• Jean-Paul Sartre sur le procès de Burgos, la lutte de libération basque et plus largement la question des Peuples niés par les grands États-"nations" modernes (1971)


    Source : Libération Irlande

    Préface au « Procès de Burgos »


    Texte de J.-P. Sartre écrit en 1971.


    S’il faut en croire la presse, le procès de Burgos n’a fait un tel scandale que pour avoir mis en lumière la férocité absurde du régime franquiste. Je n’y crois pas : la sauvagerie fasciste a-t-elle tant besoin d’être démontrée? N’y avait-il pas eu, depuis 1936, des incarcérations, des tortures et des exécutions un peu partout sur le sol de la péninsule ibérique ? Ce procès a troublé les consciences, en Espagne et hors d’Espagne, parce qu’il a révélé aux ignorants l’existence du fait national basque ; il est apparu clairement que ce fait, bien que singulier, était loin d’être unique et que les grandes nations renfermaient des colonies à l’intérieur des frontières qu’elles s’étaient données. À Burgos, enchaînés et, pour ainsi dire, bâillonnés, les accusés, au prix d’une bataille de tous les instants, sont parvenus à faire le procès de la centralisation. Coup de tonnerre en Europe : pour ne prendre qu’un exemple, on enseigne aux petits Français que l’histoire de France n’est autre que celle de l’unification de toutes « nos » provinces, commencée sous les rois, poursuivie par la Révolution française, achevée au XIXe siècle.

    Il fallait, me disait-on quand j’étais à l’école, en être fier : l’unité nationale, réalisée chez nous de bonne heure, expliquait la perfection de notre langue et l’universalisme de notre culture. Quels que fussent nos partis pris politiques, il était interdit de la remettre en question. Sur ce point, socialistes et communistes se trouvaient d’accord avec les conservateurs : ils se jugeaient les héritiers du centralisme jacobin et, réformistes ou révolutionnaires, c’était à l’hexagone pris comme un tout indivisible qu’ils voulaient apporter les bienfaits du nouveau régime. Que l’absolutisme monarchique soit né tout à la fois du développement des voies et des moyens de communication, de l’apparition du canon et des exigences « mercantilistes » du capital marchand, que la Révolution et le jacobinisme aient permis à la bourgeoisie au pouvoir de poursuivre l’unification de l’économie en faisant sauter les dernières barrières féodales et ethniques et de gagner des guerres étrangères par une levée en masse de tous les habitants en âge de porter les armes sans souci de leur origine ethnique et que le XIXe siècle ait fini le job par l’industrialisation et ses conséquences (l’exode rural, la concentration et l’idéologie nouvelle ou nationalisme bourgeois), que l’unité présente soit, somme toute, l’effet du projet séculaire de la classe actuellement dominante et que celle-ci ait tenté de produire partout, de la Bidassoa à la frontière belge, le même type d’homme abstrait, défini par les mêmes droits formels – on est en démocratie ! – et les mêmes obligations réelles sans tenir compte de ses besoins concrets, personne aujourd’hui n’en a cure : c’est ainsi, voilà tout, on n’y touchera point.

    D’où la stupeur de décembre 70 : le procès était infâme et absurde mais pouvait-on contester la validité des accusations portées contre les prisonniers sans, du même coup, tenir au moins en partie pour valables les objectifs que se propose l’E.T.A. ? Bien sûr, le gouvernement espagnol est fasciste ouvertement et cela brouillait les cartes : ce que visaient en claire conscience la plupart des protestataires, c’était le régime de Franco. Mais il fallait soutenir les accusés et l’E.T.A. ne disait-elle pas : nous ne sommes pas seulement contre le franquisme, nous luttons avant tout contre l’Espagne ? Telle était la pilule indigeste qu’il fallait avaler. Comment admettre que la nation basque existât de l’autre côté des Pyrénées sans reconnaître à « nos » Basques le droit de s’y intégrer ?

    Et la Bretagne alors ? Et l’Occitanie ? Et l’Alsace ? Fallait-il récrire l’histoire de France à l’envers, comme le proposait récemment Morvan-Lebesque et voir dans Du Guesclin, héros du centralisme, un simple traître à la cause bretonne ? Le procès de Burgos attirait l’attention sur ce fait nouveau : la renaissance un peu partout de ces tendances que les gouvernements centraux ont pris coutume d’appeler « séparatistes ». En U.R.S.S. beaucoup de républiques, à commencer par l’Ukraine, sont travaillées par des forces centrifuges ; il n’y a pas si longtemps que la Sicile a fait sécession ; en Yougoslavie, en France, en Espagne, en Irlande du Nord, en Belgique, au Canada, etc., les conflits sociaux ont une dimension ethnique ; des « provinces » se découvrent nations et réclament plus ou moins ouvertement un statut national. On s’aperçoit que les frontières actuelles correspondent à l’intérêt des classes dominantes et non aux aspirations populaires, que l’unité dont les grandes puissances tirent tant d’orgueil cache l’oppression des ethnies et l’usage sournois ou déclaré de la violence répressive.

    Le renforcement actuel des mouvements nationaux s’explique par deux raisons claires. En premier lieu, la révolution atomique. Morvan-Lebesque rapporte qu’un dirigeant autonomiste de Bretagne, apprenant l’explosion d’Hiroshima, s’était écrié : « Enfin le problème breton existe ! » Avant cela, en effet, le centralisme unificateur se justifiait et se renforçait en évoquant la menace que faisait peser sur le pays l’hostilité des pays voisins. Avec l’arme atomique, ce chantage n’est plus de saison : le centralisme de la guerre froide s’exerce à partir de Moscou et de Washington sur des nations et non plus sur des provinces. Du coup, dans la mesure où ces nations s’inquiètent d’appartenir à l’un ou l’autre bloc, d’autres nations plus petites et qu’on prétendait intégrées reprennent conscience de leur entité.

    La deuxième raison, liée d’ailleurs à la première, je la trouve dans le processus de décolonisation qui s’est engagé après la dernière guerre mondiale sur trois continents. Imaginez un jeune homme né dans le Finistère allant, vers 1960, faire son service au Maghreb. Il s’agit, lui a-t-on dit, de prêter la main à une opération de simple police pour réprimer l’agitation folle et coupable de quelques départements français d’outre-mer. Or voici que les Français, battus, rempochent la division départementale, se retirent d’Algérie et lui reconnaissent le statut de nation souveraine. À quoi correspond, alors, pour le soldat démobilisé, le fait d’être un habitant du Finistère ? Il a vu, à Alger, que les départements sont des divisions abstraites qui cachaient là-bas la conquête par la force et la colonisation.

