• La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes (Lénine, 1916)


    La révolution socialiste et le droit des nations
    à disposer d'elles-mêmes

     

    V. I. LÉNINE


    I. L’impérialisme, le socialisme et la libération des nations opprimées

    L'impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des États nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. Voilà pourquoi, en Europe occidentale et aux États-Unis, s'inscrit à l'ordre du jour la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement des gouvernements capitalistes, pour l'expropriation de la bourgeoisie. L'impérialisme pousse les masses à cette lutte, en exacerbant dans de vastes proportions les contradictions de classes, en aggravant la situation de ces masses aussi bien sous le rapport économique - trusts, vie chère - que sous le rapport politique : développement du militarisme, multiplication des guerres, renforcement de la réaction, affermissement et extension du joug national et du pillage des colonies. Le socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes, c'est-à-dire le droit à la libre séparation politique. Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu'ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d'une alliance libre - et l'alliance libre est une formule mensongère si elle n'implique pas la liberté de séparation - ces partis trahiraient le socialisme.

    Certes, la démocratie est aussi une forme d’État, qui devra disparaître quand celui-ci disparaîtra lui-même, mais cela n'arrivera que lors du passage du socialisme définitivement victorieux et affermi au communisme intégral.

    II. La révolution socialiste et la lutte pour la démocratie

    La révolution socialiste, ce n'est pas un acte unique, une bataille unique sur un seul front, c'est toute une époque de conflits de classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts, c'est-à-dire sur toutes les questions d'économie et de politique, batailles qui ne peuvent finir que par l'expropriation de la bourgeoisie. Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d'éclipser celle-ci, de l'estomper, etc. Au contraire, de même qu'il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s'il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie.

    Une erreur non moins grave serait de supprimer un des paragraphes du programme démocratique, par exemple celui concernant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, sous prétexte que ce droit serait "irréalisable" ou "illusoire" à l'époque de l'impérialisme. L'affirmation selon laquelle le droit des nations à disposer d'elles-mêmes est irréalisable dans le cadre du capitalisme peut être prise soit dans un sens absolu, économique, soit dans un sens relatif, politique.

    Dans le premier cas, cette affirmation est foncièrement erronée au point de vue théorique. Premièrement, sont irréalisables dans ce sens, en régime capitaliste, par exemple la monnaie de travail ou la suppression des crises, etc. Mais il est absolument faux que le droit des nations à disposer d'elles-mêmes soit également irréalisable. Deuxièmement, l'exemple de la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en 1905, suffit à lui seul pour réfuter ce "caractère irréalisable" compris dans ce sens. Troisièmement, il serait ridicule de nier qu'un petit changement du rapport des forces politiques et stratégiques, par exemple entre l'Allemagne et l'Angleterre, rendrait parfaitement "réalisable" aujourd'hui ou demain la formation de nouveaux États : polonais, indien, etc. Quatrièmement, le capital financier, dans sa tendance à l'expansion, achètera et soudoiera "librement" le gouvernement démocratique et républicain le plus libre et les fonctionnaires élus de n'importe quel pays, fût-il "indépendant". La domination du capital financier, comme celle du capital en général, ne saurait être éliminée par quelque transformation que ce soit dans le domaine de la démocratie politique; or, l'autodétermination se rapporte entièrement et exclusivement à ce domaine. Mais cette domination du capital financier n'abolit nullement l'importance de la démocratie politique en tant que forme plus libre, plus large et plus claire de l'oppression de classe et de la lutte des classes. C'est pourquoi tous les raisonnements présentant comme "irréalisable", du point de vue économique, l'une des revendications de la démocratie politique en régime capitaliste procèdent d'une définition théoriquement fausse des rapports généraux et fondamentaux du capitalisme et de la démocratie politique en général.

    Dans le second cas, cette affirmation est incomplète et inexacte. Car ce n'est pas seulement le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique qui, à l'époque de l'impérialisme, ne sont "réalisables" qu'incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout à fait exceptionnel (par exemple, la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en 1905). La revendication de l'affranchissement immédiat des colonies, formulée par tous les social-démocrates révolutionnaires, est elle aussi "irréalisable" en régime capitaliste sans toute une série de révolutions. Cependant, cela n'entraîne nullement la renonciation de la social-démocratie à la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes ces revendications - cette renonciation ferait tout simplement le jeu de la bourgeoisie et de la réaction - tout au contraire, il en découle la nécessité de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en le brisant; non pas en se contentant d'interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant les masses à l'action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocratique, fondamentale jusqu'à l'assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c'est-à-dire jusqu'à la révolution socialiste qui exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non seulement à la suite d'une grande grève ou d'une manifestation de rue, ou d'une émeute de la faim, ou d'une mutinerie des troupes, ou d'une révolte coloniale, mais aussi à la suite d'une quelconque crise politique du genre de l'affaire Dreyfus ou de l'incident de Saverne [1] ou à la faveur d'un référendum à propos de la séparation d'une nation opprimée, etc.

    Le renforcement de l'oppression nationale à l'époque de l'impérialisme commande à la social-démocratie, non pas de renoncer à la lutte "utopique", comme le prétend la bourgeoisie, pour la liberté de séparation des nations, mais, au contraire, d'utiliser au mieux les conflits qui surgissent également sur ce terrain, comme prétexte à une action de masse et à des manifestations révolutionnaires contre la bourgeoisie.

