• La Guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (entretien avec Ruwen Ogien sur le site Questions de Classe(s))


    La proposition du ministre de l’Éducation ‘socialiste’ Vincent Peillon de rétablir, à l’’école de la République’, l’enseignement de la ‘morale’ laïque, n’est pas seulement un ‘serpent de mer’ récurrent de la ‘classe politique’ bourgeoise depuis 20 ans voire plus : elle est aussi une question sur laquelle nous allons voir se mettre en place une ligne de démarcation essentielle au sein des forces qui s’affirment ‘anticapitalistes’, ‘radicales’ voire ‘révolutionnaires’. Nous allons voir, de manière très nette, une très grande majorité de ces forces faire un silence quasi-total sur cette question, considérée comme ‘sans importance’, comme ‘une diversion des sociaux-libéraux’ pour ‘camoufler julesferryles vrais problèmes’ qui sont ‘ailleurs’ – comme si, dans une société, dans une organisation sociale fondée sur un mode de production (le capitalisme), pouvait exister un ‘ailleurs’ et des ‘cloisons’ étanches entre les ‘problèmes’.

    En réalité, c’est de TOUS TEMPS qu’en Hexagone, la question de l’’école républicaine’ (en général) est une ligne de démarcation fondamentale entre, d’un côté, les authentiques révolutionnaires et de l’autre, les réformistes, les sociaux-républicains, les ‘sociaux-BBR’. Pour les seconds, l’’École républicaine’ (et la 'République' en général) est un ‘idéal’ détaché de toutes contingences du réel et, surtout, de tout CONTENU DE CLASSE ; elle est en soi une ‘bonne chose’, une 'grande avancée républicaine', mais elle est ‘corrompue’ par le reste de la société (dont elle pourrait, manifestement, s''abstraire', être 'en dehors' ou 'au dessus', c'est selon…) : le ‘manque de moyens’ (plus ou moins 'sciemment' voulu par les gouvernants) ; les ‘inégalités’ sociales de la société capitaliste qui s'y répercutent ; et les ‘intérêts privés’, ‘marchands’, qui la détourneraient de sa ‘mission’ de 'diffusion universelle du savoir'… Pour les premiers, en revanche, révolutionnaires dignes de ce nom, l’’école républicaine’ a au contraire un contenu et une FONCTION de classe : c’est un instrument de la classe dominante, donc CONTRE-RÉVOLUTIONNAIRE, un outil d’encadrement idéologique des masses dès le plus jeune âge, pour en faire de ‘bons citoyens’, de ‘bons La Guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (entretien avec Ruwen Ogien sur le site Questions de Classe(s))petits soldats’ de la production capitaliste (et, hier, de ‘bons petits soldats’ de la ‘Patrie’ tout court !), sélectionnant au long du parcours scolaire, par la ‘méritocratie’ (capacité à assimiler les valeurs et à lécher les bottes du système...) ceux et celles qui auront la ‘chance’ de devenir des 'cadres' de l’exploitation, ou d’accéder à des boulots ‘pas trop mal payés’, et ceux/celles qui resteront dans la ‘vile multitude’ des futur-e-s chômeurs/euses et précaires, 'stagiaires à vie' et 'intérimaires professionnels', manutentionnaires, équipiers/ères McDo ou carrément 'cas sociaux'… détruisant psycho-socialement ainsi des millions d’enfants et d’adolescents à chaque génération. Tel est le rôle qui lui a été assigné, explicitement, dès sa création en 1881 par l’’icône’ de la ‘gauche’ bourgeoise, paternaliste et coloniale Jules Ferry : « Dans les écoles confessionnelles, les jeunes reçoivent un enseignement dirigé tout entier contre les institutions modernes. [...] Si cet état des choses se perpétue, il est à craindre que d'autres écoles ne se constituent, ouvertes aux fils d'ouvriers et de paysans, où l'on enseignera des principes totalement opposés, inspirés peut-être d'un idéal socialiste ou communiste emprunté à des temps plus récents, par exemple à cette époque violente et sinistre comprise entre le 18 mars et le 24 mai 1871.  » [NDLR - il parle de la Commune de Paris, évidemment… Ferry était également un fervent défenseur de l’expansion coloniale (et bien sûr, logiquement, de la liquidation des ‘patois’ dans l’Hexagone multinational), un ‘florilège’ de ses propos à ce sujet est disponible sur la page Wikipédia qui lui est consacrée]. Tel est le seul rôle que peuvent lui reconnaître ceux et celles qui ont compris Gramsci, ceux et celles qui ont compris la théorie de l’hégémonie intellectuelle/culturelle en société capitaliste avancée.