    Pourquoi n’en serait-il pas de même de l’autre côté de la Méditerranée, dans ce qu’on appelle la « Métropole » ? Le Finistère – qui n’a d’existence réelle que pour l’administration – disparaît dans l’abstraction sous les yeux du jeune homme : celui-ci se sent Breton, rien de plus, rien de moins, et Français par droit de conquête. Va-t-il se résigner à être colonisé ? S’il en était tenté, l’exemple des Algériens et celui des Vietnamiens sont là pour le conduire à la révolte. Les victoires du Viêt-nam, surtout, lui apprennent que les colons avaient habilement limité le champ des possibles pour lui et ses frères.

    On lui avait inculqué le défaitisme : Français, lui avait-on dit, il pouvait tout puisqu’il avait le droit de vote tout comme un Beauceron ; Breton, il ne pouvait pas même lever un doigt et sûrement pas se dresser contre le pouvoir central qui l’écraserait sur l’heure. Mais, en Indochine, quelques millions de paysans pauvres ont jeté les Français à la mer et luttent à présent victorieusement contre la plus grande puissance militaire du monde capitaliste : cela aussi, c’était impossible. Eh bien, non : le champ de ses possibles s’élargit d’un seul coup : si les puissances colonisatrices n’étaient que des tigres aux dents de papier ? Fission de l’atome et décolonisation, voilà ce qui exalte dans les « ethnies » conquises un patriotisme original. Cela, au fond, tout le monde le sait ; mais beaucoup, en France, en Espagne, au Canada pensent que cette volonté d’indépendance n’est qu’une velléité née de fausses analogies et que les mouvements séparatistes disparaîtront d’eux-mêmes.

    Or l’exemple du Pays basque est là pour nous apprendre que cette renaissance n’est pas occasionnelle mais nécessaire et qu’elle n’aurait pas même eu lieu si ces prétendues provinces n’avaient eu une existence nationale qu’on a pendant des siècles tenté de leur ôter et qui, obturée, voilée par les vainqueurs, était demeurée là comme le lien historique et fondamental entre leurs habitants et si l’existence de ce lien, tacitement reconnu par le pouvoir central, ne rendait pas raison de la situation inférieure de l’ethnie conquise au sein du pays conquérant et, conséquemment, de la lutte farouche que celle-ci mène pour l’autodétermination.

    Le fait basque, s’imposant à Burgos dans sa nécessité, n’a pas fini d’éclairer Catalans, Bretons, Galiciens, Occitaniens sur leur destinée. Je veux tenter ici d’opposer à l’universalité abstraite de l’humanisme bourgeois l’universalité singulière du peuple basque, de montrer quelles circonstances ont amené celui-ci par une dialectique inéluctable à produire un mouvement révolutionnaire et quelles conséquences théoriques on peut raisonnablement tirer de sa situation actuelle, c’est-à-dire quelle mutation profonde la décentralisation peut apporter dès aujourd’hui au socialisme centralisateur.

    Si nous nous reportons à l’histoire, sans préjugé centraliste, il apparaît clairement que l’ethnie basque diffère en tout des ethnies voisines et qu’elle n’a jamais perdu conscience de sa singularité, marquée en tout cas par des caractères biologiques qu’elle a conservés intacts jusqu’à aujourd’hui et par l’irréductibilité d’euzkara, sa langue, aux langues indo-européennes. Dès le VIIe siècle, le duché de Vasconia groupe une population de montagnards qui inflige aux armées de Charlemagne la défaite de Roncevaux. Ce duché se transforme vers l’An Mille en un royaume de Navarre qui entre en déclin à partir du XIIe siècle et que l’Espagne annexe en 1575. Malgré la conquête et, sans doute aussi, à cause d’elle, la conscience basque – ou conscience d’être basque – se renforce. Il faut dire qu’on sort à peine de l’ère féodale et que la centralisation espagnole est encore hésitante : elle conserve aux vaincus certains droits qu’ils possédaient au Moyen-Âge, les fueros, qui demeureront longtemps le bastion de la résistance basque, que défend le peuple entier.

    Que celui-ci ne se contentât pas de cette autonomie relative, qu’il rongeât son frein et n’ait pas perdu l’espoir de retrouver l’indépendance, c’est ce que prouve, au temps où Napoléon refaisait l’Europe, la proposition vainement faite à l’Empereur par un député de Biscaye : qu’il créât, à l’intérieur de l’Empire, un État basque indépendant. On sait la suite et que, la Constitution de 1812 ayant pratiquement supprimé les fueros, le mouvement nationaliste se fourvoya dans une aveugle tentative pour restaurer le passé : contre Isabelle II, plus libérale mais centralisatrice à la française, les forces populaires défendirent le prétendant absolutiste Don Carlos, autre passéiste mais qui, pour l’amour du passé, voulait restituer à la Navarre son autonomie féodale.

    Deux guerres, deux défaites : en 1879, Euzkadi perd ses derniers privilèges et s’enlise dans un traditionalisme bigot qui tourne le dos à l’histoire. Il se réveillera six ans plus tard quand Sabino Arana fondera le P.N.B. (Parti nationaliste basque) qui réunira surtout des bourgeois et des intellectuels : il ne s’agit plus de militer pour l’absolutisme dans l’espoir de reconquérir les fueros mais le P.N.B., politiquement progressiste, puisqu’il réclame l’indépendance, et socialement conservateur, demeure en partie passéiste comme le prouve un de ses slogans : « Vieilles lois et souveraineté. » La résistance basque frappait à ce point les Espagnols qu’il y en eut plus d’un, à l’époque, pour proposer – comme l’anarchiste Pi y Margall – une solution fédéraliste aux problèmes de la péninsule.

    Plus tard, pendant la République, le projet fut repris et le gouvernement central reconnut le principe de l’autonomie des régions à condition qu’il fût approuvé, dans un référendum, par 70% des populations concernées. La Haute Navarre, essentiellement rurale et de ce fait attachée au carlisme (les carlistes vont bientôt se battre aux côtés de Franco) vote contre l’autonomie ; les trois autres provinces votent pour, à une énorme majorité. Le gouvernement républicain, plus centraliste qu’il n’y paraissait, fait traîner les choses, sans bonne grâce, jusqu’en 36. S’il reconnaît enfin l’autonomie, à cette époque, c’est sous la pression des événements et pour des raisons essentiellement pratiques et même militaires : il s’agissait de se gagner le Pays basque et de s’assurer qu’il résisterait au putsch de Franco par la lutte armée.