    III. La signification du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et son rapport avec la fédération

    Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l'indépendance politique, à la libre séparation politique d'avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication de la démocratie politique signifie l'entière liberté de propagande en faveur de la séparation et la solution de ce problème par la voie d'un référendum au sein de la nation qui se sépare. Ainsi, cette revendication n'a pas du tout le même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de petits États. Elle n'est que l'expression conséquente de la lutte contre toute oppression nationale. Plus le régime démocratique d'un État est proche de l'entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme. Reconnaître le droit d'autodétermination n'équivaut pas à reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l'inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral. C'est précisément de ce point de vue que Marx, tout en étant centraliste, préférait même la fédération de l'Irlande avec l'Angleterre à l'assujettissement forcé de l'Irlande par les Anglais.

    Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l'humanité en petits États et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion. Et, précisément pour atteindre ce but, nous devons, d'une part, expliquer aux masses le caractère réactionnaire de l'idée de Renner et de O. Bauer sur ce qu'ils appellent l'"autonomie nationale culturelle [2]" et, d'autre part, revendiquer la libération des nations opprimées, non pas en alignant des phrases vagues et générales, des déclamations vides de sens, non pas en "ajournant" la question jusqu'à l'avènement du socialisme, mais en proposant un programme politique clairement et exactement formulé, qui tienne tout particulièrement compte de l'hypocrisie et de la lâcheté des socialistes des nations oppressives. De même que l'humanité ne peut aboutir à l'abolition des classes qu'en passant par la période de transition de la dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu'en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c'est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer.

    IV. Comment le prolétariat révolutionnaire doit poser le problème du droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Ce n'est pas seulement la revendication du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais tous les points de notre programme-minimum démocratique qui ont été autrefois, dès le XVII° et le XVIII° siècle, formulés par la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie continue à les formuler tous d'une façon utopique, sans voir la lutte des classes et son aggravation à l'époque de la démocratie, et en croyant au capitalisme "pacifique".

    Telle est précisément l'utopie d'une union pacifique de nations égales en droit à l'époque de l'impérialisme, utopie qui trompe le peuple et que prônent les partisans de Kautsky. À l'opposé de cette utopie petite bourgeoise et opportuniste, le programme de la social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental, essentiel et inévitable à l'époque de l'impérialisme, la division des nations en nations oppressives et nations opprimées. Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l'égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème, particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des États fondés sur l'oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États ; autrement dit, il doit lutter pour le droit d'autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon, l'internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles; et l'hypocrisie des défenseurs réformistes et kautskistes de l'autodétermination, qui ne disent rien des nations opprimées par "leur propre" nation et maintenues de force au sein de "leur propre" État, n'est pas démasquée.

    D'autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s'attacher à promouvoir et à réaliser l'unité complète et absolue, y compris sur le plan de l'organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d'ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots d'ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des nations dominantes (voir l'exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les Ukrainiens) ; en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des puissances impérialistes rivales pour réaliser ses buts de rapine (politique des petits États dans les Balkans, etc.).

    Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre "grande" puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme [3].

    V. Le marxisme et le proudhonisme dans la question nationale

    À l'opposé des démocrates petits-bourgeois, Marx voyait dans toutes les revendications démocratiques sans exception non pas un absolu, mais l'expression historique de la lutte des masses populaires, dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. Il n'est pas une seule de ces revendications qui, dans certaines circonstances, ne puisse servir et n'ait servi à la bourgeoisie à tromper les ouvriers. Il est radicalement faux, du point de vue théorique, de monter en épingle, à cet égard, l'une des revendications de la démocratie politique, à savoir le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, et de l'opposer à toutes les autres. Dans la pratique, le prolétariat ne peut conserver son indépendance qu'en subordonnant sa lutte pour toutes les revendications démocratiques, sans en excepter la république, à sa lutte révolutionnaire pour le renversement de la bourgeoisie.

    D'autre part, à l'opposé des proudhoniens, qui "niaient" la question nationale "au nom de la révolution sociale", Marx mettait au premier plan, en considérant par-dessus tout les intérêts de la lutte de classe du prolétariat des pays avancés, le principe fondamental de l'internationalisme et du socialisme : un peuple qui en opprime d'autres ne saurait être libre. C'est du point de vue des intérêts du mouvement révolutionnaire des ouvriers allemands que Marx réclamait en 1848 que la démocratie victorieuse d'Allemagne proclamât et accordât la liberté aux peuples opprimés par les Allemands. C'est du point de vue de la lutte révolutionnaire des ouvriers anglais que Marx réclamait, en 1869, la séparation de l'Irlande d'avec l'Angleterre. Et il ajoutait : "Dût-on, après la séparation, aboutir à la fédération". Ce n'est qu'en formulant cette revendication que Marx éduquait véritablement les ouvriers anglais dans un esprit internationaliste. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer une solution révolutionnaire de ce problème historique aux opportunistes et au réformisme bourgeois, qui, jusqu'à présent, après un demi-siècle, n'a toujours pas réalisé la "réforme" irlandaise. C'est ainsi seulement qu'il pouvait, à l'encontre des apologistes du capital qui criaient à l'utopisme et à l'impossibilité de réaliser pour les petites nations le droit à la séparation, et proclamaient le caractère progressiste de la concentration non seulement économique, mais aussi politique, défendre le caractère progressiste de cette concentration opérée d'une manière non impérialiste, et défendre le rapprochement des nations basé non pas sur la violence, mais sur la libre union des prolétaires de tous les pays. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer à la reconnaissance verbale, et souvent hypocrite, de l'égalité des nations et de leur droit à disposer d'elles-mêmes l'action révolutionnaire des masses également en ce qui concerne la solution des problèmes nationaux. La guerre impérialiste de 1914-1916 et les écuries d'Augias de l'hypocrisie opportuniste et kautskiste qu'elle a révélé ont nettement confirmé la justesse de cette politique de Marx, qui doit servir de modèle à tous les pays avancés, puisque chacun d'eux opprime actuellement des nations étrangères. [4]

    VI. Trois types de pays par rapport au droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Il faut, sous ce rapport, distinguer trois principaux types de pays.