    Si l’enseignement compte un grand 400px-SpeakFrenchBeCleannombre de personnes progressistes sincères, et même (historiquement) de nombreuses personnes révolutionnaires dans ses rangs, contrairement – par exemple – à des corps purement répressifs comme la police, l’armée de métier ou la ‘justice’, il faut bien dire que la contradiction, pour ces personnes, entre leurs convictions politiques profondes et leur fonction sociale réelle est un ‘grand écart’ souvent insoutenable (le corps enseignant est sans doute, de toutes les catégories professionnelles ‘relativement aisées’, celle qui compte le plus fort taux de dépressions et de suicides). L’idée-force, pour les communistes d’aujourd’hui (armés de l’expérience), devrait être qu’une personne enseignante qui devient révolutionnaire doit rester dans l’enseignement pour y mener l’agitation et la propagande ‘de l’intérieur’, mais qu’une personne déjà révolutionnaire ne peut et ne doit pas chercher à devenir enseignante : ce serait une contradiction intenable pour son identité politique, et cela n’aurait aucun intérêt.

    Il faut dire que, depuis qu’un mouvement communiste – en tout cas, affirmé comme tel – existe en Hexagone (1920), une réelle critique révolutionnaire de cet instrument ‘républicain’ d’encadrement idéologique des masses n’a vraiment été menée qu’à deux époques : légèrement dans les années d'entre-deux-guerres, avec la Fédération Unitaire de l’Enseignement de la CGTU ou le courant ‘oppositionnel de gauche’ (d’origine syndicaliste-révolutionnaire et anarcho-syndicaliste) École émancipée (d’ailleurs présent et puissant sois-jeune-et-tais-toi.jpgau sein de la FUE jusqu’en 1936) ; et puis, bien sûr, au moment de Mai 68 et dans les années qui ont suivi : c’est là que la remise en cause du ‘dogme’ de l’’école républicaine’ – entre temps canonisée par la SFIO et le PCF… – a été la plus massive et radicale. Malgré le reflux du mouvement, au milieu des années 1970, cette critique radicale a en partie porté ses fruits : le système scolaire, à partir de cette époque, s’est ‘libéralisé’, ‘décorseté’ ; mais sur une ligne ‘libérale-libertaire’ et/ou en amenant les choses sur le terrain de la psychanalyse à la Françoise Dolto : ‘l’enfant est une personne’, il faut ‘veiller à son épanouissement’ et être ‘à son écoute’, pas seulement dans une posture d’’autorité’, etc. etc. Et, depuis les années 1990, cette libéralisation (entre autres choses) est bien entendu la cible de tous les discours réactionnaires voulant ‘en finir avec Mai 68’, ‘mot d’ordre identitaire’ de toute la droite et l’extrême-droite de l’éventail politique bourgeois. Mot d’ordre auquel la proposition de Peillon, encore une fois, vient signer le ralliement du PS (pourtant, à l’origine, ‘fils’ idéologique libéral-libertaire de Mai 68 s’il en est).

