• Tunisie : DEUX questions à se poser...


    ... et pas une de plus.

    L'article sera bref : tout le monde a suivi les résultats des 'premières élections libres' après la chute de l'autocrate Ben Ali. Avec 41% et 90 sièges (sur 217) promis, les z'islamiiiiiistes d'Ennahda ('Renaissance') seront la principale force du nouveau 'paysage' politique. Il va de soi, et cela commence déjà à s'exprimer un peu partout sur la toile, qu'à l'extrême-droite fasciste il va s'en trouver pour claironner "voilà le résultat !" ; Marine Le Pen ayant d'ailleurs été très claire là dessus : "(Ben Ali, Kadhafi, Moubarak etc.) c'était des dictateurs, certes, mais laïcs"... Mais ce n'est pas tout, comme d'habitude : il s'en trouve également à 'gauche' qui, après avoir célébré la 'Révolution du Jasmin' et même inauguré des 'rues Mohamed Bouazizi', commencent presque à regretter le sublime mouvement populaire et la chute du tyran, sur l'air de 'tout ça pour ça ?'. Et d'espérer, presque, un 'sursaut', que 'quelque chose' se produise pour conjurer l'horrible 'scénario iranien'. Quelque chose comme... quoi ? Comme le coup d’État militaire de 1992 en Algérie, début d'une décennie de massacres ? Social-impérialisme, incapable de considérer les peuples arabes et de culture musulmane comme 'majeurs', quand tu nous tiens... On rappellera que le RCD de Ben Ali, comme le PND de Moubarak, furent membres jusqu'à leur chute de... l'Internationale socialiste, sans que cela ne gène d'aucune manière les hiérarques 'roses' d'Europe.

    Et puis, bien sûr, il y a des 'communistes' qui considèrent que 'tout ça, c'est parce qu'il n'y a pas de Parti', et donc... il fallait garder Ben Ali ? On ne voit guère d'autre option. Mais, au juste, les exploité-e-s, les affamé-e-s qui se sont levé-e-s 'comme d'un seul homme' ou ‘comme d'une seule femme’ après le suicide atroce de Mohamed Bouazizi, avant de faire 'boule de neige' dans tout le pays et d'acculer le tyran à la fuite... attendaient-ils/elles leur avis éclairé, à ces 'communistes' ? Évidemment que non. Il y a eu un 'fait divers', affreux, le suicide par le feu d'un jeune homme de 26 ans, et les gens ont considéré que 'ce n'était plus possible'. Toute la colère accumulée depuis un quart de siècle (et même plus) a explosé. Bien heureux le 'Parti', quel qu'il soit, qui saurait ‘contrôler' cela. Ce sont les masses qui font l'histoire.

    Les masses se lèvent, balayant des tyrans que l'on croyait indéboulonnables (comme le tsar en Russie)... Et, ensuite, un éventuel Parti intervient pour décider de 'réforme ou révolution', de construire un avenir nouveau ou 'tout changer pour que rien ne change'. Mais c'est tout.

    Effectivement, ce résultat était totalement prévisible. Il va falloir admettre une chose une fois pour toutes. La spontanéité des masses, on le sait, n'est jamais révolutionnaire. En Occident, elle est réformiste, pour des conquêtes économiques et 'aller au bout' de la démocratie bourgeoise ; avec une tendance prononcée (en situation de crise) au social-chauvinisme. Dans les pays arabes, elle est 'islamiste', point. Disons plus exactement que, dans tous les pays dominés par l'impérialisme, elle est un mélange d'aspirations à l'indépendance nationale et à la justice sociale. En Amérique latine, c'est un puissant nationalisme contre le gringo, et une aspiration à la 'justice sociale' d'inspiration chrétienne. Elle a récemment trouvé à 's'incarner' dans le bolivarisme. Dans les pays arabes, cela a pu être le national-populisme 'moderniste', le 'kémalisme arabe' de Nasser, de Boumediene ou de Bourguiba. Mais le nassérisme, le boumedienisme et le bourguibisme n'existent plus. Les années ont passé et leur nature s'est révélée : le nassérisme a engendré Sadate puis Moubarak, le FLN algérien a donné la junte actuelle, le bourguibisme a donné Ben Ali. Alors, elle s'incarne dans cet 'islam politique' (c'est le terme là-bas) qui peut finalement se résumer très simplement : à toutes les questions de masse, toutes les aspirations à l'indépendance nationale (contre l'impérialisme) et à la justice sociale (contre la hogra), une seule réponse : "il faut revenir à l'islam" ; ou, plus exactement, il faut revenir à AVANT la domination impérialiste. N'était-on pas 'si bien' ?

    Telle est la spontanéité des masses et, lorsque le mouvement communiste est encore faible comme il l'est au Maghreb arabo-amazigh (bien qu'existant, et SLP salue ici tous les camarades du Maroc, de Tunisie etc.), il n'y a rien d'autre à attendre d'une élection bourgeoise pour une Assemblée bourgeoise.