    Premièrement, les pays capitalistes avancés de l'Europe occidentale et les États-Unis. Les mouvements nationaux progressistes bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces "grandes" nations opprime d'autres nations dans les colonies et à l'intérieur de ses frontières. Les tâches du prolétariat des nations dominantes y sont précisément celles du prolétariat de l'Angleterre, au XIX° siècle, à l'égard de l'Irlande [5].

    Deuxièmement, l'Est de l'Europe : l'Autriche, les Balkans et surtout la Russie. C'est au XX° siècle que s'y sont particulièrement développés les mouvements nationaux démocratiques bourgeois et que la lutte nationale y a pris un caractère particulièrement aigu. Dans ces pays, les tâches du prolétariat, tant pour achever la transformation démocratique bourgeoise que pour aider la révolution socialiste dans les autres pays, ne peuvent pas être menées à bien s'il n'y défend pas le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Particulièrement difficile et particulièrement importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classe des ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées.

    Troisièmement, les pays semi-coloniaux comme la Chine, la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ 1000 millions d'habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d'être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n'est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes) ; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.

    VII. Le social-chauvinisme et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    L'époque impérialiste et la guerre de 1914-1916 ont mis particulièrement en relief la nécessité de lutter contre le chauvinisme et le nationalisme dans les pays avancés. En ce qui concerne le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, il existe deux nuances principales parmi les social-chauvins, c'est-à-dire les opportunistes et les kautskistes, qui maquillent et idéalisent la guerre impérialiste, réactionnaire, en lui appliquant la notion de "défense de la patrie".

    D'une part, nous voyons les serviteurs déclarés de la bourgeoisie, qui défendent les annexions sous prétexte que l'impérialisme et la concentration politique sont progressistes, et qui nient le droit d'autodétermination en le déclarant utopique, illusoire, petit-bourgeois, etc. Ce groupe comprend : Cunow, Parvus et les ultra-opportunistes en Allemagne, une partie des fabiens et des chefs des trade-unions en Angleterre, les opportunistes en Russie : Semkovski, Liebmann, Iourkévitch, etc.

    D'autre part, nous voyons les kautskistes, auxquels se rattachent également Vandervelde, Renaudel et beaucoup de pacifistes d'Angleterre et de France, etc. Ils sont pour l'unité avec les premiers et, en fait, ils les rejoignent pleinement en défendant d'une façon purement verbale et hypocrite le droit d'autodétermination : ils estiment "exagérée" ("zu viel verlangt" : Kautsky dans la Neue Zeit du 21 mai 1915) la revendication du droit de séparation politique; ils n'affirment pas la nécessité d'une tactique révolutionnaire des socialistes des nations oppressives, mais estompent au contraire leurs obligations révolutionnaires, justifient leur opportunisme, les aident à mystifier le peuple, éludent comme par hasard la question des frontières des États qui maintiennent de force dans leur sein des nations lésées dans leurs droits, etc.

    Les uns comme les autres sont des opportunistes qui prostituent le marxisme parce qu'ils ont perdu toute faculté de comprendre la portée théorique et l'importance pratique capitale de la tactique de Marx, explicitée par lui-même à propos de l'Irlande.

    En ce qui concerne plus particulièrement les annexions, ce problème a acquis une actualité toute spéciale du fait de la guerre. Mais qu'est-ce qu'une annexion ? Il est aisé de se convaincre que l'opposition aux annexions se ramène à la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, ou bien elle repose sur une phraséologie pacifiste qui défend le statu quo et est hostile à toute violence, même révolutionnaire. Une telle position est foncièrement fausse et inconciliable avec le marxisme.

    VIII. Les tâches concrètes du prolétariat dans le proche avenir

    La révolution socialiste peut débuter dans le plus proche avenir. Dès lors, le prolétariat se trouvera placé devant les tâches immédiates que voici : conquête du pouvoir, expropriation des banques et réalisation d'autres mesures dictatoriales. La bourgeoisie - et surtout les intellectuels du type des fabiens et des kautskistes - s'efforcera à ce moment de morceler et de freiner la révolution en lui imposant des buts limités, démocratiques. Si toutes les revendications purement démocratiques sont susceptibles, dans le cas où l'assaut des prolétaires a déjà commencé contre les fondements du pouvoir de la bourgeoisie, de constituer en un sens un obstacle pour la révolution, la nécessité de proclamer et de réaliser la liberté de tous les peuples opprimés (c'est-à-dire leur droit à l'autodétermination) sera tout aussi essentielle pour la révolution socialiste qu'elle l'a été pour la victoire de la révolution démocratique bourgeoise, par exemple dans l'Allemagne de 1848 ou dans la Russie de 1905.

    Il est possible, toutefois, qu'il s'écoule cinq ans, dix ans, voire davantage, avant le début de la révolution socialiste. À l'ordre du jour s'inscrira l'éducation révolutionnaire des masses dans un esprit qui rendrait impossibles l'appartenance des socialistes chauvins et opportunistes au parti ouvrier, ainsi que la répétition de leur victoire de 1914-1916.

