• « En tant que juifs antisionistes » – Lettre d’Abraham Serfaty à Emmanuel Lévyne


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    L’antisionisme est sans doute la tradition politique émancipatrice la plus caricaturée et la plus stigmatisée de nos jours, y compris sous un langage prétendument révolutionnaire.

    Dans ce texte extrêmement dense paru en 1970, Abraham Serfaty engageait un dialogue avec Emmanuel Lévyne, kabbaliste antisioniste de renom.

    Contrairement aux idées reçues, Serfaty montre que la perspective d’une Palestine démocratique et laïque, sur les frontières de 1948, n’implique en rien le reniement des traditions culturelles et religieuses, qu’elles soient juives ou musulmanes. Au contraire, fier de son héritage judéo-arabe, Serfaty souligne combien la révolution socialiste au Moyen-Orient nécessite une réappropriation des héritages messianiques, cultuels et éthiques communs aux « Peuples du Livre ».

    Aux antipodes d’un marxisme-léninisme étriqué, Serfaty voit dans la lutte palestinienne un épanouissement possible de valeurs communautaires et religieuses, qui pourraient réenchanter un mouvement ouvrier occidental embourbé dans « les eaux glacées du calcul égoïste ».

    Cette contribution inestimable est un témoignage saisissant des tentatives communistes arabes de penser une théologie de la libération, qui combine résistance à l’impérialisme et hégémonie multiconfessionnelle.


    Cher Frère1,

    Même si nous ne sommes pas d’accord sur tout, nous sommes frères, frères dans la lutte antisioniste, dans l’angoisse profonde que juin 1967 a fait éclater en nous de voir le judaïsme auquel, croyants ou incroyants, nous ne pouvons pas dénier les valeurs qu’il a apportées à l’humanité, les valeurs dont nous avons été nourris, de voir le judaïsme sombrer dans cette monstrueuse entreprise qu’est le sionisme.

    J’ajouterai que le cri et l’angoisse de ce juif algérien (Roger Benhaïm) déraciné me sont d’autant plus sensibles que j’ai fait de ma vie ce même rêve de fraternité humaine, ici, dans ce monde arabe qui reste le sien, malgré son exil.

    Nous tous, juifs antisionistes dans le monde, nous devons effectivement contribuer à l’œuvre révolutionnaire contre l’État sioniste, contribuer ainsi à l’effort des révolutionnaires arabes pour ne pas tomber dans le piège du racisme, contribuer ainsi à ce que cet œuvre soit vraiment révolutionnaire, et pour le monde arabe, et comme apport à la lutte de toute l’humanité pour déraciner les formes d’oppression millénaire qui trouvent leur apogée dans l’agonie impérialiste.

    Comme vous le dites, la vérité antisioniste se clarifiera, pour les juifs qui ont été mystifiés et trompés par le sionisme, de la libre confrontation, s’appuyant sur l’action pratique, de tous ceux qui, par des chemins divers, accèdent à la prise de conscience du crime contre le judaïsme et contre toute l’humanité qu’est le sionisme.

    C’est pourquoi, je me dois de reprendre certaines de vos critiques concernant le socialisme et développer, comme vous m’y invitez, le concept de Palestine laïque, unifiée et démocratique, partie du monde arabe.

    1) Peut-on, concernant le socialisme, placer sur le même plan la réalisation concrète du socialisme dans le monde depuis cinquante ans avec ses imperfections humaines, et le monde pourri de l’impérialisme ? Faire cela serait rejoindre les sionistes qui actuellement organisent en grand une campagne antisoviétique sur les « juifs du silence » et convoquent à Londres une conférence à cette fin.