    Aussitôt le gouvernement basque est fondé : trois socialistes, deux libéraux, un communiste, ce qui montre à la fois que l’influence du P.N.B. s’étend aux couches sociales les plus diverses et qu’il assouplit un peu son conservatisme originel. Les troupes basques, jusqu’en avril 37, défendent farouchement le Guipuzcoa et la Biscaye. On sait la suite : Franco envoie des renforts, fait régner la terreur et bombarde Guernica : 1.500 morts ; au mois d’août, c’est la fin de la République d’Euzkadi. À la guerre succède la répression : emprisonnements, tortures, exécutions.

    Le président Aguirre, chef du P.N.B., se réfugie en France ; pendant la Seconde Guerre mondiale, il joue la carte des démocraties, espérant que la chute de Hitler et de Mussolini serait suivie par celle de Franco. On mesure aujourd’hui quelles furent notre honte et sa naïveté : le P.N.B. avait joué son rôle : depuis 45, il ne cesse de décliner. En 47, pourtant – sans doute dans l’intention de mettre les Alliés au pied du mur – il déclenche une grève générale. Les Alliés ne bougent pas et laissent Franco briser la grève par une impitoyable répression. C’est la fin : le parti conserve en Euzkadi un prestige certain parce qu’il est le parti « historique » qui reste à l’origine de l’éphémère République basque. Mais il n’a plus la possibilité d’agir : ses moyens d’action ne correspondent plus à la situation. Les exilés vieillissent, Aguirre meurt. N’importe : nous verrons tout à l’heure comment l’E.T.A surgit à point nommé pour remplacer le vieux parti bourgeois. Ce bref résumé suffit à montrer qu’Euzkadi, ethnie récemment conquise par l’Espagne, a toujours refusé farouchement l’intégration. Si l’on faisait voter les Basques aujourd’hui, je laisse à penser à quelle écrasante majorité ils décideraient de l’indépendance.

    Accepterons-nous pourtant de dire, comme l’E.T.A., que l’Euzkadi est une colonie de l’Espagne ? La question est d’importance car c’est dans les colonies que lutte des classes et lutte pour l’indépendance nationale se confondent. Or, dans le système colonialiste, les pays colonisés fournissent à bon compte des matières premières et des produits alimentaires à une métropole industrialisée : c’est que la main-d’œuvre y est sous-payée. Et l’on ne manquera pas de faire remarquer que le Pays basque, surtout dans ses provinces de Guipuzcoa et de Biscaye, est depuis le début de ce siècle en plein développement industriel. En 1960 la consommation d’énergie électrique par habitant et par an est de 2.088 kW dans les deux provinces, de 650 kW pour l’Espagne et la Catalogne. La production d’acier par habitant et par an est de 860 kg en Biscaye, de 450 en Euzkadi, de 45 en Espagne-Catalogne. La répartition de la population active, en Guipuzcoa, s’établit ainsi : secteur primaire 9,45 %, secteur secondaire 56,80 %, secteur tertiaire 33,75 % ; en Biscaye : 8,6%, 57,5% et 33,9% ; alors qu’en Espagne-Catalogne, le secteur primaire emploie 43,50 % des travailleurs, le secteur secondaire 27,20 % et le tertiaire 29,30 %.

    Le gonflement considérable des deux derniers secteurs, joint au fait que, dans ces provinces, la population rurale est en constante diminution, montre assez l’énorme effort du Pays basque pour se donner une industrie. Le Guipuzcoa et la Biscaye sont, de ce point de vue, les régions pilotes de la péninsule ibérique. Ainsi l’on rencontrerait, si colonie il y avait, ce paradoxe que le pays colonisateur serait pauvre et surtout agricole au lieu que le pays colonisé serait riche et qu’il offrirait le profil démographique des sociétés hautement industrialisées.

    À mieux y regarder, le paradoxe n’est qu’apparent : Euzkadi peut être prospère mais il ne compte que 2 millions d’habitants ; il en avait beaucoup moins en 1515 et, à cette époque, la population était rurale : la conquête s’est faite parce que les deux pays étaient de structure homogène et que l’un d’eux était beaucoup plus peuplé que l’autre. De l’autre côté de la Bidassoa, la Basse Navarre a été systématiquement pillée, ruinée, dépeuplée par le conquérant français : la colonisation est plus aisément visible. Il est clair que la léthargie de l’Espagne pendant les trente premières années du siècle a permis à l’Euzkadi-Sud de s’assurer une économie florissante de région, autour d’un pôle économique, Bilbao. Mais à qui profite cette économie ? Voilà la question. On peut y donner un semblant de réponse en disant qu’il n’est pas d’exemple qu’un pays conquis ne paye tribut à son conquérant. Mais il est plus sûr de consulter les données officielles. Elles nous apprennent que l’Espagne se livre à un véritable pillage fiscal du Pays basque. La fiscalité écrase les travailleurs ; elle est, en Guipuzcoa, la plus élevée de toute la péninsule.

    II y a plus : dans toutes les provinces qu’il tient pour espagnoles, le gouvernement dépense plus qu’il ne perçoit en impôts : 150 % à Tolède ; 151 % à Burgos, 164 % à Avina, etc. Les deux provinces industrialisées du Pays basque paient au gouvernement étranger qui les exploite 4 milliards 338 millions 400 000 pesetas, l’État espagnol, par contre, dépense en Euzkadi 774 millions de pesetas. Il vole donc 3 milliards 500.000 pesetas environ pour entretenir le désert castillan. Encore faut-il ajouter que la majeure partie des 774 millions « rendus » vont aux organes d’oppression (administration espagnole ou espagnolisée, armée d’occupation, police, tribunaux, etc.) ou de débasquisation (l’université où l’on n’enseigne que la langue et la culture espagnoles). Or le problème de l’industrie basque est, avant tout, celui de la productivité : pour produire à des prix compétitifs sur le marché mondial, il faudrait importer des machines modernes : l’État espagnol, partiellement autarcique, s’y oppose ; quant au crédit madrilène, il est discriminatoire et favorise la Castille aux dépens de la Biscaye. Pour que Bilbao et Pasajes s’adaptent au trafic maritime et reçoivent des bateaux à fort tonnage, il faut les équiper à neuf : les travaux seraient considérables comme aussi ceux que réclament les ports de pêche. Rien n’est fait.

    De même le réseau ferroviaire, installé autrefois par les Espagnols, est un lourd handicap : pour aller par le train de Bilbao à Vitoria il faut faire 137 kilomètres ; par la route 66. Mais l’administration et l’I.N.I. (Institut national de l’industrie), organe de l’État oppresseur, abritent des bureaucrates ignorants et tatillons, qui ne comprennent nullement les besoins du pays (en partie parce qu’ils le considèrent comme une province espagnole, au moins théoriquement) et empêchent les aménagements indispensables. Les produits non compétitifs, l’Espagne se réserve de les absorber. Elle fait la politique du tarif préférentiel à l’envers : en empêchant certains coûts de baisser, elle se donne le privilège de consommer les produits basques sans que les bénéfices du producteur en soient plus élevés. La conséquence est inévitable : le revenu per capita est un des plus hauts de la péninsule, ce qui ne veut rien dire ; et le revenu des salariés (85 % de la population active) est très inférieur à celui des Madrilènes, des habitants de Burgos, de Valence, etc. Il faut remarquer d’ailleurs que le taux d’augmentation des salaires a été, de 1955 à 1967, pour l’Espagne, de 6,3 % par an et pour Euzkadi de 4,15 %.