    Les socialistes devront expliquer aux masses que les socialistes anglais qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies et l'Irlande, - que les socialistes allemands qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies, les Alsaciens, les Danois et les Polonais, et qui n'étendent pas la propagande révolutionnaire et l'action de masse révolutionnaire jusque dans le domaine de la lutte contre le joug national, qui n'utilisent pas les incidents comme celui de Saverne pour développer une très large propagande illégale parmi le prolétariat de la nation oppressive, pour organiser des manifestations de rue et des actions révolutionnaires de masse, - que les socialistes russes qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour la Finlande, la Pologne, l'Ukraine, etc., etc., - que ces socialistes agissent en chauvins, en laquais des monarchies impérialistes et de la bourgeoisie impérialiste qui se sont couvertes de sang et de boue.

    IX. L’attitude de la social-démocratie russe et polonaise et de la II° Internationale envers le droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Les divergences de vue qui existent entre les social-démocrates révolutionnaires de Russie et les social-démocrates polonais en ce qui concerne l'autodétermination se sont manifestées dès 1903, au congrès qui a adopté le programme du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, et qui, malgré la protestation de la délégation des social-démocrates polonais, y a inclus le §9, qui reconnaît le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Depuis cette date, les social-démocrates polonais n'ont jamais repris, au nom de leur parti, leur proposition d'éliminer ce §9 du programme de notre parti ou de lui substituer une autre formule quelconque.

    En Russie, où 57 pour cent au moins de la population, plus de 100 millions d'habitants, appartiennent aux nations opprimées, - où ces nations peuplent principalement les régions périphériques, - où une partie de ces nations est plus cultivée que les Grands-Russes, où le régime politique est particulièrement barbare et médiéval, - où la révolution démocratique bourgeoise n'est pas encore achevée, - en Russie donc, la reconnaissance du droit de libre séparation d'avec la Russie des nations opprimées par le tsarisme est absolument obligatoire pour les social-démocrates, au nom de leurs objectifs démocratiques et socialistes. Notre parti, reconstitué en janvier 1912, a adopté en 1913 une résolution [6] qui confirme le droit d'autodétermination et l'explique précisément dans le sens concret indiqué plus haut. Le déchaînement du chauvinisme grand-russe en 1914-1916, tant au sein de la bourgeoisie que parmi les socialistes opportunistes (Roubanovitch, Plekhanov, Naché Diélo, etc.) nous donne une raison supplémentaire d'insister sur cette revendication et de considérer que ceux qui la rejettent soutiennent pratiquement le chauvinisme grand-russe et le tsarisme. Notre parti déclare qu'il décline de la façon la plus résolue toute responsabilité pour cette levée de boucliers contre le droit d'autodétermination.

    Telle qu'elle a été récemment formulée, la position de la social-démocratie polonaise dans la question nationale (déclaration de la social-démocratie polonaise à la conférence de Zimmerwald) renferme les idées suivantes:

    Cette déclaration stigmatise les gouvernements allemands et autres qui considèrent les "régions polonaises" comme un gage dans le futur jeu des compensations, "en privant le peuple polonais de la possibilité de décider lui-même de son sort". "La social-démocratie polonaise proteste résolument et solennellement contre le découpage et le démembrement de tout un pays"... Elle flétrit les socialistes qui s'en rapportent aux Hohenzollern... pour "la libération des peuples opprimés". Elle exprime sa conviction que seule la participation à la lutte imminente du prolétariat révolutionnaire international, à la lutte pour le socialisme, "brisera les chaînes de l'oppression nationale, anéantira toutes les formes de domination étrangère, et garantira au peuple polonais la possibilité d'un libre et ample développement en qualité de membre égal de l'union des peuples". La déclaration indique que la guerre est "doublement fratricides pour les polonais". (Bulletin de la Commission socialiste internationale N°2, 27. IX. 1915, p. 15 ; traduction russe dans le recueil L'Internationale et la guerre, p. 97.)

    Ces thèses ne se différencient en rien, pour l'essentiel, de la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais leurs formules politiques sont encore plus imprécises et plus vagues que la plupart des programmes et résolutions de la II° Internationale. Toute tentative d'exprimer ces idées dans des formules politiques nettement définies et de préciser dans quelle mesure elles sont applicables au régime capitaliste ou seulement au régime socialiste ne pourra que faire ressortir l'erreur que commettent les social-démocrates polonais en niant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes.

    La décision du Congrès socialiste international de Londres de 1896, qui reconnaissait le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, doit être complétée sur la base des thèses exposées ci-dessus, par des indications soulignant :

    1. l'urgence particulière de cette revendication à l'époque de l'impérialisme,
    la nature politique conditionnelle et le contenu de classe de toutes les revendications de la démocratie politique, y compris celle-ci ;
    2. la nécessité de distinguer entre les tâches concrètes des social-démocrates des nations oppressives et celles des social-démocrates des nations opprimées ;
    3. la reconnaissance inconséquente, purement verbale et, par cela même, hypocrite quant à sa signification politique, du droit d'autodétermination par les opportunistes et les kautskistes ;
    4. le fait que la position des social-démocrates, particulièrement ceux des nations dominatrices (grands-russes, anglo-américains, allemands, français, italiens, japonais, etc.), qui ne défendent pas la liberté de séparation pour les colonies et les nations opprimées par "leurs" nations, est pratiquement identique à celle des chauvins ;
    5. la nécessité de subordonner la lutte pour cette revendication, comme pour toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique, à la lutte révolutionnaire de masse directement orientée vers le renversement des gouvernements bourgeois et la réalisation du socialisme.