    Alors que, tout de même, c’est bien le socialisme qui a mis fin aux pogroms en Russie, et les sacrifices des peuples d’Union soviétique qui ont été le principal facteur d’écrasement du nazisme. Si le racisme ne s’efface que lentement des structures culturelles où il a été enraciné, les observateurs objectifs rapportent les changements radicaux connus sur ce plan en Union soviétique, tel le reportage publié en mai par le journal « Le Monde », qui pourtant ne manque pas une occasion d’antisoviétisme, reportage sur les Républiques musulmanes d’Asie centrale, leur développement économique et culturel, la disparition de toute discrimination raciale ou religieuse, et la fraternité entre juifs et musulmans.

    Bien sûr, le dépérissement même de l’État, lié aux changements profonds des structures culturelles enracinées par des siècles d’injustice, changements entrepris par la Révolution soviétique et auxquels la Révolution chinoise, le combat des Vietnamiens, l’effort des Cubains, font de nouveaux apports, cet objectif est une œuvre qui demandera des générations. Il demande le déracinement des structures économiques d’exploitation de l’homme par l’homme, et, comme préalable, la liquidation, à l’échelle mondiale, de l’impérialisme, facteur permanent d’agression et de corruption.

    En ce qui nous concerne, nous ne pouvons pas plus, dans cette lutte contre le sionisme, ignorer les liens de celui-ci avec l’impérialisme, que l’unité de la lutte antisioniste et anti-impérialiste avec les forces du socialisme dans le monde. Dans cette unité, nous devons garder notre autonomie de jugement et de conduite. Et effectivement, l’œuvre révolutionnaire qui peut être accomplie dans le monde arabe avec la participation des juifs antisionistes pourra être un exemple pour le monde dans le déracinement du racisme et un apport spécifique important dans la construction d’une société juste assurant l’épanouissement humain.

    Pour cela nous devons approfondir le sens de cette construction en tant que juifs antisionistes.

    2) Je pense, pour ma part, que cette contribution à la révolution dans le monde, à la révolution arabe plus spécifiquement, n’est pas en tant que « peuple juif ». Elle est dans notre propre dépassement, pas seulement de « l’État juif », mais aussi de la conception d’une communauté culturelle au-dessus et au-delà des communautés nationales. Une telle conception, qui mène au concept de « peuple juif » et au sentiment de « supériorité juive », nourrit le sionisme. Elle est contraire au développement historique de l’humanité.

    L’apport, sans doute spécifique, de la « question juive » dans le monde européen, et aujourd’hui, de façon aiguë dans le monde arabe, est de ne pouvoir être dépassée et résolue que dans le dépassement et la révolution de l’ensemble des contradictions sociales qui aliènent l’homme.

    L’étape historique que nous vivons n’est pas, comme le prétendent certains, d’effacement des spécificités nationales, mais celle de leur épanouissement au sein des ensembles nationaux qui font sauter les chaînes du capitalisme et de l’impérialisme et préparent ainsi un monde fraternel, par un dialogue sur un pied d’égalité entre les diverses cultures.

    Notre contribution spécifique, en tant que juifs, à la construction de ces ensembles nationaux sur des bases révolutionnaires n’est pas en tant que « peuple juif » extérieur à ces communautés et s’y plaquant, mais en assumant notre double qualité de national et de juif par l’intégration de celle-ci à celle-là dans la participation active à cette construction. Cette intégration ne signifie pas l’effacement, mais effectivement, comme vous l’écrivez, « le renouvellement de nos valeurs traditionnelles essentielles, leur réexpression moderne ».

    Ce qui permettra l’unité de ce monde humain à construire, et dont les prémisses émergent des luttes révolutionnaires, sera l’épanouissement des hommes dans leurs diversités nationales. Le judaïsme doit, pour rester fidèle à ses valeurs essentielles, en assurer la réexpression dans ces diversités nationales.

    L’une des spécificités de la révolution arabe est justement de demander, par sa nature même, cette réexpression. La fausse solution de la « question juive » est dans ce que Marx dénonçait sous le terme « d’État politique » dans l’étude qu’il y a consacrée. Cet État est celui de la démocratie bourgeoise, où l’homme est désintégré. Les valeurs essentielles du judaïsme, comme de l’Islam, expriment l’aspiration de ces sociétés communautaires rurales à l’épanouissement de l’homme total.

