leon-2.jpgbourgeoisie avec l’État madrilène peut aller jusqu’au ‘chantage à la sécession’. La ‘droite radicale’ PP et l’extrême-droite néo-franquiste sont profondément espagnolistes. Et ‘dans l’autre sens’, il n’y a pratiquement aucun individu, aucun groupe (fut-il simplement de musique) ayant une ‘conscience sociale avancée’ et a fortiori une conscience anticapitaliste, qui n’intègre des éléments de ‘réaffirmation nationale’. ‘Frères’ de nos ‘thoréziens’ façon URCF, PRCF ou Coordination communiste, amis internationaux du PTB, du KKE, des PC cubain ou vietnamien, bref, dans cette ‘mouvance-là’, les révisionnistes ‘orthodoxes’ du PCPE (qui ont scissionné du PCE ‘eurocommuniste’ en 1984, avec l’appui soviétique et cubain) mettent en avant ‘sans complexe’ le mot d’ordre de ‘République confédérale socialiste’ (la République est évidemment un autre grand mot d'ordre incontournable pour toute personne progressiste, puisque c’est sous cette forme institutionnelle que ‘l’espoir a été assassiné’ en 1936-39 : il n’y a pas de force révolutionnaire ni même sincèrement réformiste qui ne revendique le rétablissement de la République). 

    Il y a évidemment à cela des raisons de culture politique historique : ‘droite’ = Franco = centralisation castillane autoritaire. Mais ces ‘raisons historiques’, à moins de considérer que l’histoire ‘flotte dans les airs’, sont en réalité indissociables de la base matérialiste fondamentale sur laquelle l’’Espagne’ s’est construite comme État moderne, puis comme État contemporain dans lequel se déroule présentement la lutte des classes.

    Là sont les raisons historiques de la situation objective. Sur le plan subjectif, c’est-à-dire de la conscience élevée que les masses populaires en ont, les raisons sont également matérialistes historiques : la bourgeoisie, on l’a dit, a toujours été historiquement faible, elle l’était déjà lorsque l’État s’est formé par un mariage féodal, et n’a pas pu profiter de la colonisation des Amériques pour se développer (la richesse produite étant captée par l’aristocratie coloniale pillarde, la splendeur de la Cour, les Pays-Bas privilégiés par Charles Quint, l’Église et les besoins de la Contre-Réforme etc.). Elle n’a, à vrai dire, jamais rien pu entreprendre de sérieux (au regard de QUESTIONS NATIONALES ET LUTTES DE CLASSE : L’ÉTAT ESPAGNOL (suite)l’histoire) sans le renfort d’une frange aristocratique ‘éclairée’, moderniste. Et surtout - de ce fait même - elle n’a pas connu l’émergence d’une bourgeoisie dominante, qui aurait imposé sa langue et sa culture aux autres bourgeoisies nationales puis, de là, à l’époque des monopoles, aux masses populaires. Les tentatives ont bien existé, au 18e siècle sur le ‘modèle français’, sous Primo de Rivera, puis sous Franco ; sous ce dernier, le castillan s’est effectivement répandu dans toute la péninsule comme langue véhiculaire et ‘d’usage public’ (puisqu’il était interdit d’en parler publiquement une autre) ; mais globalement, cela n’a jamais ‘pris’. Si bien que les langues, les cultures et les sentiments nationaux sont toujours bien vivants ; la centralisation castillane est le ‘pilier’ de l’ordre établi, mais un ‘pilier’ strictement politico-militaire : malgré la férocité - et la durée - de la répression franquiste, aucune nation ibérique ne connaît le niveau d’aliénation culturelle, de perte de conscience d’elle-même que connaissent les nations d’Hexagone après 200 ans de bonapartisme et de ‘République une et indivisible’. Toute personne un tant soit peu ‘éveillée’ et progressiste en ‘Espagne’ comprend parfaitement la fonction historique et actuelle de l’‘espagnolisme’ ; alors qu’en ‘France’, non seulement le rôle de l’idéologie ‘républicaine’ et ‘française’ est incompris, mais il est de surcroît célébré et défendu, et les affirmations nationales, même sur la ligne la plus prolétarienne et révolutionnaire qui soit, sont rejetées comme du ‘fascisme masqué’, de l’‘identitarisme de gauche’ etc. etc...  

    canarias.jpgCela ne veut pas dire, bien entendu, que tout cela n’ait jamais rencontré de résistances, dans un mouvement communiste dont les dogmatismes obtus sont le cancer latent, toujours prêt à dégénérer : Argala décrivait fort bien ce mélange de ‘nihilisme national’ (au cri de : ‘les prolétaires n’ont pas de patrie !’) et d’espagnolisme objectif, qu’il avait tant de fois rencontré dans son parcours militant.