    Pour les révolutionnaires qui ont compris le rôle d’encadrement idéologique, d’hégémonie intellectuelle au service du Capital que joue l’’école républicaine’, qui ont compris Gramsci et ne voient donc pas dans la ‘morale’ (les valeurs dominantes) un sujet sans intérêt, mais au contraire un élément fondamental du maintien de l’ordre social établi, la réintroduction (même ‘light’) de la ‘morale’ plus_d-ecole_prison_mai68.jpgdans les salles de classe n’est donc pas un ‘non-évènement’ et une ‘diversion’ sans importance : c’est, même s’il y a effectivement d’autres choses et des plus importantes, un marqueur d’une tendance historique à la ‘réaction tous azimuts’, à la guerre de classe ‘décomplexée’ de la bourgeoisie contre les masses populaires ; tendance encore illustrée récemment par Jean-François Copé avec son appel à un ‘nouveau 1958’ ; et cela doit être combattu, la ‘libéralisation’ de l’enseignement scolaire dans les années 1970-80, malgré ses grandes limites, devant être considérée comme une victoire des masses populaires en lutte des ‘années 68’.

    Le point de vue progressiste qui suit est celui de Ruwen Ogien, un de ces ‘philosophe-sociologue’ typique de la gauche 'radicale' bourgeoise (comme au demeurant le site sur lequel il est publiée) : il reprend donc, à bien des égards, les points de vue de la position réformiste (l’école "manque de moyens", les ‘vrais problèmes sont ‘sociaux’, la proposition de Peillon est un ‘écran de fumée’ ; comment enseigner "les valeurs suprêmes de la République, liberté, égalité, fraternité" dans "un système qui cultive la concurrence acharnée entre les élèves et les établissements", etc. etc.). Néanmoins, il a le mérite de pointer, mieux que d’autres de la même 'famille de pensée', les dimensions idéologiques de la réintroduction de la ‘morale’ (‘républicaine’ bourgeoise) dans les programmes scolaires : c’est en cela qu’il est intéressant et que nous vous le présentons.

    Source

    Questions de classe(s) - Avec La Guerre contre les pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (Grasset, 2013, 168 p., 14,50 €) vous nous proposez un livre « sur » l’actualité qui s’ouvre en montrant que ce retour prôné par Vincent Peillon est tout sauf original et qu’il s’inscrit à la fois dans la nostalgie de l’école d’antan et dans le mouvement de revanche contre « l’esprit 68 » déjà porté par ses prédécesseurs. La nouveauté serait surtout que Vincent Peillon pourrait réussir à convertir la gauche au conservatisme scolaire, comme elle s’est convertie au libéralisme ou à la pensée sécuritaire...

    Ruwen Ogien - Ce que la pensée conservatrice a de plus frappant, c’est sa vision moraliste des urgences politiques. Pour ceux qui la propagent, le problème principal de nos sociétés n’est pas l’accroissement considérable des inégalités de richesse et de pouvoir, le traitement inhumain des immigrés sans papiers, ou les atteintes à la vie privée par le fichage clandestin et la surveillance illégitime des communications. Non. Ce qui les préoccupe, c’est l’effondrement d’un certain ordre moral fondé sur le goût de l’effort, le sens de la hiérarchie, le respect de la discipline, le contrôle des désirs, la fidélité aux traditions, l’identification à la communauté nationale, et la valorisation La Guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (entretien avec Ruwen Ogien sur le site Questions de Classe(s))de la famille « naturelle » et hétérosexuelle. Logiquement, la priorité, pour les conservateurs, n’est pas d’améliorer la condition économique des plus défavorisés, ou de mieux protéger les droits et les libertés de chacun. Elle est de restaurer cet ordre moral.

    Le projet de ramener la morale « laïque » à l’école séduit manifestement beaucoup de monde, à droite comme à gauche. Il repose cependant sur une idée profondément conservatrice : le problème principal de l’école ne serait pas qu’elle manque de moyens matériels, et qu’elle est incapable, aujourd’hui, de compenser les injustices causées par un système économique et social profondément inégal. Non. Le problème, c’est l’immoralité des élèves, plus exactement l’immoralité des élèves des quartiers défavorisés ! Car pourquoi auraient-ils besoin de cours de morale, s’ils étaient déjà moraux ?

    En affirmant que la France a besoin d’un « redressement moral » avec des accents réactionnaires un peu gênants pour tous ceux qui veulent soutenir ce gouvernement, l’actuel ministre de l’Éducation nationale, dont les engagements à gauche sont pourtant incontestables, consacre l’hégémonie de la pensée conservatrice sur le sujet de l’école, comme d’autres ministres de gauche l’ont consacrée, par leurs déclarations, sur l’immigration ou la sécurité. C’est une tendance qu’il faut, je crois, essayer de combattre sans se lasser.