    La société européenne qui a subi le plus profondément, dans ce qu’on appelle la « Culture Occidentale », l’emprise du capitalisme, a désincarné cette essence. C’est ce que Marx a justement dénoncé sous le terme de « juif réel » dans la société capitaliste européenne par opposition au « juif du sabbat », dans la deuxième partie de sa « Question Juive » que certains auteurs de mauvaise foi présentent comme un pamphlet antisémite. S’il faut critiquer ces déformations de la religion par les exploiteurs de l’humanité, une fausse conception du socialisme est de croire qu’il faut lutter contre ce que Marx appelait « l’esprit des temps sans esprit » (la religion) pour assurer cet épanouissement humain, alors que celui-ci précise, dans cette même étude : « L’esprit religieux ne saurait être réellement séculaire. En effet qu’est-il sinon la forme nullement séculaire d’un développement de l’esprit humain ? L’esprit religieux ne peut être réalisé que si le degré de développement de l’esprit humain, dont il est l’expression, se manifeste et se constitue dans sa forme séculaire. » En quoi ceci diffère-t-il de l’idéal judaïque et islamique de la réalisation sur terre du Royaume de Dieu ?

    La société arabe contemporaine, dans sa restructuration révolutionnaire, incluant celle d’une culture nouvelle émergeant de l’acquis culturel antérieur, pourra assurer la « réexpression moderne » de cet épanouissement humain que des structures communautaires qui ont marqué cet acquis culturel permettent, au contraire de la Société et de la culture bourgeoises.

    Goiten2 a écrit ceci du passé commun judéo-musulman dans le monde arabe :

    L’Islam est fait de la chair et des os du judaïsme. Il est pour ainsi dire une refonte et un élargissement de celui-ci, exactement comme la langue arabe est très étroitement apparentée à la langue hébraïque. Le judaïsme a pu par conséquent puiser dans cette civilisation ambiante, et en même temps préserver son indépendance et son intégrité beaucoup plus facilement que dans la société hellénistique d’Alexandrie ou dans le monde moderne… jamais le judaïsme ne s’est trouvé dans des relations si étroites et dans un état de symbiose si fécond que dans la société médiévale de l’Islam arabe.

    Ce passé était encore vivant dans la vie quotidienne des communautés juives dans le monde arabe jusqu’à l’éclatement de ces communautés, sous l’emprise sioniste. Quel meilleur symbole que celui de la fête de Mimouna qui est traditionnellement, au Maroc, une fête d’amitié et de fraternité judéo-musulmane. Les premiers pains qui marquent la fin de Pessah étaient et sont encore offerts par les musulmans à leurs frères juifs, ce geste populaire marquant mieux que toute étude, la réexpression concrète du contenu de fraternité humaine biblique du pays de Canaan et le rejet des origines tribalistes et racistes.

    Voilà ce que signifie pour moi, et j’en suis convaincu, pour les révolutionnaires arabes conscients, quelle que soit leur origine religieuse, l’objectif d’un « État palestinien indépendant et démocratique » dont tous les citoyens, quelle que soit leur confession, jouiront de droits égaux, cet « État », partie de la patrie arabe « devant contribuer activement à l’édification d’une société arabe progressiste et unifiée » (Programme de El-Fath).

    Je montre dans la deuxième partie de mon étude sur « Culture et Progrès scientifique » qu’une telle conception, redonnant vie au contenu humain et progressiste de la culture arabe pour la projeter dans la construction de l’avenir, est en même temps autrement plus porteuse de progrès, y compris scientifique, que celle du monde capitaliste et de sa « Culture occidentale » décadente.