    Fondamentalement, deux territoires/populations peuvent sembler faire mentir la théorie du ‘donut Sainte-Alliance’ ; mais il faut, en réalité, simplement étudier la question de plus près : il s’agit du ‘Grand Sud’ Andalousie-Murcie (et, plus largement, des terres mozarabes au sud du Tage et de Valence), et de la nation basque.

    Le ‘Grand Sud’ est un territoire d’une arriération économique qui, encore aujourd’hui, évoque plus l’Amérique latine qu’une région d’Europe. Il devrait donc, logiquement, faire partie de la ‘masse de manœuvre’ conservatrice/réactionnaire.

    Mais la région du Bas-Guadalquivir (Séville, Cadix) a aussi été, de la fin du 15e au début du 19e siècle, le ‘grand port’ ibérique vers les Amériques, point de départ le plus proche pour les Canaries (d’où l’on ‘prenait’ ensuite l’alizé jusqu’aux Caraïbes) ; bien qu’à partir de Charles Quint, elle radicales1ait souffert de la concurrence d’Anvers (privilégiée par le souverain flamand). Ceci a donné naissance à une bourgeoisie réduite, mais offensive, plongeant en partie les racines de son ‘humanisme’ dans l’héritage d’al-Andalus : ce n’est pas un hasard si la première Constitution de l’histoire ibérique (1812) fut adoptée à Cadix. Voilà pour l’aspect révolutionnaire bourgeois. Du côté des masses populaires (essentiellement paysannes très pauvres), la réalité sociale sous l’État espagnol a souvent été perçue – non sans raison – comme une réalité coloniale : terre de ‘reconquête’ tardive (entre le 13e siècle et 1492), le ‘Grand Sud’ a vu la liquidation de tous les éléments porteurs d’un peu de développement économique et d’‘esprit moderne’ (juifs, musulmans, puis ‘marranes’ et ‘morisques’), et le ‘plaquage’ d’une aristocratie terrienne (ou, souvent, d’une grande propriété ecclésiastique) vieille-castillane sur le ‘substrat’ populaire mozarabe… Ceci donnera naissance à une masse rurale ultra-pauvre, réellement semi-prolétarienne – évoluant, par la suite, vers le prolétariat rural. D’où, historiquement, un fort sentiment populaire anti-castillan (y andalucia es mi paiscompris dans le Sud de la Nouvelle-Castille, la Mancha) et un fort ‘particularisme’ valencien vis-à-vis de la Catalogne ; un fort sentiment anticlérical (catholicisme imposé de force aux masses musulmanes, juives ou ariennes) ; et une forte conscience politique progressiste : ‘libérale avancée’ voire – déjà – républicaine au 19e siècle (pour l’aspect bourgeois, les masses tendant alors à se ranger derrière le ‘libéralisme radical’ de la bourgeoisie, souvent issue de l’ancienne élite andalouse, ‘marrane’ ou ‘morisque’ ‘passée à travers’), culminant dans la ‘révolution cantonaliste’ de 1873-74 ; puis ‘républicaine sociale’, socialiste (l’Andalousie devient un ‘bastion’ du PSOE, créé en 1879), anarcho-syndicaliste et enfin marxiste-léniniste (pour l’aspect prolétarien). Le mouvement national andalou, fondé vers 1915 par Blas Infante, se pose d’entrée de jeu comme républicain fédéraliste, progressiste, démocratique, ‘socialisant’ (Infante avait même des sympathies pour l’anarcho-syndicalisme ; il sera finalement assassiné par la Phalange en août 1936). Pour se faire une idée du niveau de conscience et de lutte de classe en Andalousie, il suffit de regarder vers l’expérience étonnante de Marinaleda : sous la ‘transition démocratique’, des paysans pauvres ont occupé les terres de grands propriétaires fonciers autour de cette localité (ils sont toujours poursuivis en justice dans bien des cas...) et fondé une communauté agricole ‘socialiste’ autogérée. Sous la conduite de leur ‘maire’ (Juan Manuel Sánchez Gordillo), ils mènent à présent des opérations d’‘autoréduction’ (expropriation de nourriture et de produits essentiels dans les supermarchés, redistribués ensuite dans les quartiers populaires dévastés par la crise) dans la région...