    Reprendre le point de vue de certaines petites nations et surtout des social-démocrates polonais, que leur lutte avec la bourgeoisie polonaise dont les mots d'ordre nationalistes trompent le peuple a conduit jusqu'au rejet erroné du droit d'autodétermination, serait, pour l'Internationale, commettre une faute théorique, substituer le proudhonisme au marxisme et, en pratique, soutenir involontairement le chauvinisme et l'opportunisme hautement dangereux des nations impérialistes.

    La Rédaction du "Social-Démocrate", organe central du P.O.S.D.R.

    Post-scriptum : Dans la Neue Zeit du 3 mars 1916, qui vient de paraître, Kautsky tend ouvertement une main chrétienne de réconciliation à Austerlitz, le représentant du plus sordide chauvinisme allemand, en refusant pour l'Autriche des Habsbourg la liberté de séparation des nations opprimées, mais en la reconnaissant pour la Pologne russe, afin de rendre un service de larbin à Hindenburg et à Guillaume II. Il serait difficile de souhaiter une meilleure auto-dénonciation du kautskisme !

    Écrit en janvier-février 1916

    Notes

    [1] L'incident de Saverne se produisit dans cette ville alsacienne en novembre 1913, à la suite des vexations infligées par un officier prussien aux Alsaciens. Elles soulevèrent l'indignation de la population locale, en majorité française, contre le joug de la clique militaire prussienne. À ce propos, voir l'article de Lénine "Saverne" (Œuvres, tome 19). [Ouais bon là, critique de Vladoche : les Alsaciens ne sont pas "français" ; contrairement à ce que l'intelligentsia rrrépublicaine francouille et le brave Hansi se plaisaient à penser à l'époque, leurs sentiments ne se résumaient pas à travers toutes les classes à un "rêve de redevenir français" (ce que les années suivant la réannexion de 1918 montreront amplement) ; et être anti-prussiens (sentiment que l'on serait tenté de qualifier de naturel, LOL) n'était en rien synonyme d'être francophiles ou "français".]

    [2] Voir la critique des idées de Renner et Bauer sur l'"autonomie nationale culturelle" dans les textes de Lénine "A propos de l'autonomie nationale culturelle", "notes critiques sur la question nationale".

    [3] Inutile de dire que repousser le droit d'autodétermination pour la raison qu'il en découlerait la nécessité de "défendre la patrie" serait tout à fait ridicule. C'est pour la même raison - c'est-à-dire aussi peu sérieusement - que les social-chauvins se réfèrent en 1914-1916 à n'importe quelle revendication de la démocratie (par exemple, à son républicanisme) et à n'importe quelle formule de lutte contre l'oppression nationale pour justifier la "défense de la patrie". Lorsque le marxisme déclare que la défense de la patrie se justifiait dans les guerres, par exemple, de la grande Révolution française, ou celles de Garibaldi, en Europe, et qu'elle ne se justifie pas dans la guerre impérialiste de 1914-1916, il procède de l'analyse des particularités historiques concrètes de chaque guerre en tant que telle, et nullement d'un "principe général", ni d'un paragraphe de programme. (Note de l’auteur)

    [4] On dit souvent - par exemple, ces derniers temps, le chauvin allemand Lensch, dans les numéros 8 et 9 de Die Glocke ("Die Glocke" - La Cloche, revue éditée à Munich, puis à Berlin entre 1915 et 1925, par un membre du parti social-démocrate allemand, le social-chauvin Parvus – NdE), - que l'attitude négative de Marx envers le mouvement national de certains peuples, par exemple les Tchèques en 1848, réfute du point de vue du marxisme la nécessité de reconnaître le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Mais cela est faux, car, en 1848, il y avait des raisons historiques et politiques d'établir une distinction entre les nations "réactionnaires" et les nations démocratiques révolutionnaires. Marx avait raison de condamner les premières et de défendre les secondes. Le droit d'autodétermination est une des revendications de la démocratie, qui doit naturellement être subordonnée aux intérêts généraux de la démocratie. En 1848 et dans les années suivantes, ces intérêts généraux consistaient, au premier chef, à combattre le tsarisme. (Note de l’auteur)

    [5] Dans certains petits États restés à l'écart de la guerre de 1914-1916, par exemple en Hollande et en Suisse, la bourgeoisie exploite énergiquement le mot d'ordre d'"autodétermination des nations" pour justifier la participation à la guerre impérialiste. C'est une des raisons qui poussent les social-démocrates de ces pays à nier le droit d'autodétermination. On défend par des arguments faux la juste politique du prolétariat, à savoir : la négation de la "défense de la patrie" dans la guerre impérialiste. Le résultat, c'est, en théorie, une altération du marxisme, et, dans la pratique, une sorte d'étroitesse de petite nation, l'oubli des centaines de millions d'hommes des nations asservies par les nations "impérialistes". Le camarade Gorter, dans son excellente brochure : L'impérialisme, la guerre et la social-démocratie, a tort de nier le principe de l'autodétermination des nations, mais j'applique de façon juste quand il revendique immédiatement I'"indépendance politique et nationale" des Indes néerlandaises et démasque les opportunistes hollandais qui refusent de formuler cette revendication et de lutter pour elle (Note de l’auteur).