    Ainsi, en dépit de la sur-industrialisation du pays, nous retrouvons deux composantes essentielles de la colonisation classique : le pillage – fiscal ou autre – du pays colonisé et la surexploitation des travailleurs. À cela s’ajoute une troisième qui n’est que la conséquence des deux premières : le rythme de l’émigration et de l’immigration. Le gouvernement espagnol a profité des besoins de l’industrialisation pour expédier en Euzkadi les sans-travail de ses régions démunies. On leur a promis des avantages (par exemple, ils sont prioritaires pour le logement) mais, surexploités comme les Basques et sans conscience de classe développée, ils constituent pour le patronat une masse de manœuvre : on compte 300 à 351.000 immigrants sur une population de 1.800.000 à 2 millions d’habitants. Inversement les Basques des régions pauvres émigrent. Tout particulièrement les Navarrais : on compte de 150.000 à 200.000 Basques à Madrid dont près de 100.000 Navarrais. Cette importante ponction et l’entrée des travailleurs espagnols dans les régions industrielles peuvent être considérées comme un début de déstructuration coloniale.

    Cette politique constante du franquisme implique évidemment la complicité des grands patrons de Biscaye et de Guipuzcoa. Ceux-ci, en effet, dès les guerres carlistes, quand la haute bourgeoisie apparaît à Bilbao, étaient centralisateurs et libéraux. Depuis quelques années l’émigration des sièges sociaux des grandes entreprises à Madrid a commencé. La grosse bourgeoisie ne voit que des avantages au freinage de la modernisation par l’incompétence et l’autarcie espagnoles : le vaste marché d’Espagne absorbe les produits non compétitifs à l’échelle mondiale ; le patron est assuré d’un fort pourcentage de bénéfices sans être obligé à de gros investissements. Étrangers aux véritables intérêts de la nation, ces « collabos », dont le centralisme finirait par ruiner l’économie basque, s’excluent eux-mêmes de la communauté et jouent le rôle – classique, lui aussi – de ceux qu’on a nommés compradores.

    En dernière analyse, en effet, et dans le cadre du système centralisateur, ils trouvent leur compte dans un certain malthusianisme. La conclusion est claire : en dépit des apparences, la situation d’un salarié basque est tout à fait semblable à celle d’un travailleur colonisé : il n’est pas simplement exploité – comme l’est un Castillan, par exemple, qui mène la lutte de classes « chimiquement pure». – mais délibérément surexploité puisque, à travail égal, son salaire est inférieur à celui d’un ouvrier espagnol. Il y a surexploitation du pays par le gouvernement central avec la complicité des compradores qui, sur la base de cette surexploitation consentie, exploitent les travailleurs.

    La surexploitation ne profite pas aux capitalistes basques, simples exploiteurs surchargés d’impôts et protégés par une armée étrangère, elle ne profite qu’à l’Espagne, c’est-à-dire à une société fascisée, soutenue par l’impérialisme américain. Les classes travailleuses, toutefois, n’ont pas toujours conscience de la surexploitation et beaucoup de salariés songeaient, hier encore, à s’associer aux revendications et aux actions des ouvriers madrilènes ou de Burgos, ce qui les aurait conduits à un centralisme négatif. Il fallait leur faire comprendre que, dans le cas d’Euzkadi, la question économique et sociale se pose en termes nationaux : quand le pays ne paiera plus de tribut fiscal à l’occupant, quand ses vrais problèmes se formuleront et se régleront à Bilbao et à Pampelune plutôt qu’à Madrid, il pourra du même coup transformer librement ses structures économiques.

    Car, il faut le répéter, les Espagnols surexploitent les Basques parce que ceux-ci sont basques. Sans jamais l’avouer officiellement, ils sont convaincus que les Basques sont autres, ethniquement et culturellement. Croit-on qu’ils ont perdu le souvenir des guerres carlistes, de la République de 1936, des grèves de 1947 ? S’ils n’en avaient gardé mémoire, mettraient-ils un tel acharnement à détruire la langue basque ? Il est clair qu’il s’agit ici d’une pratique coloniale : les Français pendant cent ans se sont efforcés de détruire la langue arabe en Algérie ; s’ils n’y sont pas parvenus, au moins ont-ils transformé l’arabe littéraire en une langue morte qu’on n’enseignait plus ; ils ont fait de même, avec des succès divers pour l’euzkara en Basse Navarre, pour le breton en Bretagne.

    Ainsi, des deux côtés de la frontière, on essaie de faire croire à une ethnie tout entière que sa langue n’est qu’un dialecte en train d’agoniser. En Euzkadi-Sud on en interdit pratiquement l’usage. On défend d’établir des iskatolas, on a procédé à l’élimination des publications en euzkara, les écoles et l’Université enseignent la langue et la culture de l’oppresseur ; la radio, le cinéma, la télévision, les journaux expliquent en espagnol les problèmes de l’Espagne et font la propagande du gouvernement madrilène ; le personnel de l’administration est espagnol ou espagnolisé : on le recrute par des concours qu’organisent en espagnol des fonctionnaires madrilènes.

    Par cette raison – c’est-à-dire parce que l’étranger l’a ainsi voulu – on dit amèrement à Bilbao : « La langue et la culture basques ne servent à rien. » Et la presse inspirée répète volontiers un mot malheureux d’Unamuno « La langue basque va bientôt mourir. » Cela ne suffit pas : dans les écoles, on punit les garçons qui parlent basque. Dans les villages, on tolère que les paysans s’expriment en euzkara. Mais qu’ils ne s’avisent pas de le faire à la ville : un des accusés de Burgos avait l’autorisation de recevoir dans sa prison les visites de son père ; cette autorisation lui fut retirée lorsqu’on s’aperçut que celui-ci ne lui parlait qu’en basque – non certes par provocation mais parce qu’il ne connaissait pas d’autre langue.