    bietan_jarrai.jpgLe Pays Basque, lui, est à l’origine une terre de petite propriété paysanne libre, encadrée par des ‘lois’ locales séculaires (les fueros, lege zaharrak – ‘vieilles lois’ – en euskara) et un très important petit clergé catholique (l’anticléricalisme y est une bizarrerie presque extra-terrestre). Au 19e siècle et jusqu’au début du 20e, il s’industrialise massivement (à partir, surtout, du centre principal de Bilbao). Sous le ‘despotisme éclairé’ du 18e siècle puis la période révolutionnaire bourgeoise (avec les guerres napoléoniennes et carlistes), ce sont plutôt les provinces intérieures (Navarre, Alava) et les campagnes en général qui sont ‘particularistes’, sur une ligne réactionnaire (traditionaliste, attachée au catholicisme et aux lege zaharrak). Les grandes villes (Bilbao, Donostia, Irùn) et les provinces côtières (Bizkaya, Guipuzkoa) sont dirigées par une bourgeoisie favorable au (relatif) ‘modernisme’ impulsé, le cas échéant, par Madrid (bien sûr, lorsque Madrid est réactionnaire gudarieguna.jpgcomme sous Ferdinand VII, ce sont les campagnes/intérieur qui lui sont sympathiques et la bourgeoisie urbaine/côtière qui ‘grogne’, mais sans mettre en avant – à l’époque – une affirmation nationale basque, sinon marginalement). Lorsque dans les années 1830-40, au regard de la situation objective en Europe capitaliste (avec ses deux centres dominants, Paris et Londres), ce traditionalisme historiquement dépassé constitue un obstacle, un frein au développement des forces productives de la péninsule et - par là - du continent tout entier, il va alors devoir par la force des choses disparaître, et c’est dans ce sens que va s’exercer l’autorité castillane avec l’appui de toutes les bourgeoisies nationales ibériques (y compris la basque) ; autorité qui prend garde, toutefois, à contenir les tendances trop ‘radicales’ de Catalogne et du Sud. Au regard du développement global, euro-méditerranéen du capitalisme et donc des forces productives, cela est progressiste comme pourra l’être la conquête de l’Italie méridionale par le Piémont ou même - expliqueront Marx et Engels - la conquête de l’Algérie par la ‘France’. Pour autant, cela n’en reste pas moins une oppression nationale qui voit forcément se lever une résistance ; même si celle-ci, à ce moment-là, est malheureusement réactionnaire, tournée vers le passé et donc ‘perdante’ : ‘paradoxe’ que seule la dialectique marxiste peut permettre de saisir.

    hasiMais cette réalité s’inverse totalement entre la fin de la dernière guerre carliste (1876) et le début de la guerre civile antifasciste (1936). Dès lors, et jusqu’à nos jours, ce sont les provinces côtières urbanisées qui sont le plus massivement abertzale sur une ligne progressiste radicale voire révolutionnaire, et les provinces rurales intérieures (surtout le Sud de l’Alava et de la Navarre) qui sont conservatrices/réactionnaires et… ‘espagnolistes’ (les carlistes, au demeurant, n’étaient nullement abertzale : ils luttaient pour une ‘Espagne’ unie mais traditionaliste, respectant les ‘vieilles lois’ médiévales des nations constitutives). Autrement dit, à travers le processus de la ‘révolution industrielle basque’ (qui correspond globalement à cette période), l’affirmation nationale a changé de camp : elle est passée de majoritairement rurale et ‘de droite’ à majoritairement urbaine et ‘de gauche’. Il faut dire que la petite paysannerie propriétaire, qui caractérisait la grande majorité de la société basque au 19e siècle, est entre temps devenue largement… classe ouvrière et a rencontré dans les quartiers ouvriers et les usines, au contact des travailleurs ‘immigrés’ méridionaux, les idées socialistes, marxistes ou anarcho-syndicalistes qui vont influencer l’abertzalisme (évolution exprimée notamment par la fondation en 1930 de l’Action Nationaliste BasqueEusko Abertzale Ekintza – sur une ligne socialiste, rompant avec le conservatisme catholique – évoluant, lui, vers la démocratie-chrétienne – du PNV et aujourd’hui… illégale en vertu de la ‘loi des partis’ de 2002, comme ‘soutien’ présumé du ‘terrorisme d’ETA’).