    Q2C - Ce qui distingue aussi le projet de Vincent Peillon de celui de ses prédécesseurs, c’est l’adjectif « laïque » accolé au terme de morale. Comment comprendre cette démarche et ses impasses ?

    R. O - Il ne faut pas être naïf. On ne peut pas ignorer ce que sont devenus les mots « laïque » et « laïcité » dans le débat public aujourd’hui.

    Loin d’exprimer la défense de la justice sociale, des droits et des libertés individuelles, comme ce fut le cas à certains moments de l’histoire, les mots « laïque » et « laïcité » servent à glorifier la Nation et ses « traditions » (gros rouge et saucisses de cochon, entre autres), et de discréditer les minorités religieuses qui ont le « culot » de revendiquer l’égalité dans la possibilité de s’exprimer publiquement et de vivre selon leurs propres habitudes culinaires ou vestimentaires.

    femme-voileePour éviter ce danger, il faudrait dire et répéter que l’usage public des mots « laïque » et « laïcité » ne vise nullement à étouffer le pluralisme des mœurs, la diversité des habitudes culinaires et vestimentaires, à rejeter les revendications présentes à l’expression publique des minorités religieuses, ou à stigmatiser telle ou telle population déjà défavorisée. Ce que le ministre ne fait pas suffisamment à mon avis.

    C’est pourquoi je me suis permis de suggérer que son projet peut parfaitement être compris comme visant en priorité, les jeunes des quartiers défavorisés, généralement accusés d’être trop sensibles à l’appel de l’intégrisme religieux musulman, d’être trop violents et trop incivils, des jeunes dont tout le monde semble penser qu’il serait urgent de les « discipliner », et de les ramener dans le « droit chemin » de l’uniformité républicaine.

    En effet, même si sa portée est plus large dans l’esprit du ministre, c’est ainsi que son projet d’enseignement de la morale laïque est généralement interprété, et c’est ce qui explique pourquoi il suscite un tel enthousiasme, même à l’extrême droite… et même chez les croyants catholiques !

    Selon un sondage IFOP effectué du 4 au 6 septembre 2012, après que Vincent Peillon ait annoncé pour la première fois son projet d’un enseignement de morale laïque, 86% des catholiques étaient pour des cours de morale laïque ! (Dimanche Ouest-France, 8 septembre 2012). C’est quand même significatif. Même les plus catholiques semblent apprécier la laïcité lorsqu’elle est comprise ainsi !

    En fait, le ministre de l’Éducation nationale n’a probablement pas l’intention, par son projet, de stigmatiser une population Il vise plutôt à obtenir une sorte de consensus sur ses projets de réforme de l’école, et il sait que l’idée d’un retour de la morale peut servir de base à ce consensus, parce qu’elle est approuvée par la majorité des citoyens. Mais le danger politique de voir la morale dite « laïque » mise au service de la stigmatisation des musulmans existe clairement à mon avis.

    Q2C - L’ouvrage aborde cet enseignement de la morale d’un point de vue philosophique. Mais c’est aussi une réflexion pédagogique puisque vous y poser la question de la possibilité d’un tel enseignement, de ses modalités et surtout de son efficacité. Quelle conclusion en tirez-vous ?

    R. O. - Le projet de faire revenir la morale à l’école part du postulat que la morale peut s’enseigner au moyen de cours et d’examens, comme si c’était une connaissance théorique du même genre que la physique - chimie ou l’histoire - géographie.

    amour du travailIl ne tient pas compte du fait que ce postulat n’a rien d’une vérité d’évidence, et qu’il est disputé depuis l’antiquité. La morale peut-elle s’enseigner ? Et si son enseignement est possible, doit-il se faire de façon magistrale au moyen de cours et d’examens ? Ne consiste-t-il pas plutôt à montrer l’exemple, et à donner l’envie de le suivre ? Les examens de morale devront-ils vérifier, la connaissance de l’histoire des idées morales, celle des principes de la morale, ou la moralité des conduites de l’élève ? L’élève devra-t-il seulement montrer qu’il sait ce qu’est la vertu, ou devra-t-il prouver qu’il est devenu vertueux grâce au programme ?