    La suppression par force de la langue basque est un véritable génocide culturel : c’est une des plus vieilles langues d’Europe. Certes elle est apparue en un temps où l’économie du continent tout entier était rurale et si, par la suite, elle ne s’est pas adaptée souplement à l’évolution de la société, c’est parce que le conquérant espagnol en interdisait l’usage. Pour qu’elle devienne une langue du XXe siècle – ce qu’elle est partiellement déjà – il suffit qu’on la parle. L’hébreu en Israël, le breton à Quimper ont rencontré les mêmes difficultés et les ont résolues : les mêmes Israéliens qui peuvent discuter entre eux de l’informatique ou de la fission de l’atome lisent les manuscrits de la mer Morte comme nous lisons Racine ou Corneille, et Morvan-Lebesque note que le breton a des mots plus régulièrement formés pour désigner les réalités modernes que le français, langue « nationale ». Les ressources d’une vieille langue restée jeune parce qu’on l’a empêchée de se développer sont considérables. Si le basque redevenait l’idiome national d’Euzkadi, il apporterait, par ses structures propres, toutes les richesses du passé, une manière de penser et de sentir spécifique et s’ouvrirait largement au présent et à l’avenir. Mais ce que l’Espagnol veut faire disparaître avec celui-ci, c’est la personnalité basque.

    Se faire basque, en effet, pour un habitant de Biscaye, c’est parler euzkara : non seulement parce qu’il récupère un passé qui n’est qu’à lui mais surtout parce qu’il s’adresse, même dans la solitude, à la communauté de ceux qui parlent basque. À Burgos, les dernières déclarations des « accusés » ont été faites en euzkara ; récusant le tribunal espagnol qui prétendait les juger et ne les comprenait même pas, ils convoquaient leur peuple tout entier dans la salle. À l’instant, il y fut, invisible. Le procès-verbal officiel note à ce propos que les accusés ont tenu des propos inintelligibles dans une langue « qui paraissait être du basque ». Merveilleux euphémisme : les juges n’y entendaient goutte mais savaient pertinemment de quoi il s’agissait ; pour éviter de paraître s’apercevoir que la nation de Vasconia avait envahi le prétoire, ils ont réduit le basque à n’être qu’une langue probable, si parfaitement obscure qu’on ne sait jamais si l’interlocuteur la parle vraiment ou s’il ne prononce pas des vocables dépourvus de sens.

    Tel est donc le noyau de la culture d’Euzkadi et le plus grand souci des oppresseurs : s’ils parvenaient à la détruire, cette langue, le Basque serait l’homme abstrait qu’ils souhaitent et parlerait l’espagnol, qui n’est ni n’a jamais été sa langue ; mais, comme il ne cesserait pas pour autant d’être surexploité, il suffirait qu’il prenne conscience de la colonisation pour qu’euzkara ressuscite. Naturellement l’inverse aussi est vrai : parler sa langue pour un colonisé, c’est déjà un acte révolutionnaire.

    Les Basques conscients d’aujourd’hui vont plus loin encore lorsqu’il s’agit de définir la culture qu’on leur donne et celle qu’ils veulent se donner. La culture, disent-ils, est la création de l’homme par l’homme. Mais ils ajoutent aussitôt qu’il n’y aura pas de culture universelle tant qu’on n’aura pas détruit l’oppression universelle. La culture officielle, en Euzkadi, est aujourd’hui universaliste en ceci qu’elle veut faire du Basque un homme universel, dépourvu de toute idiosyncrasie nationale, un citoyen abstrait semblable en tout point à un Espagnol, sauf en ceci qu’il est surexploité et ne le sait pas. En ce sens, elle n’a d’autre universalité que celle de l’oppression. Mais les hommes, pour opprimés qu’ils soient, n’en deviennent pas pour autant des choses : ils se font, tout au contraire, la négation des contradictions qu’on leur impose. Non d’abord par volonté mais parce qu’ils sont dépassement et projet. Ainsi des Basques qui ne peuvent manquer d’être d’abord la négation de l’homme espagnol qu’on a mis en chacun d’eux. Négation non pas abstraite mais minutieuse, au nom de tout ce qu’ils trouvent de singulier en eux-mêmes et dans leur environnement.

    En ce sens la culture basque doit être aujourd’hui d’abord une contre-culture : elle se fera par la destruction de la culture espagnole, le refus de l’humanisme universaliste des pouvoirs centraux, l’effort considérable et constant pour se réapproprier la réalité basque qui est à la fois donnée sous les yeux – c’est aussi bien le paysage, l’écologie, les traits ethniques que la littérature en euzkara – et travestie par l’oppresseur en folklore innocent et périmé pour touristes étrangers. C’est pourquoi ils ajoutent cette troisième formule : la culture basque est la praxis qui se dégage de l’oppression de l’homme par l’homme en Pays basque. Cette praxis n’est pas tout de suite consciente de soi et voulue : c’est un travail quotidien, provoqué directement par l’absorption de la ration de culture officielle, pour retrouver le concret, c’est-à-dire non pas l’homme en général mais l’homme basque. Et ce travail, inversement, doit déboucher sur une praxis politique car l’homme basque ne peut s’affirmer dans sa plénitude que dans son pays redevenu souverain.

    Ainsi, par une dialectique inexorable, la conquête, la centralisation et la surexploitation ont eu pour résultat de maintenir et d’exaspérer en Euzkadi la revendication de l’indépendance par les efforts mêmes que l’Espagne a faits pour la supprimer.

    Nous pouvons tenter, à présent, de déterminer les exigences précises de cette situation concrète, c’est-à-dire la nature de la lutte qu’elle réclame aujourd’hui du peuple basque. Il existe, en effet, deux types de réponses à l’oppression espagnole, toutes deux inadéquates. Pour leur donner une chair et une figure, nous dirons que l’une est celle du P.C. d’Euzkadi et l’autre celle du P.N.B.

    Le P. C. tient l’Euzkadi pour une simple dénomination géographique. Il prend ses ordres à Madrid, du P.C.E., et ne tient pas compte des réalités locales, en sorte qu’il demeure centraliste – entendons socialement progressiste et politiquement conservateur : il tente d’entraîner les travailleurs basques vers la lutte de classes « chimiquement pure ». C’est oublier qu’il s’agit d’un pays colonisé, c’est-à-dire surexploité. Le P. C. ne comprend pas – en dépit de quelques déclarations opportunistes en faveur de l’E.T.A. lors du procès de Burgos – que les actions qu’il propose ont des objectifs inadéquats et, du coup, sans portée.

    Si les Basques se mettent à lutter contre l’exploitation pure et simple, ils abandonnent leurs propres problèmes pour aider les travailleurs espagnols à renverser la bourgeoisie franquiste. C’est se débasquiser soi-même et se borner à réclamer une société socialiste pour l’homme universel et abstrait, produit du capitalisme centralisateur. Et quand cet homme-là sera au pouvoir à Madrid, quand il possédera ses instruments de travail, les Basques peuvent-ils compter sur sa reconnaissance pour se voir octroyer l’autonomie ? Rien n’est moins sûr : on a vu que la République s’était fait tirer l’oreille ; et les pays socialistes sont, aujourd’hui, volontiers colonisateurs. Contre la surexploitation et la débasquisation qui en est la conséquence, les Basques ne peuvent combattre que seuls.