    Si l’on schématise, l’‘Espagne’ des guerres carlistes, du processus menant à l’État contemporain, c’est :

    guerre carliste- Au centre, la classe dominante madrilène, ‘aristocratie de Cour’ et grande-bourgeoisie, qui ‘pilote’ l’État ; avec ses tendances plus 'libérales avancées’ ou plus 'modérées-conservatrices’. Autour d’elle, la ruralité de la Meseta est sa ‘masse de manœuvre’.

    - La bourgeoisie de la côte nord-atlantique, qui est globalement dans le même schéma.

    - La ruralité du Nord, le long des chaînes pyrénéenne et cantabrique : Galice,  León, Vieille-Castille, Navarre et ‘Pays Basque intérieur’ en général, ou encore Haut-Aragon ; qui est le ‘bastion’ du conservatisme, du traditionalisme, solidement encadré par l’aristocratie locale et l’Église, et l’attachement basque aux fueros : ‘bastion’ que Madrid, si elle veut que l’‘Espagne’ suive le reste de l’Europe sur le chemin de la modernité, doit briser (dans ce cas, ce sont des caudillos ‘libéraux avancés’ qui sont mis en avant).

    - Au Sud et à l’Est, une bourgeoisie ‘libérale avancée’ et des masses aux luttes démocratiques parfois radicales ; choses qu’il s’agit de ‘contenir’ (ce sont alors des caudillos ‘modérés-conservateurs’ qui tiennent le pouvoir à Madrid).

    L’‘Espagne’ de l’époque de la révolution prolétarienne, si l’on prend le moment type des années 1930, c’est :

    1011259-La_guerre_civile_dEspagne_1936.jpg- Galice,  León, Vieille-Castille, Navarre-Alava, Haut-Aragon : classe dominante réactionnaire, masses populaires ‘sous contrôle’ en ce sens (encore qu'existe en Galice une petite force autonomiste de gauche républicaine, l'ORGA).

    - Sud, Pays catalans, côte nord-atlantique du Pays Basque aux Asturies : les masses sont ‘rouges’ ; la bourgeoisie compte un fort courant démocratique, républicain, réformiste ; la bourgeoisie réactionnaire est isolée.

    - Grand Madrid : les masses sont rouges, la classe dominante est conservatrice ou républicaine ‘modérée’ - elle attend, en majorité, l’‘armée de secours’ franquiste (le général Mola appellera ces éléments réactionnaires la "cinquième colonne", s'ajoutant aux quatre colonnes franquistes convergeant vers la capitale, d'où l'expression devenue courante).

    Dans les deux cas, la centralisation castillane autoritaire est la ‘clé de voûte’ de l’édifice dominant, qu’il s’agisse de mener une politique ‘modernisatrice mais pas trop’, ou qu’il s’agisse de défendre une ‘tranchée’ du capitalisme mondial contre un détachement local de la révolution prolétarienne.

    Ce système, ‘refondé’ par le ‘pacte’ constitutionnel de 1978, est toujours fondamentalement le même aujourd’hui

    Un autre facteur important, qu’il n’est pas possible de laisser de côté, c’est, dans le contexte de la ‘révolution industrielle espagnole’ entre le milieu du 19e siècle et la fin du franquisme (1975), les très importantes migrations internes de travailleurs pour les besoins du Capital ; migrations surtout du Sud et du Centre de la péninsule (au sud du Tage et de Valence) vers le Grand Madrid, la Catalogne et la côte nord-atlantique (Pays Basque, Cantabrie, Asturies). Globalement, il est possible de dire qu’une partie (plus ou moins importante, mais jamais négligeable) de ce prolétariat migrant a ‘fusionné’ politiquement avec le prolétariat de la nation d’accueil, sur une ligne à la fois de lutte de classe anticapitaliste et d’affirmation nationale ; tandis qu’une autre partie est restée ‘prisonnière’ de l’espagnolisme ‘de gauche’ (PSOE/UGT surtout, ou PCE/CC.OO eurocommuniste carrilliste qui forment aujourd’hui ‘Izquierda Unida’ (Gauche unie) avec les écolos, sans oublier de nombreux groupes trotskystes voire ‘ML’ ou même ‘maoïstes’ objectivement espagnolistes, à coup de ‘nihilisme national’).