    [6] Lénine fait allusion à la résolution qu'il avait rédigé sur la question nationale et qui fut adoptée par la conférence du C.C du P.O.S.D.R élargie aux militants responsables du parti qui eu lieu en octobre 1913. Pour des raisons de sécurité, la conférence fut appelé d'"été" ou d'"août".

     

    La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes (Lénine, 1916)

     

    LIRE ABSOLUMENT AUSSI ce texte de G. I. Safarov (janvier 1921), bolchévik historique qui fut chargé autour de 1920 d'asseoir le pouvoir soviétique en Asie centrale en s'y confrontant à la fois à la résistance nationaliste anticommuniste locale (basmashis) et à la tendance au chauvinisme grand-russe de trop nombreux cadres "révolutionnaires" ; s'engageant notamment dans une polémique avec l'autre haut responsable dans la région Mikhaïl Tomsky ; polémique dans laquelle il aura le soutien de Lénine :


    L'évolution de la question nationale

    I

    L'expérience de la révolution n'a pas été suffisamment instructive en ce qui concerne la question nationale. Au début de la Révolution d'Octobre cette question ne s'est pas posée aussi concrètement, ni avec une importance et une acuité aussi tangibles qu'aujourd'hui. Dans la première année du pouvoir des soviets, le droit des peuples opprimés à disposer d'eux-mêmes s'est présenté avant tout comme la liquidation de l'héritage colonial de l'ancien Empire de Russie.

    La Russie tsariste opprimait et asservissait les « allogènes ». Le pouvoir des soviets devait leur apporter l'égalité nationale, jusque et y compris le droit de créer un État indépendant. Les besoins de la lutte avec la contre-révolution intérieure firent de cette question un problème de première urgence.

    Grâce à la concentration du prolétariat dans les grandes villes et les régions industrielles de la Russie Centrale, grâce à la position stratégique favorable occupée par ce prolétariat au cours de l'histoire russe, la prise du pouvoir fut on ne peut plus facile. Mais en même temps se trouvait déterminée d'avance la route historique de la contre-révolution russe, bourgeoise et aristocratique, route allant des provinces frontières vers le centre.

    Toute l'histoire précédente de Russie avait été l'histoire de la colonisation russe, et ce fait se marqua du coup lors de la prise du pouvoir par le prolétariat : il se heurta à la nécessité de surmonter l'antagonisme existant entre le centre russe prolétarien et les provinces frontières qui n'étaient ni russes, ni prolétariennes, entre les villes russes et les campagnes non russes.

    La clé de la victoire était dans la solution de la question nationale. Mais obtenir cette solution n'était pas facile. Il fallait d'abord faire l'éducation des masses prolétariennes russes infectées, dans leurs éléments arriérés tout au moins, d'un inconscient nationalisme qui les faisait considérer les villes russes comme le foyer de la révolution et les villages non russes comme le foyer de la petite-bourgeoisie, ce qui les portait à appliquer à ces villages les méthodes d'attaque employées contre le capital.

    Il fallait d'autre part surmonter la méfiance séculaire des provinces opprimées à l'égard du centre, la méfiance séculaire des villages non russes envers les villes et les usines russes. Les cités et les usines se sont développées et fortifiées sur les immenses étendues du monde paysan comme des centres de colonisation russe. Le Bachkir ne le sait que trop, puisque les usines du sud de l'Oural lui ont enlevé toute sa richesse et tout son sol ; le Kirghiz nomade ne le sait que trop, et regarde de travers le chemin de fer Orenbourg, Kazalinsk, Perovsk et Tachkent qui, jadis encore, étaient des nids de scorpions policiers ; le paysan pauvre d'Ukraine le sait aussi trop bien.

    L'attaque contre le capital, en dépassant les faubourgs de la ville, rencontrait un milieu où les classes n'étaient pas différenciées. Elle se heurtait à un mur infranchissable de méfiance nationale. La première attitude des campagnes non russes et opprimées était avant tout le désir que les villes russes cessent enfin de commander et laissent les nations opprimées chercher librement leur voie propre vers le développement national.

    Les éléments pauvres des nations opprimées considéraient le pouvoir des soviets comme une force hostile à leur caractère national. Les éléments aisés et les nationalistes du milieu intellectuel, devenus l'objet direct des réquisitions et des confiscations ainsi que de la lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage, voyaient dans le pouvoir des soviets une menace directe à leur domination de classe ou à leurs privilèges de travailleurs intellectuels.

    Cet état d'esprit facilitait naturellement dans une large mesure les projets de la contre-révolution russe. Écrasée dans la première rencontre déclarée, elle s'empara naturellement avec joie des principes de séparation, de décentralisation et d'indépendance. Koltchak, « Maître Suprême de la Puissance Russe » et Denikine, chef « de la Russie Une et Indivisible », sont des figures de la seconde période de la contre-révolution russe. Avant de vendre sa « Patrie » bien-aimée sur le marché mondial, où la demande n'était pas encore suffisante, la contre-révolution se livra d'abord à un petit commerce intérieur, dans les provinces frontières de l'ancien Empire de Russie.

    L'expérience de la guerre civile apprit aux masses laborieuses des nationalités opprimées que la Rada d'Ukraine conduisait à l'Hetman Skoropadski et au général allemand Eichhorn, qu'il n'y avait pas loin de l'Alach-Orda1 à Koltchak2, qu'il est bien difficile de distinguer le gouvernement mussavatiste3 des rois du pétrole anglais.