    Cela ne veut pas dire qu’ils n’auront pas d’alliances tactiques avec d’autres mouvements révolutionnaires quand il s’agira d’affaiblir la dictature de Franco. Mais stratégiquement, il leur est impossible d’accepter une direction commune : leur lutte se fera dans la solitude car ils la mènent contre l’Espagne – et non contre le peuple espagnol – par la raison qu’une nation colonisée ne peut mettre fin à la surexploitation qu’en se dressant, souveraine, contre le colonisateur.

    Inversement, le P.N.B. a tort de considérer l’indépendance comme une fin en soi. Formons, dit-il, une République basque d’abord ; nous verrons ensuite s’il y a lieu d’apporter des aménagements à notre société. Mais, si, par impossible, il parvenait à constituer un État basque de type bourgeois, il est vrai que la surexploitation espagnole prendrait fin mais il ne faudrait pas longtemps pour que cet État tombe sous le coup du capitalisme américain. Tant que la société garderait une structure capitaliste, on peut bien penser que les compradores se vendraient aux plus offrants : les capitaux étrangers submergeraient le pays, les États-Unis le gouverneraient par l’intermédiaire de la bourgeoisie locale, le néo-colonialisme succéderait à la colonisation et, pour être plus masquée, la surexploitation n’en subsisterait pas moins. Seule une société socialiste peut, non sans de grands risques, établir des relations économiques avec les nations capitalistes et socialistes par la raison qu’elle contrôle son économie rigoureusement.

    L’insuffisance de ces deux réponses (P.C. – P.N.B.) montre bien qu’indépendance et socialisme sont, dans le cas d’Euzkadi, les deux faces d’une même médaille. Ainsi la lutte pour l’indépendance et la lutte pour le socialisme ne doivent faire qu’un. S’il en est ainsi, il va de soi que c’est à la classe ouvrière, de loin la plus nombreuse, nous l’avons vu, de prendre la direction du combat. Le travailleur manuel, en prenant conscience de la surexploitation, donc de sa nationalité, comprend du même coup sa vocation socialiste. Dirons-nous qu’il y est déjà parvenu ? C’est une tout autre affaire, dont nous reparlerons plus loin. D’autre part la situation d’un pays colonisé fait que, dans les classes moyennes, des groupes importants refusent la dépersonnalisation culturelle sans toujours se rendre compte des conséquences sociales qu’implique ce refus.

    Ils sont, en principe, les alliés du prolétariat ; un mouvement révolutionnaire et conscient de sa tâche, dans une colonie, ne doit pas s’inspirer du principe « classe contre classe» qui n’a de sens que dans une métropole, mais, au contraire, accepter le principe de la petite-bourgeoisie et des intellectuels à la condition que les révolutionnaires issus des classes moyennes se rangent sous l’autorité de la classe ouvrière. On voit que le travail à faire, pour commencer, consiste en un éclaircissement progressif et double : le prolétariat doit prendre conscience de sa condition de colonisé et les autres classes, plus aisément nationalistes, doivent comprendre que le socialisme est, pour une nation colonisée, le seul accès possible à la souveraineté.

    À ces raisons, qui ont fait évoluer en cent cinquante ans le Parti de l’indépendance et, changeant son recrutement, ont transformé sa réclamation passéiste de recouvrer les fueros au sein d’un État absolutiste en l’exigence, ouverte sur l’avenir, de construire une société souveraine et socialiste, il faut en ajouter une autre, propre à la péninsule ibérique, qui donne un caractère particulier à la lutte des Basques. En effet, l’unification centralisatrice, comme en Italie et en Allemagne, ne s’est achevée qu’au XXe siècle et, par cette raison, elle a pris la forme d’une dictature fasciste, c’est-à-dire d’une réponse par la violence nue et folle aux « séparatistes ». Dans deux de ces trois pays, le fascisme n’est plus au pouvoir ; Franco, lui, est resté le Caudillo de l’Espagne. C’est ce qu’exprimait un Basque qui disait devant moi : « Nous avons l’horrible chance du franquisme. »

    Horrible, certes, dira-t-on ; mais pourquoi « chance » ? C’est que, si le régime espagnol était une démocratie bourgeoise, la situation serait plus ambiguë : le pouvoir temporiserait et, de fausses promesses en atermoiements, renverrait les « réformes » aux calendes. Cela suffirait, sans doute, pour créer chez les Basques une importante faction réformiste qui serait l’alliée du gouvernement oppresseur et n’attendrait de lui qu’un statut fédéraliste et octroyé. L’aveugle brutalité du franquisme a, dès 1937, dénoncé la sottise de l’illusion réformiste. À toute revendication exprimée, une seule réponse, aujourd’hui : la répression sanglante. Comment s’en étonner, puisque le régime est fait pour cela ? Mais il faut ajouter que ce régime est la vérité de l’Espagne colonisatrice.

    Quelle que puisse être la forme du gouvernement espagnol, on sait que l’Espagne centralisée refuse profondément le « séparatisme » basque et qu’elle est prête, à la limite, à noyer toute révolte d’Euzkadi dans le sang. Les Espagnols, dans la mesure où ils sont eux-mêmes fabriqués par l’idéalisme centralisateur, sont des hommes abstraits et croient qu’il en va de même, à part une poignée d’agitateurs, pour les habitants de toute la péninsule. Le croient-ils de bonne foi ? Certes non : ils savent que l’Euzkadi existe mais veulent se le cacher ; c’est dire qu’ils enragent quand les Basques s’affirment et qu’ils vont jusqu’à les haïr en tant que Basques, c’est-à-dire en tant qu’hommes concrets. Plus profondément, les hommes au pouvoir n’ignorent pas que la fin du régime colonial en Euzkadi entraînerait aussitôt l’accroissement de la misère en Castille et en Andalousie. En sorte que même une République en viendrait en dernier recours à ce par quoi le franquisme a commencé.