    Aujourd’hui, comme on l’a dit, l’État espagnol est plongé comme toute l’Europe du Sud dans une crise économique et sociale sans précédent dans son histoire.

    manif_drapx_repub_et_andalous.jpgLa crise générale du capitalisme, commençant dans le pays à peu près concomitamment avec la mort de Franco, avait quelque peu ralenti l’essor économique entamé durant les quinze dernières années de son règne ; cependant, l’‘Espagne’ avait toujours gardé une croissance capitaliste (du PIB) supérieure à celle des autres pays européens et jamais connu de véritable récession (hormis en 1992-93) ; en particulier, entre 1995 et 2008, elle avait connu des taux de croissance très élevés, de l’ordre de 4 à 5% voire parfois approchant les 6% du PIB (vers 2000). Tout ceci s’effondre à partir de fin 2008, la récession atteignant... - 4% en 2009 (!) et la croissance restant proche de zéro aujourd’hui. Le chômage, toujours structurellement fort même dans les périodes de forte croissance (économie fortement basée sur le bâtiment, le tourisme estival, l’agriculture saisonnière), explose pour avoisiner les... 5 millions de chômeurs/euses pour un État moins peuplé que la ‘France’, soit près de 25% de la population active (plus du tiers des moins de 30 ans). Dans ce contexte, les contradictions de classe deviennent évidemment explosives, mais aussi les contradictions inter-bourgeoises sur une base (avant tout) nationale. Le sévère ‘Empereur germanique’ du bloc impérialiste UE, suivi de son ‘co-empereur’ BBR qui n’en mène pas large (la prébende publique étant aussi un ‘pilier’ de son système), exige une ‘cure d’austérité’ du ‘flamboyant’ semi-impérialisme vassal hispanique (qui a, il faut le dire aussi, beaucoup dépensé dans une réelle modernisation de ses infrastructures - routes, rail, ports, transport urbain etc.).

    532438 445422942144595 631339975 nEst-il besoin de rappeler, ces deux dernières années, des mouvements comme celui des Indignad@s (expression de la jeunesse ‘moyenne-inférieure’ paupérisée), avec ses ‘séquelles’ mondiales comme le mouvement Occupy aux États-Unis ; ou, côté prolétarien, le magnifique (1-2-3-4) mouvement de type semi-armé (bien qu’avec des armes non-mortelles) des mineurs asturiens et léonais, mettant en sérieuse difficulté les forces de sécurité du Capital dans ces deux nations, renouant avec le souvenir glorieux de la Révolution asturienne de 1934 ? Parallèlement, il faut le dire aussi, le mouvement de type révolutionnaire qui était jusque-là le plus avancé de la péninsule, le Mouvement de Libération Nationale Basque (MLNV), a vu le triomphe d’une ligne petite-bourgeoise réformiste, qui a ‘fait son nid’ au cours de la dernière décennie, dans un contexte d’échec croissant de la stratégie militaire d’ETA (la branche armée du mouvement), jusqu’au ‘dépôt des armes’ définitif de cette dernière. Mais cette tentative de liquidation réformiste ‘à l’irlandaise’ se trouve en complet décalage avec la réalité objective des masses populaires et de la lutte des classes, en Euskal Herria (EH) comme dans toute la péninsule ; et passé l’‘éblouissement’ des premiers - apparents - ‘triomphes’ électoraux, la contestation va inévitablement se lever avec force (on la voit déjà se lever ça et là, dans un mouvement de libération profondément imprégné de marxisme révolutionnaire) ; car gagner les élections, c’est bien, mais les ‘likis’ (liquidateurs réformistes) vont maintenant devoir gérer la crise générale capitaliste (d'ailleurs, le recul électoral 'Bildu' est déjà net, comparé aux élections municipales et générales de 2011)...