    Cher frère, j’ai déjà été trop long. Je joins à la présente lettre quelques documents sur la lutte antisioniste au Maroc. Vous remarquerez que jusqu’à la période récente, elle était restée sporadique et sans suite. J’en analyse quelques raisons dans une étude qui paraîtra dans quelques mois. Il est sûr que maintenant, nous appuyant sur un objectif déjà clarifié pour le monde arabe, cette lutte ne doit plus s’arrêter mais se développer.

    Cher frère, ce n’est que l’amorce d’un combat commun. Nous devons ici organiser l’information antisioniste dans une communauté juive de plus en plus dépersonnalisée sous les influences conjuguées de la colonisation et du sionisme. La connaissance d’efforts comme les vôtres, comme ceux de tous les juifs antisionistes dans le monde, est un élément essentiel pour notre effort.

    Je vous salue fraternellement.

    Retranscrit par Maxime Benatouil

    Et puis, un commentaire intéressant appelant une réponse intéressante :

    Dans ce texte comme dans son engagement de l'époque, il marque son adhésion au projet du Fatah de l’État laïque et démocratique "dont tous les citoyens, quelle que soit leur confession, jouiront de droits égaux".
    Cette approche fait l'impasse sur le fait la colonisation sioniste, comme phénomène tout à fait spécifique, a aboutit à la constitution d'une nouvelle nation qu'on peut appeler "hébraïque" pour bien marquer que, ce qui la soude, c'est bien une culture et une conscience nationale, et pas seulement une religion qui n'en est qu'une facette, et encore seulement pour une fraction de cette nation. Si on parle de droits, on ne peut faire l'impasse sur les droits collectifs.
    Je me sens infiniment plus proche de la formulation d'Ilan Halevy, cet autre militant judéo-arabe antisioniste, quand il écrit : "Cette refonte que nous appelons désionisation n'implique pas forcément le démantèlement de la formation sociale israélienne, non plus que la négation des droits nationaux israéliens. Elle n'implique que la fin de l'apartheid et l'instauration d'une démocratie pour les deux communautés."

    => Je dirais plutôt que le double tranchant de l'État unique c'est qu'il peut très bien signifier l'Afrique du Sud 'arc-en-ciel', c'est à dire un système où le colonat garde ses prérogatives sous les apparences de la fin de l'apartheid et des mêmes droits pour tous. Il ne fait pas de doute que c'est dans cette optique que des gens pas moins importants que le PRÉSIDENT israélien Reuven Rivlin soutiennent cette option... et une bonne partie de la gauche occidentale probablement aussi.

    Après, la solution à deux États est moisie aussi pour des raisons qu'il n'est plus besoin d'exposer.

    L'expulsion de masse de 5 millions de personnes, qui n'ont effectivement (je l'ai constaté) souvent plus de liens avec leur pays d'origine (encore qu'un million au moins, arrivés après 1990 de Russie ou d'Occident, l'aient), est évidemment inacceptable d'un point de vue moral en tant que communistes... Ce qui ne signifie cependant pas que ça n'arrivera pas, si le sionisme persiste à ne pas savoir choisir ses ennemis et se retrouve avec d'irréductibles extrémistes que son intransigeance aura engendré.

    Souvent le point commun des deux-étatistes et des un-étatistes coloniaux, c'est la question du retour des déportés, auquel ils s'opposent catégoriquement.

    Il m'a déjà traversé l'esprit qu'une solution était peut-être à regarder du côté du retour de tous les déportés qui le souhaitent... EN ÉCHANGE de ne plus limiter la présence juive à l'ex Palestine mandataire, mais bien de la permettre dans tout le Proche Orient du Nil à la Mésopotamie, comme (en fait) à l'origine (il y a 2000 ans) dont se réclament les sionistes. Mais bien sûr dans des conditions ne permettant d'opprimer personne. En fait c'est un point sur lequel les trips d'Öcalan pourraient servir à quelque chose, car en envisageant le Proche Orient comme une confédération de cantons ethniques ou confessionnels associés et ne s'opprimant pas (car ayant tous les moyens de s'autodéfendre), ça pourrait fonctionner.


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