    La « chance » que représente pour les Basques le gouvernement de Franco, c’est qu’il montre sans fard la vraie nature du colonialisme : celui-ci ne discute pas ; il opprime ou il tue. Puisque la violence répressive est inévitable, il n’y a d’autre issue pour les colonisés que d’opposer la violence à la violence. La tentation réformiste étant hors de question, le peuple basque ne peut que se radicaliser : il sait, à présent, que l’indépendance ne s’obtiendra que par la lutte armée. Le procès de Burgos, sur ce point, est clair ; en affrontant les Espagnols, les « accusés » savaient ce qu’ils risquaient : l’emprisonnement, les tortures, l’exécution capitale. Ils le savaient et ils se battaient non dans l’espoir de jeter dehors tout de suite les oppresseurs mais pour contribuer à la constitution d’une armée clandestine. Si le P. N. B. est à son crépuscule, c’est faute d’avoir compris que, face aux troupes fascistes, les Basques n’ont d’autre issue que la guerre populaire. L’indépendance ou la mort : ces mots qui se disaient hier à Cuba, en Algérie, aujourd’hui c’est en Euzkadi qu’on les répète. La lutte armée pour un Euzkadi indépendant et socialiste, voilà l’exigence complète de la situation actuelle. C’est cela ou la soumission – qui est impossible.

    De 1947 à 1959, cette exigence demeure vide et nue : rien, en apparence, ne vient la remplir : en vérité elle travaille la population basque, surtout les jeunes gens et, dès 1953, tout commence. E.K.I.N., fondé cette année-là, est un groupe d’intellectuels, encore peu conscients du véritable problème basque dans sa tragique simplicité mais comprenant la nécessité de recourir à une action nouvelle et radicale. II est bientôt contraint d’entrer au P.N.B., encore puissant bien que paralysé, mais s’y distingue par ses positions extrémistes au point que, peu de temps après, un des siens étant exclu pour « communisme », le groupe entier se solidarise avec lui et quitte le Parti nationaliste, convaincu désormais par expérience que la lutte entreprise par le vieux Parti, payante en 36, était tombée, depuis la fin de la guerre et la trahison des démocraties bourgeoises, au rang d’un pur verbalisme.

    En 59, il est le noyau d’un nouveau parti, l’actuel E.T.A. Au départ, avant même d’avoir pris une position théorique, l’E.T.A. prend acte de deux tendances qui écartèlent le pays : la revendication nationaliste et la révolte ouvrière ; dès 60 il comprend, dans la pratique quotidienne, que les deux luttes doivent être associées, éclairées l’une par l’autre et menées conjointement par les mêmes organisations. C’est déchiffrer lentement mais sûrement et pratiquement les exigences de la situation présente. Il a pris les choses par le bon bout comme le prouvent les crises violentes qu’il traverse dans les années 60 : sa droite « humaniste » le quitte ; une gauche « universaliste » est exclue après l’avoir sommé d’abandonner la lutte anticolonialiste pour mener, avec les ouvriers espagnols, la lutte des classes « chimiquement pure ».

    Ces départs définissent sa ligne mieux que n’eussent fait cent écrits théoriques. Après ces purges, dès 68, l’E.T.A. entreprend, malgré tout, de se définir théoriquement : à ce niveau, ses principes sont déjà donnés, ils se sont constitués dans la lutte interne du groupe contre sa droite et une certaine gauche centraliste et ne sont rien d’autre, d’ailleurs, que les exigences objectives de la situation, progressivement découvertes. L’E.T.A. organise alors quatre fronts de combat : front ouvrier, front culturel, front politique, front militaire qui fonctionnent en même temps et sous une direction commune mais restent distincts. Sur le front ouvrier, la lutte consiste en 69 dans une approche des travailleurs manuels, souvent réticents, et dans l’organisation d’un noyau d’avant-garde au sein de la classe ouvrière.

    Sur le front culturel, l’E.T.A. mène l’attaque contre le « chaînon le plus fragile », qui est l’universalisme déshumanisant du gouvernement d’oppression : dès à présent, il a créé des iskatolas, écoles maternelles et primaires où l’enseignement se fait exclusivement en langue basque et que 15.000 enfants fréquentaient en 68-69 ; il a lancé une campagne d’alphabétisation pour adultes, créé des comités d’étudiants qui revendiquent activement (manifestations, grèves, occupations) la création d’une Université basque, lancé sur le pays des artistes basques (écrivains, chanteurs, peintres et sculpteurs) qui vont jusque dans les villages pour y faire des expositions et y donner des représentations (chansons populaires, théâtre dans la rue, bien connu chez nous sous le nom de théâtre direct) ; depuis 66 il a organisé des écoles sociales où le marxisme-léninisme est enseigné aux travailleurs.

    Sur le front politique, qui est en étroite liaison avec le front militaire, l’E.T.A. politise le peuple basque tout entier en lui montrant le scandale de la répression. C’est ce qui explique le sens actuel de la lutte armée qui n’a point encore pour but de chasser l’oppresseur, mais de mobiliser les Basques pour la constitution progressive d’une armée clandestine de libération. La tactique actuelle peut se définir comme une spirale, dont les différents moments sont : action, répression, action, chaque action entraînant une répression plus sauvage qui montre à visage découvert le fascisme centralisateur et qui, ouvrant les yeux à des couches de plus en plus larges de la population, permet, à chaque fois, d’entreprendre une action plus importante. On ne peut donner un meilleur exemple de cette forme de lutte que l’enchaînement dialectique des événements qui trouve son aboutissement provisoire au procès de Burgos.

    D’un bout à l’autre du processus l’E.T.A. a imposé son jeu et sort gagnante de l’épreuve : voilà qui démontre la valeur de sa tactique. Au commencement, pourtant, elle n’était pas présente : après les massacres de 36 et la répression de 37, la lourde paix franquiste tombe sur le Pays basque et l’écrase. Contre cette oppression répressive, nous avons vu le P.N.B. organiser une action : la grève de 47. Cette action sans portée réelle entraîne une répression terrible qui a pour résultat de disqualifier le P.N.B. Mais c’est justement à partir de cet échec que la nouvelle génération prend la relève et comprend la nécessité de passer à la lutte armée. L’E.T.A. marque son existence, dès 61, par une première action de type militaire : des bombes rudimentaires explosent un peu partout, on tente le sabotage d’un convoi ferroviaire. Cette dernière entreprise est manquée, faute d’expérience, mais elle entraîne une répression brutale : cent trente militants sont arrêtés. Ainsi le cycle infernal – action, répression, action – est mis en place. Pendant quelques années, pourtant, les « forces de l’ordre » sont gênées : l’E.T.A. est insaisissable, les attentats à la bombe se poursuivent sur tout le territoire.