    Périphérie d’une Europe capitaliste dominée par la ‘banane bleue’ (Italie du Nord, ‘France’ du Nord et de l’Est, Suisse, Allemagne, Bénélux, Angleterre), l’État espagnol, en conformité totale avec les analyses de Servir le Peuple, est aujourd’hui l'un de ceux (avec la Grèce) où le niveau de la lutte de classe prolétarienne atteint ses plus hauts sommets. Et cette lutte de classe, on l’a dit, est devenue de par l’histoire totalement indissociable de la réaffirmation nationale des peuples niés par la construction de l’État moderne et contemporain. S’il peut exister, dans la ‘gauche révolutionnaire’ (marxiste ou libertaire), des courants ‘espagnolistes objectifs’, c’est tout simplement que... comme ici en Hexagone, ces courants sont composés ou dirigés par des petits (voire moyens) bourgeois cartelvillalar2010.jpg‘radicaux’, dont l’‘Espagne’ comme État contemporain est la condition d’existence de classe. Il y a en ‘Espagne’ cette particularité, unique en Europe, que sont les libérationistes révolutionnaires... castillans, avec leur drapeau violet frappé de l’étoile rouge et du château (castillo) de Castille, se plaçant dans le prolongement à un niveau supérieur (prolétarien) du mouvement comunero du 16e siècle, mouvement bourgeois-populaire des villes castillanes contre la consolidation de l’État moderne par (à l’époque) un souverain étranger, le flamand et empereur germanique Charles Quint... ce qui n’est pas sans évoquer, aujourd'hui, la très actuelle domination économique de la ‘banane bleue’ européenne sur la péninsule. Autrement dit, les prolétaires révolutionnaires de la nation centrale comprennent parfaitement la fonction de l’État espagnol, avec sa centralité réactionnaire de l’oligarchie castillane, vis-à-vis des masses populaires de toutes les nations, y compris... de Castille. Ils prônent généralement, comme à peu près tous les libérationistes nationaux de la péninsule (sauf peut-être au Pays Basque, à dominante séparatiste), une destruction de l’État ‘espagnol’ oppresseur et une refondation complète des relations sociales territoriales, sur une base confédérale ibérique (pourquoi exclure le Portugal ?), égalitaire entre les peuples (certains, en Aragon ou en Catalogne, y incluraient même volontiers l’Occitanie...). Une conception favorisée par une riche expérience historique en ce sens : le mouvement - on l'a dit - comunero du 16e siècle, la Révolution cantonaliste (républicaine ultra-démocratique et fédéraliste) dans le contexte de 'dislocation de l'État' en 1873-74, ou encore la grande autonomie des fronts et des régions républicaines ('fragmentées' et isolées par les zones franquistes) durant la Guerre civile - Generalitat catalane et République d'Euzkadi, mais aussi le Conseil régional de défense d'Aragon (principalement CNT avec des éléments UGT et POUM) ou encore le Conseil souverain d'Asturies et León de Belarmino Tomás (1936-37 l'un et l'autre).

    Tout cela s'est par exemple traduit, aux dernières élections européennes de 2009, par la liste Initiative internationaliste - Solidarité entre les Peuples (article Wikipédia en castillan), regroupant diverses forces marxistes et libérationistes marxisantes (y compris castillanes, celles-ci étant même à l'origine de l'initiative) et appuyée notamment par la gauche abertzale basque, dont l'interdiction venait de permettre aux espagnolistes du PSOE et du PP de gouverner la Communauté autonome basque (CAV) pour la première fois depuis 30 ans. L’État espagnol tenta de la faire illégaliser puis, obligé de reculer sous la pression (notamment) des institutions et de ses partenaires européens... organisa une fraude massive et éhontée (lire ici et ici) digne d'une république bananière, portant potentiellement sur des dizaines de milliers de bulletins (!!!) ce qui priva sans doute l'Initiative d'un élu à Strasbourg (il fallait 2%, la liste en a obtenu 1,15). Ces faits sont largement passés inaperçus à l'époque de ce côté-ci des Pyrénées, et tombés depuis dans l'oubli le plus total...