    L'autre grande force qui émerge de ces élections du week-end dernier, c'est (pour faire court) la social-démocratie : 30 sièges pour le Congrès pour la République (CPR), 'nationaliste de gauche' de Moncef Marzouki ; 21 pour 'Ettakatol' (social-démocrate) ; 17 pour le Parti démocrate progressiste (social-libéral, très lié (dit-on) à l'impérialisme, en particulier US) ; 5 pour le Pôle démocrate moderniste du Mouvement Ettajdid, ancien... PC tunisien. Ou encore, 1 siège pour le Mouvement démocrate socialiste. Soit 74 sièges pour la social-démocratie (allant de l'équivalent de Hollande à l'équivalent de Mélenchon). Les marxistes-léninistes 'albanais' du PCOT ('frères' du PCOF) récolteraient 3 sièges, selon une estimation constante ; il y aurait également un ou deux sièges pour le Mouvement des patriotes démocrates, qui se réclame 'marxiste et panarabe'.

    À noter les scores de listes considérées comme 'néo-benalistes', 'émanations du RCD' : la Pétition populaire d'un mystérieux milliardaire basé à Londres (19 sièges), L'Initiative (5) ou encore Afek Tounes (4). C'est ce que représentent les partisans de l'ancien régime ; ceci dit, Ennahda aurait aussi, dit-on, recyclé beaucoup de 'petits RCDistes'. Les 'libéraux' du Parti libéral maghrébin et de l'Union patriotique libre ont un siège chacun.

    [Il y a, toutefois, une chose à souligner ABSOLUMENT : les "90%" de participation avancés par les médias bourgeois sont en réalité "90%" des INSCRITS. Sur les 7,5 millions de Tunisien-ne-s en âge de voter, seul-e-s un peu plus de 4 millions étaient inscrit-e-s sur les listes, soit à peine un peu plus de la moitié ! En définitive, par rapport au corps électoral de 7,5 millions, la participation est de 48% et non 90%. Tous les résultats ci-dessus sont donc à relativiser à cette aune.]

    En fait, comme pour l'Amérique latine, mais avec un phénomène de longue poussée puis d'explosion soudaine, ce que montrent les résultats de cette élection, c'est l'émergence de nouvelles couches bourgeoises longtemps écrasées sous la botte de l'appareil politico-économique RCDiste. Car, si celui-ci a écrasé la Tunisie sous une botte de fer, il l'a également considérablement développée, il a développé les forces productives, à travers notamment les 'mannes' du tourisme et de la sous-traitance.

    On peut globalement dire que :
    - la social-démocratie représente plutôt (et traduit l'influence sur les masses de) la nouvelle couche intellectuelle, 'tertiaire' et urbaine ;
    - Ennahdha, bien que sa direction soit composée de hauts diplômés, universitaires et professions libérales, représente plutôt la nouvelle couche industrieuse, 'industrielle et commerciale' : des bourgeois pas forcément très éduqués, mais 'entrepreneurs'. Et, là encore, leur influence sur les masses, de préférence dans les régions reculées et les zones déshéritées.

    Au niveau de l'électorat de masse, le clivage est peut-être (comme on l'a lu ici et là) un clivage côte/arrière-pays, mais plutôt, plus certainement, un clivage de formation scolaire, de diplôme. L'électorat nahdaoui a probablement, sous réserve d'enquête, un niveau de diplôme moins élevé et un taux d'analphabétisme supérieur, un accès plus limité à internet, à la presse etc. que l'électorat social-démocrate. La jeunesse diplômée sans emploi ni avenir, qui joue un rôle moteur et essentiel dans les processus en cours, a probablement voté social-démocrate ou PCOT. Mais l'électorat d'Ennahda, ce sont les pauvres entre les pauvres. Les communistes ne doivent jamais perdre de vue cela.

    Est-ce que ce 'triomphe' (avec 41%, c'est un peu exagéré : ils ne peuvent pas gouverner seuls) des 'islamistes' pourrait représenter, pour la Tunisie, le risque du FASCISME ?

    Et bien, si l'on considère le fascisme non comme une idéologie précise, mais comme un mode de gouvernement, c'est à dire, dans un pays comme la Tunisie, une dictature réactionnaire terroriste au service de l'impérialisme, tentant de mobiliser une partie des masses contre une autre, alors... assurément, oui. Comme en Iran. Et exactement... comme Ben Ali et son RCD, "laïc", "défenseur des femmes" et membre, comme on l'a dit, de l'Internationale socialiste.

    Cela pourrait... ou pas. Ou pas, si l'impérialisme et la classe dominante locale ont d'autres plans, comme par exemple d'enfermer les masses dans une 'réforme démocratique' de façade. Un plan qui, avec les scores de la social-démocratie, semble être une 'proposition stratégique' sérieuse d'une partie de la nouvelle bourgeoisie tunisienne aux tuteurs impérialistes.