    Ce n’est qu’au printemps 68 que le Chef Supérieur de la Police peut publier un communiqué dans la presse de Bilbao : « La guerre chaude contre l’E.T.A. est déclarée. » De fait la chasse à l’homme commence, ce qui n’empêche pas quelques jours plus tard, une bombe d’éclater sur la grand-route, barrant le passage aux cyclistes du « Tour d’Espagne » (« qu’ils passent par ailleurs, ils n’ont rien à faire chez nous »). Au mois de juin, un garde civil est trouvé mort sur la chaussée. Quelques heures plus tard, d’autres gardes civils, à un barrage de route, tirent sans motif sur un « suspect » et le tuent. C’était Javier Echebarrieta, un des dirigeants de l’E.T.A. Aussitôt la répression s’étend de l’organisation clandestine à la population : partout l’administration interdit de célébrer des messes à la mémoire d’Echebarrieta et réussit le beau coup d’indigner les curés de village et d’indisposer les campagnes. Dès lors, la répression élargie appelle une riposte qui puisse exalter le peuple dans ses profondeurs : trois mois plus tard le policier Manzanas, figure sinistre et bien connue des Basques, qui torturait en Euzkadi depuis trente ans, sera exécuté devant la porte de son appartement.

    Cette action déchaîne, comme prévu, une répression abjecte et sauvage ; surtout elle oppose franchement le peuple basque dans son ensemble et le gouvernement d’oppression. Celui-ci ne peut accepter que ses représentants soient liquidés : il est contraint de trouver des coupables, de faire un procès et de réclamer plusieurs condamnations à mort ; mais comme la « victime » était un bourreau, la majeure partie du pays ne peut désapprouver cette liquidation, qui n’est qu’un châtiment. Le pouvoir tombe dans une contradiction dont il ne sortira pas : selon son optique, dont il ne peut changer, il faut intimider par des sanctions. Mais la publicité du procès montre à tous qu’il s’agit d’une parodie de justice ; les accusés ont été choisis parmi les prisonniers au hasard ou, pour décapiter l’E.T.A., entre ceux qu’on croit en être les dirigeants ; dans ces conditions, l’instruction ne pouvait être qu’une farce bouffonne : il n’y avait, comme on verra, aucune preuve contre Izco qui, pourtant, sera condamné à mort.

    Le tribunal est militaire alors que plusieurs des « accusés » avaient déjà été condamnés pour les mêmes faits ou des faits semblables par un tribunal civil. Les juges sont des officiers qui ignorent tout de la loi, un seul mis à part, qui doit avoir des connaissances juridiques pour conseiller ces soldats ; les avocats, sans cesse menacés de prison par le président peuvent difficilement se faire entendre. Les « accusés » enchaînés les uns aux autres, calmes et méprisants, ont livré une bataille de tous les instants, non pour se défendre contre les accusations de leurs oppresseurs mais pour révéler, devant les journalistes, les tortures qu’ils avaient subies : à quoi le président, quand il n’avait pu les faire taire, répondait inévitablement par un « No interesa ». Il devint évident pour les représentants de la presse que ces militaires ne s’étaient pas réunis pour juger mais pour tuer – en observant, toutefois, un cérémonial absurde et qu’ils connaissaient mal.

    Les « inculpés », pour finir, mirent à nu la violence répressive de l’Espagne, en interdisant à leurs avocats de les défendre. Ils avaient gagné : leur admirable courage et l’obtuse bêtise de leurs « juges » avaient enfin fait de leur procès pour tous les Basques une affaire nationale. Lorsque, dans de grandes entreprises, à Bilbao, les travailleurs se mirent en grève, l’E.T.A. comprit qu’il avait touché de larges couches de la classe ouvrière. De plus, dans le monde entier, l’indignation fut si grande que, pour la première fois, la question basque est posée devant l’opinion internationale : Euzkadi s’est fait connaître partout comme un peuple martyr en lutte pour son indépendance nationale. Ultime action, née de la répression : la colère générale a fait reculer le gouvernement espagnol ; les peines de mort ont été commuées. L’E.T.A., par la réussite inespérée mais nécessaire de sa tactique, s’est affirmé dans son pays, comme l’aile marchande de la classe ouvrière. Il a, dans toute la nation mobilisée, acquis un prestige considérable, celui-là même qu’avait le P. N. B. vingt-cinq ans auparavant. Ses militants savent bien que la lutte sera longue, qu’il faudra, disent-ils, « vingt ou trente ans pour constituer l’armée populaire » ; n’importe, à Burgos, en décembre 70-janvier 71, le coup d’envoi a été donné.

    Nous en sommes là : à nous, Français, qui sommes toujours un peu – même si nous ne le voulons pas – les héritiers des Jacobins, un peuple héroïque, conduit par un parti révolutionnaire, nous a fait entrevoir un autre socialisme, décentralisateur et concret : telle est l’universalité singulière des Basques, que l’E.T.A. oppose justement au centralisme abstrait des oppresseurs. Ce socialisme-là peut-il valoir pour tous ? N’est-il qu’une solution provisoire pour les pays colonisés ? En d’autres termes, peut-on envisager qu’il s’agit de la fin ultime ou d’une étape vers le moment où, l’exploitation universelle ayant pris fin, les hommes jouiront tous, au même titre, de l’universalité vraie, par un dépassement commun de toute singularité ? C’est le problème des colons. On peut être sûr que les colonisés, luttant pour leur indépendance, n’en ont aucun souci. Ce qui est certain, aux yeux des militants basques, c’est que le droit des peuples à l’autodétermination, affirmé dans sa plus radicale exigence, implique un peu partout la révision des frontières actuelles, résidus de l’expansion bourgeoise qui ne correspondent nulle part aux besoins populaires, ce qui ne peut se faire que par une révolution culturelle qui crée l’homme socialiste sur la base de sa terre, de sa langue et même de ses mœurs rénovées.

    C’est à partir de là seulement que l’homme cessera peu à peu d’être le produit de son produit pour devenir enfin le fils de l’homme. Dirons-nous ces conceptions marxistes ? On note sur ce point quelques hésitations chez les dirigeants de l’E.T.A. puisque certains se disent « néo-marxistes » et d’autres – en majorité, semble-t-il – « marxistes-léninistes ». C’est l’expérience quotidienne de la lutte qui décidera. Guevara me disait un jour : «Nous, marxistes ? Je n’en sais rien. » Et il ajoutait, avec un sourire « Ce n’est pas notre faute si la réalité est marxiste. » Ce que l’E.T.A. nous révèle c’est le besoin qu’ont tous les hommes, même centralisateurs, de réaffirmer leurs particularités contre l’universalité abstraite : écouter les voix des Basques, des Bretons, des Occitaniens et lutter à leurs côtés pour qu’ils puissent affirmer leur singularité concrète, c’est, par voie de conséquence directe, nous battre aussi, nous, Français, pour l’indépendance véritable de la France, qui est la première victime de son centralisme. Car il y a un peuple basque et un peuple breton mais le jacobinisme et l’industrialisation ont liquidé notre peuple : il n’y a plus, aujourd’hui, que des masses françaises.

     


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