    estreleira-bandeira-da-galizaDans le même temps, la crise générale capitaliste (entrée dans une phase terminale) et l’’austérité’ conséquente conduisent à un ébranlement, une remise en cause brutale du ‘pacte’ inter-bourgeois de 1978. Trop faibles militairement pour se passer de l’État central, face aux mouvements sociaux qui les secouent, les bourgeoisies du Nord-Ouest (Galice, Asturies, Cantabrie, León) et du Sud (Andalousie, Murcie etc.) se gardent bien de le remettre en cause (d’autant plus que dans le dernier cas, on l’a dit, l’oligarchie est une oligarchie castillane ‘plaquée’ de manière coloniale sur la population ‘re’-conquise). Mais, dans un système de (toute relative) ‘solidarité pan-ibérique’, les puissantes bourgeoisies basque et catalane ne veulent plus ‘payer pour le Sud’, et revendiquent une autonomie élargie (fiscale, notamment) pouvant aller jusqu’à l’indépendance. Et les masses populaires, dominées par une ligne petite-bourgeoise, ne sont malheureusement pas ‘vierges’ de ce type de sentiment : lorsque le ‘modèle social’ vole en éclat sous les coups de l’’austérité’, chacun, dans les masses spontanément économistes (dixit Lénine), tente naturellement de ‘tirer la couverture à lui’. En réponse, les masses populaires méridionales (ou du Nord-Ouest galicien-asturien-léonais, également assez déshérité) vont naturellement s’insurger contre l’’égoïsme’ basque et catalan, et se ranger derrière la ‘gauche’ bourgeoise espagnoliste de type ‘fédéraliste’ (PSOE, IU).

    voluntat-poble-lema-campanya-CiU EDIIMA20121109 0142 5Aux dernières élections basques et catalanes, en tout cas, l'on observe 1°/ un recul des nationalistes grands-bourgeois PNV et CiU (respectivement -3  et -12 sièges), porteurs ‘historiques’ (depuis 1975) de l’affirmation nationale, mais passant également pour des ‘partis de l’austérité’ ; il faut dire que, s'ils sont généralement considérés comme de 'centre-droit' dans une péninsule où 'droite dure' rime inévitablement avec 'espagnolisme', plus grand chose, dans leur conception du monde, ne les distingue en réalité du PP, avec lequel il n'hésitent d'ailleurs plus (depuis les années 1990) à s'allier ; 2°/ une forte poussée du nationalisme ‘de gauche’ petit-bourgeois (la bourgeoisie nationale proprement dite, et non la bourgeoisie ‘intégrée’ dans le ‘système Espagne’ de 1978), avec Bildu en EH (malgré, on l'a dit, un recul assez net par rapport aux échéances de 2011) et la Gauche républicaine (ERC) ou la Candidature d’Unité populaire (CUP) en Catalogne (+16 et +11 sièges, la CUP faisant son entrée avec 3 élus) ; 3°/ une légère poussée, en Catalogne, de la gauche ‘radicale’ espagnoliste (ICV), avec +3 sièges ; 4°/ un effondrement du PSOE, avec sa ligne ‘fédéraliste’ (-9 et -8 élus), ainsi qu’un léger recul du PP (ligne espagnoliste dure) en Euskadi ; 5°/ en Catalogne, en revanche, un léger progrès du PP (+1) et du ‘Parti des Citoyens’ (espagnoliste ‘centriste’, qui gagne 6 élus), ce qui montre que le camp espagnoliste ‘durcit’ ses positions (en EH il est discrédité pour avoir gouverné ces trois dernières années, en coalition PSOE-PP, alors que la gauche abertzale était sous le coup de la ‘loi des partis’).

    Dans les deux cas, la gauche nationaliste petite-bourgeoise devient la deuxième force parlementaire devant le PSOE.

    Il va de soi, comme cela a déjà été expliqué ici, que l’’indépendance’ prônée par ces forces (qui appellent à des référendums) ne saurait être que 100% bourgeoise et réactionnaire, ne serait-ce que (déjà) par la démarche ‘ne plus payer pour le Sud’ qui les porte ; et que dans tous les cas, un Pays Basque (avec ou sans la Navarre ?) et une Catalogne ‘indépendants’, dès lors que cela ne s’inscrit pas dans une véritable libération nationale expression locale de la révolution prolétarienne européenne et mondiale, resteraient totalement intégrés dans le ‘système Europe’ sous domination franco-allemande. Peut-être – peut-on se prendre à rêver – que face à la montée des luttes populaires, ces bourgeoisies devenues ‘indépendantes’ se retrouveraient rapidement démunies sans l’appui politico-militaire de Madrid… Mais, quoi qu’il en soit, cette poussée des aspirations ‘centrifuges’, faisant voler en éclat le ‘pacte’ post-franquiste, montre bien que l’’Espagne’, comme le reste de l’Europe et de la planète, est bel et bien entrée dans la fin d’un monde.

     


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