    Les masses des prolétaires russes habitant les frontières comprirent aussi que sans le paysan moyen il était impossible de tenir contre les aristocrates et les généraux, que sans les « allogènes » il était impossible de créer la puissance mondiale du prolétariat. Le choc immédiat de la Russie soviétique avec l'impérialisme international obligea les nations opprimées à faire front avec le prolétariat russe contre la dictature impérialiste, puisque cette dernière exclut toute possibilité de démocratie et toute liberté nationale. La guerre civile est chose terrible, mais elle fait traverser aux peuples des époques entières de l'histoire. Au cours de la guerre civile les classes possédantes des nationalités opprimées ont montré aux plus retardataires leur impuissance intérieure et radicale à se maintenir sur leurs positions d'indépendance nationale dans la lutte entre le capital et les soviets.

    La conclusion de cette expérience était claire et indubitable : tous les mouvements nationaux bourgeois, conduits par les classes dirigeantes, ont une tendance naturelle à s'adapter à l'impérialisme, à entrer dans le système impérialiste des grandes puissances, des États-tampons et des colonies.

    La tendance naturelle, d'abord inconsciente, de tous les mouvements nationaux révolutionnaires, c'est au contraire de s'appuyer sur l'organisation gouvernementale et révolutionnaire du prolétariat des pays plus avancés, afin d'obtenir par cette voie la liberté de développer leur nationalité dans le système de l'économie socialiste mondiale en voie de construction.

    La structure de la Fédération des soviets de Russie, les décisions du Congrès des Peuples de l'Orient, l'alliance de fait des mouvements révolutionnaires orientaux avec le prolétariat révolutionnaire européen, en sont la preuve.

    Trois ans de pouvoir des soviets ont posé la question nationale à l'échelle mondiale comme une question de lutte de classe.

    II

    On peut dire avec plein droit que le pouvoir des soviets est la formule algébrique de la révolution. Le deuxième Congrès de l'Internationale Communiste l'a reconnu en disant que les peuples retardataires, avec l'aide du prolétariat des pays plus avancés, et grâce à la constitution de soviets, peuvent sauter le stade du capitalisme pour aborder immédiatement la préparation du communisme.

    Ce n'est pas une justification à l'usage des « colonisateurs socialistes », qui proclament toutes les particularités nationales un préjugé contre-révolutionnaire et ne reconnaissent que les préjugés nationaux des nations dominantes. Nos colonisateurs russes ne se différencient en rien des socialistes bourgeois de l'Internationale Jaune. Les combattre, c'est combattre l'influence bourgeoise sur le prolétariat ; bourgeoise, si radicales que soient les formes dans lesquelles elle se manifeste. Si on transporte telle quelle la révolution communiste dans les pays retardataires, on ne peut obtenir qu'un seul résultat, à savoir d'unir les masses exploitées avec les exploiteurs dans une lutte commune pour la liberté du développement national.

    Dans ces pays toutes les nationalisations et socialisations ont à peu près autant de fondement que pourrait avoir la nationalisation de l'exploitation minuscule du petit paysan ou celle des alênes de savetiers. Mais les soviets sont la forme de l'organisation de classe qui permet de passer plus facilement au communisme en partant des échelons les plus bas du développement historique.

    Le Kirghiz semi-prolétaire, le Bachkir pauvre, le paysan arménien, ont chacun dans leur pays des classes riches. Ces riches leur enlèvent le droit de disposer librement de leur travail, ils les asservissent en qualité de serfs agricoles, ils les privent des produits de leur peine, dont ils s'emparent comme d'un bénéfice d'usurier, ils les tiennent dans l'ignorance, ils gardent pour eux une sorte de monopole sur la culture nationale, soutenus en cela par les Mullahs, les Ichans4 et les Ulémas.

    Pour les travailleurs des pays arriérés, la démocratie bourgeoise ne peut représenter rien d'autre qu'un renforcement de la domination traditionnelle de cette demi-féodalité, demi-bourgeoise. La courte expérience de « l'autonomie de Kokand »5, qui avait plus de partisans parmi les policiers russes que parmi les pauvres musulmans, l'expérience de l'Alach-Orda, l'expérience de la domination mussavatiste dans l'Azerbaïdjan et de la domination dachnak en Arménie, l'expérience récente du gouvernement pseudo-nationaliste des marchands de Téhéran instruits dans les pays impérialistes d'Europe, en témoignent avec une entière clarté.

    Six années de grands bouleversements, de 1914 à 1920, ont apporté de lourdes épreuves aux travailleurs des pays arriérés. Les Kirghizes qui furent mobilisés en 1916 pour creuser des tranchées, ne réussissent pas encore aujourd'hui à récupérer leurs terres jadis données par le tsarisme aux paysans riches de Russie. Le nom de Koltchak est bien connu aussi aux anciens allogènes. La crise économique, l'absence de farine et de tissus a sensiblement alourdi l'asservissement de la classe pauvre chez les Kirghizes, en Bachkirie, au Turkestan, etc... Le manque de terre, loin de s'atténuer, n'a fait que croître, parce que que la disette grandissait, et que les nomades étaient obligés de devenir sédentaires.

    Dans les pays de l'Orient placés entre la vie et la mort, grâce au joug de l'impérialisme anglais, la crise débarrassa le marché des produits européens, mais elle augmenta en même temps les appétits des généraux occidentaux, des aventuriers et des usuriers nationaux.