    Toutes ces questions philosophiques se ramènent en fait à une seule plus terre-à-terre : l’enseignement de la morale laïque devra-il ressembler à celui des sciences naturelles ou de la natation ? Savoir nager ne consiste évidemment pas à être capable de décrire les mouvements de la brasse sur une copie d’examen ! Et si apprendre la morale laïque, c’est comme apprendre à nager, si c’est la transformation des conduites de l’élève qui est visée, comment sera-elle évaluée ? En soumettant l’élève à des tentations (tricher, voler, mentir, tromper, etc.) pour voir s’il y résiste ? En instaurant une surveillance permanente des élèves en dehors de l’école par des agents spécialisés ? En construisant des confessionnaux « laïques » où l’élève devra avouer au professeur de morale ses péchés contre le « vivre ensemble » ou le bien commun ?

    Finalement, lorsqu’on s’interroge sur la possibilité même d’enseigner la morale à l’école, on ne peut pas éviter de se poser des questions plus générales sur le contexte dans lequel les professeurs sont censés inculquer les valeurs suprêmes de la République : liberté, égalité, fraternité. Comment un enseignement de la fraternité peut-il être dispensé dans le contexte d’un système qui cultive la concurrence acharnée entre les élèves et les établissements scolaires ? Comment un enseignement de la liberté et de l’égalité pourrait être donné dans le contexte d’une institution organisée comme une armée, outrageusement centralisée et hiérarchisée, où les enseignants souffrent plus, finalement, de mépris et du contrôle permanent de leurs supérieurs que des provocations de leurs élèves ?Pour certains observateurs que l’état présent de l’école en France préoccupe, ce qu’il faudrait pour améliorer les choses, ce n’est pas plus d’autorité, de surveillance, de contrôle, mais plus de démocratie à tous les niveaux. En ce qui concerne les conduites « antisociales » à l’école, par exemple, ils constatent que les établissements dans lesquels les élèves participent à l’élaboration du règlement intérieur sont, par la suite, les moins exposés aux actes de violence. Cette hypothèse n’est probablement pas acceptée par tout le monde, mais elle mérite d’être explorée. En tout cas, s’il fallait choisir entre deux moyens de rendre l’école plus satisfaisante pour ses membres, enseignants et élèves, ou bien introduire plus de démocratie à tous les niveaux, ou bien restaurer des cours de morale laïque, je n’aurais personnellement aucune hésitation. Ce ne serait pas les cours de morale !

    Q2C - Le titre frappe fort, et, à première vue le lien entre « la guerre contre les pauvres » et la morale laïque ne semble pas immédiat. Est-ce que vous pouvez éclairer le rapport que vous établissez entre les deux ?

    R. O. - De nombreuses enquêtes montrent que l’explication de la pauvreté par la paresse n’a cessé de gagner du terrain dans le monde « occidental » au cours des années 1990, au détriment de l’explication par les phénomènes macro-économiques. Voyez par exemple celles dont fait état Nicolas Duvoux dans son excellent livre Le nouvel âge de la solidarité. Pauvreté, précarité et politiques publiques (2012).

    La Guerre aux pauvres commence à l’école : sur la morale laïque (entretien avec Ruwen Ogien sur le site Questions de Classe(s))L’idée qui se répand à nouveau, comme si on revenait au XIXe siècle, c’est que si vous êtes riche, c’est que vous le méritez, et que si vous être pauvre, c’est de votre faute. Vous ne vous levez pas assez tôt, vous ne cherchez pas un emploi avec suffisamment de persévérance, vous préférez être assisté, et ainsi de suite [NDLR ceci est tout simplement le cœur de l'idéologie capitaliste bourgeoise depuis l'origine ; et l'école 'républicaine' ne raisonne pas et n'a JAMAIS raisonné autrement !].