    Dans ce cas, Ennahda, ce ne sera pas la mollarchie iranienne mais... l'AKP turc (dont ils se réclament, d'ailleurs). Il est d'ailleurs à noter que l'AKP, en Turquie, représente aussi ces nouvelles couches bourgeoises qui se sont formées dans le dernier quart du 20e siècle, dans le pays comme dans la diaspora. Une nouvelle bourgeoisie plus anatolienne (même 'migrée' à Istanbul ou en Europe), moins 'bosphorienne' et 'égéenne'. Moins européanisée, d'où l'attachement à la culture islamique mise en avant par l'AKP. D'où, aussi, l'"ouverture" apparente (en mode libéral, bourgeois) vers les minorités arabe ou kurde, laze ou alévi, l'ouverture (toute limitée) sur les questions de langue, d'affirmation culturelle. D'où, enfin, le "néo-ottomanisme", la politique étrangère tournée vers l'Orient, débouché capitaliste 'naturel' pour cette nouvelle bourgeoisie. L’État profond, lui, avec notamment le Conseil des Forces Armées, restant kémaliste fasciste kaypakkaya-kemalisme.pdf et tourné vers l'Occident - l'AKP, histoire de 'ne pas faire de vagues', lui laisse 'carte blanche' sur le dossier kurde, par exemple.

    Ennahda, ce pourrait donc être un conservatisme démocrate-bourgeois bon teint, une manière de démocratie-chrétienne musulmane, en Große Koalition avec la social-démocratie (c’est déjà en discussion, avec le CPR et Ettakatol en tout cas). Gérant tranquillou, sous couvert de "le peuple tunisien s'est exprimé", les intérêts de l'oligarchie compradore-bureaucratique-foncière et de l'impérialisme ; avec ce qu'il faut de démocratie de façade et ce qu'il faut de répression contre les ‘partageux’. Et, peut-être, une pointe de nationalisme bourgeois du 21e siècle, de ce nouveau Bandung de notre époque : le classique discours sur les 'relations Sud-Sud', le rapprochement avec les 'émergents' etc. (et, bien sûr, l’hostilité diplomatique à Israël).

    Pour les masses exploitées de Tunisie et pour les révolutionnaires, qui continuent quotidiennement la lutte, rien donc de fondamentalement changé, dans la misère et l'exploitation, par rapport à l'ère Ben Ali, sinon... peut-être une légère marge de manœuvre en plus, dont il faudra voir comment l'utiliser à bon escient. Et si c'est le fascisme, parce que le maintien des intérêts dominants l'exige, alors ce sera le fascisme EXACTEMENT COMME ça l'était sous Ben Ali, et comme ça aurait pu l'être sous une coalition "libérale/social-démocrate/ex-RCDiste" des 60% de non-Ennahda, ou encore sous une "reprise en main" militaire à l’algérienne.

    Ce que veut dire SLP, c'est que ce à quoi il faut absolument tordre le cou ; c'est cette idée que "Voilà, on a tout gagné : on a les islamistes" ; et que, finalement, il valait mieux que les masses restent bien tranquilles chez elles, l'échine courbée, et gardent Ben Ali. Idée que l'on retrouve de l'extrême-droite jusqu'aux gauchistes (dont c'est la caractéristique, de toute façon, d'être sur des positions de droite voire d'extrême-droite), en passant par la 'gauche coloniale' qui ne parvient décidément pas à considérer les peuples arabes comme des peuples majeurs.

    POUR LES COMMUNISTES, il n'y a que DEUX QUESTIONS à se poser, et pas trois :
    - à quelles BONNES QUESTIONS le vote populaire, prolétaire et paysan pauvre pour Ennahda (c'est-à-dire : pour 'revenir à l'islam') est-il une MAUVAISE RÉPONSE ;
    ET
    - quelles sont les BONNES RÉPONSES, les réponses MARXISTES, à ces questions ?

    C'est seulement en se posant ces questions, et en y répondant correctement, qu'un GRAND MOUVEMENT COMMUNISTE pourra se construire et se développer en Tunisie [Il y a, pour le moment, deux petites organisations maoïstes, peut-être en voie d'unification].

    Au temps de la Révolution bolchévique, le bolchévik tatar Mirzayet Soltan-Galiev le disait déjà clairement : ce que les masses musulmanes voient dans les 'prophéties coraniques', dans la promesse de 'royaume du Mahdi', c'est finalement leur profonde (et humaine) aspiration au communisme. Ceci est également valable pour le 'royaume du Christ' des chrétiens ou le 'retour du Messie' des juifs.

    Dans les masses exploitées, affamées et opprimées de la Terre entière, la soif de communisme est là. AUX COMMUNISTES DE JOUER !

    maghreb-manif

     


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