    Contre tous ces maux, le seul remède, ce sont les soviets de travailleurs, qui en groupant les exploités doivent mettre fin à l'inégalité des classes, rendre le sol aux pauvres, débarrasser l'artisan des intermédiaires usuriers, affranchir les travailleurs des corvées et des impôts, entreprendre l'instruction des masses et l'amélioration radicale de leur situation d'existence, tout cela aux frais de l’État.

    Tout ce programme ne porte aucun caractère communiste. C'est seulement après sa réalisation que pourra commencer la préparation communiste parmi les peuples arriérés. Ici comme partout il nous faut terminer ce que n'a pas terminé, et ce qu'était incapable de terminer le capitalisme. La révolution communiste au cours de toute son histoire doit lutter contre les exploiteurs de toutes les périodes historiques et de toutes les catégories et les soviets sont pour elle l'arme principale, la forme universelle de cette lutte.

    III

    Le pouvoir des soviets est devenu la forme par laquelle se manifeste le droit des peuples opprimés à disposer d'eux-mêmes. L'organisation soviétique des peuples opprimés, au point de vue national, comme au point de vue politique, se heurte à une série d'obstacles pratiques, découlant de l'inégalité des classes et des injustices traditionnelles.

    Les énormes espaces, peuplés par les nationalités précédemment opprimées par le tsarisme, se trouvent à grande distance des voies ferrées. Exemple caractéristique, la ligne du Semirétché6, impossible à construire, bien que l'éloignement de cette région par rapport au Turkestan proprement dit permette aux gros paysans russes de conserver une existence autonome. Les nomades craignent la ville, parce qu'ils voient en elle un ancien nid de policiers.

    Il n'existe pas de caractères d'imprimerie musulmane, parce que l'imprimerie était le privilège de la nation dominante.

    Il n'y a pas de lettrés dans la langue indigène ; au Turkestan les cantons sont obligés de s'emprunter l'un à l'autre des secrétaires pour leurs comités exécutifs.

    Il n'y a pas de spécialiste pour le travail intellectuel et les intellectuels se comptent seulement par dizaines. Il n'y a pas de gens qui puissent enseigner à lire et à écrire. Cet été nous avons formé au Turkestan un millier de maîtres d'école musulmans, mais rien que pour les écoles déjà existantes, il nous en manque environ 1 500.

    Quant aux spécialistes russes, dans les provinces coloniales, nous ne pouvons les employer qu'avec les plus grandes précautions, car ils ont tous été plus ou moins les agents du joug et du pillage colonial. Leur sabotage proprement russe, qu'ils décorent de scrupules bureaucratiques et de références aux décrets, porte un caractère criminellement systématique.

    Enfin « l'internationalisme » blanc-russien n'est pas encore complètement déraciné dans le Parti communiste.

    L'application de toutes les mesures rencontre des obstacles dans l'absence d'abécédaires, de lettrés, de spécialistes indigènes, etc.

    Le Parti communiste doit se rendre nettement compte de ces faits. Il faut déclarer que l'autonomie soviétique des nationalités opprimées est une tâche urgente pour le Parti communiste et le pouvoir des soviets. Il faut concentrer sur ce problème l'attention des masses laborieuses de l'avant-garde du prolétariat et de tout l'appareil soviétique et communiste, comme nous l'avons fait autrefois à l'égard du paysan moyen.

    L'affranchissement de l'Orient où il y a plus qu'ailleurs d'esclavage national et d'asservissement de classe est aujourd'hui le clou de notre politique internationale et de la politique mondiale du prolétariat socialiste.

    C'est là que nous abordons pratiquement le problème de l'organisation de la République Internationale des Soviets et de l'économie socialiste mondiale. En trois ans de pouvoir des soviets la question nationale a subi bien des changements. Des formules déclaratives nous sommes passés à l'organisation pratique des nationalités7. De la lutte militaire avec la contre-révolution nationale, nous sommes passés à l'autonomie soviétique. De la lutte avec la contre-révolution intérieure nous sommes passés à la politique mondiale.

    Les conclusions qui s'imposent doivent être tirées par les Commissariats de l'Agriculture et de l'Approvisionnement, le Conseil Supérieur d’Économie Nationale et tous autres organes compétents, afin qu'un zèle excessif à faire exécuter nos mobilisations du travail, nos impôts en nature, etc., ne suscite pas une soi-disant « contre-révolution ». Tout notre parti doit être mobilisé moralement au service de l'affranchissement national des opprimés.

    G. SAFAROV.

    Notes

    1 Gouvernement provisoire kazakh, dirigé par le parti Alach, entre le 13 décembre 1917 et le 26 août 1920.

    2 Au moment de l'offensive des troupes de Koltchak sur Samara et Kazan en mars-avril 1919, le gouvernement Alach Orda soutint les soulèvements antisoviétiques dans les steppes de Tourgaï.

    3 Mouvement nationaliste azéri, à la tête du gouvernement de la République d'Azerbaïdjan (1918-1920), établie sous occupation britannique.

    4 Chefs spirituels laïques dans certains ordres musulmans (derviches).

    5 Entre décembre 1917 et février 1918 a été établi un pouvoir nominalement indépendant, soutenu par le Royaume-Uni, sur le territoire de l'ancien Khanat de Kokand, sur les territoires des actuels Ouzbékistan (est), Tadjikistan et Kirghizstan.

    6 Aujourd'hui la région du Jetisou au Kazakhstan.

    7 Dans Le bulletin communiste : « l'organisation pratique des nationalistes ».


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