    On cherche de plus en plus massivement à « blâmer la victime ». C’est ce que j’appelle la guerre intellectuelle contre les pauvres.

    Cette guerre aux pauvres s’exprime aussi dans les tentatives d’expliquer la situation des plus défavorisés par des déficits moraux des individus, plutôt que par les effets d’un système social injuste à la base, et d’une redistribution des bénéfices de la coopération sociale et économique qui ne permet pas de compenser les handicaps initiaux.

    À mon avis, le retour de la morale à l’école exprime aussi cette philosophie, Mettre l’accent sur la nécessité de la morale à l’école permet de diminuer l’importance du facteur social dans l’explication de la violence et de l’échec scolaire. C’est en ce sens qu’on peut dire du retour de la morale à l’école qu’il est un nouvel épisode dans la guerre intellectuelle contre les pauvres, visant, comme les précédents, à les rendre responsables des injustices qu’ils subissent. S’ils échouent, c’est parce qu’ils sont immoraux.

    Q2C - Une telle annonce semble finalement avoir pour objectif de détourner les regards des véritables enjeux scolaires du moment et d’offrir une grille d’analyse conservatrice et réactionnaire de l’école. Le texte reste assez discret sur ces questions et en particulier, puisque c’est l’un de vos objets d’étude en tant que philosophe, sur la question sociale. Comment faites-vous le lien entre cette question sociale et l’école. Que pensez-vous par exemple des réflexions et des pratiques visant à faire advenir une « pédagogie sociale » ?

    R. O. - Pour ceux qu’on appelle les « nouveaux réactionnaires », l’école serait en pleine « décadence » parce qu’elle serait devenue trop démocratique (les élèves ne se lèvent plus à l’arrivée des professeurs, ils ont leur mot à dire sur des problèmes d’organisation interne de l’école, et les parents aussi : quel scandale !), trop pluraliste en matière religieuse (on peut manger « halal » ou « cachère » dans certaines cantines : où sont passées nos traditions ?), trop tolérante à l’égard des attitudes plus décontractées, et plus libres des jeunes d’aujourd’hui (on s’habille comme on veut, on flirte dans la cour, on fume à la sortie : on est passé directement de l’école - caserne aux maisons closes !)

    Ces critiques ne sont pas nouvelles, et elles rencontrent un certain écho chez les plus nostalgiques de l’école du passé.

    petain_coup_cairamieux.jpgCe qui est nouveau, c’est que certains penseurs veulent en tirer des conclusions agressives contre la démocratie, le pluralisme moral et religieux, et la tolérance en matière de mœurs en général. Du fait que, d’après eux, ces principes ne marchent pas à l’école, ils affirment qu’ils ne peuvent marcher nulle part !

    Le raisonnement est fallacieux du début à la fin. D’abord, ces principes ne marchent pas plus mal que ceux qui autorisaient les maîtres à tirer les oreilles des élèves, ou qui forçaient les élèves à cacher leur appartenance religieuse quand elle n’était pas chrétienne. Ensuite, même si ces principes ne sont pas pertinents pour l’école, il ne s’ensuit pas qu’ils ne peuvent pas l’être ailleurs.

    Il n’empêche qu’un discours radical sur les ravages de la démocratie, du pluralisme et de la liberté prospère sur le fond d’une description effrayante de la vie quotidienne dans les établissements scolaires des quartiers populaires.

    Ce que j’ai voulu, montrer, dans mon livre, c’est que contrairement à ce que les nouveaux réactionnaires proclament dès qu’on leur donne l’occasion de s’exprimer, ce dont l’école souffre, ce dont nous souffrons en général sans la société, ce n’est pas de l’excès de démocratie, de pluralisme moral et religieux, et de libertés individuelles, mais des restrictions de plus en plus fortes à la démocratie, au pluralisme, et à la liberté.

    Propos recueillis par Grégory Chambat pour Q2C





    À lire (l'époque où le 'p''c''mlm' valait encore quelque chose...) : Une école pour les masses, par les masses !

     


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