• Annexe à notre étude sur la construction de l'entité "France" : "Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes" (article paru dans l'Humanité)


    L'auteure, enseignante à l'Université de Montpellier, occitaniste et membre du réseau Langues et Cultures de France, offre sur ce point précis (de langues) un excellent résumé de notre point de vue en plaçant brillamment l'écrasement des langues et parlers populaires dans une perspective de classe.

    Elle rappelle que "la Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant" ; autrement dit que cette révolution et les républiques qui l'ont suivie ont eu un aspect antiféodal et anticlérical mais AUSSI (comme au demeurant toute la période absolutiste qui l'a précédée) un aspect ANTIPOPULAIRE

    [Lire : http://partage-le.com/2018/10/linvention-du-capitalisme-comment-des-paysans-autosuffisants-ont-ete-changes-en-esclaves-salaries-pour-lindustrie-par-yasha-levine]

    Même si nous ne sommes pas tout à fait d'accord avec l'idée que "les langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme une menace pour l’unité territoriale de la France" (elles l'ont selon nous été, dans un État = base d'accumulation première du Capital de très grande taille et difficile à défendre, craignant en permanence pour son intégrité), c'est très justement qu'il est expliqué que "ce qui est en jeu est fondamentalement d’ordre social" : "supprimer le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres", lesquels pensent "non sans naïveté" que "quand ils (les masses travailleuses) parleront comme nous (les bourgeois), ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur aurons fixées"... Est également abordé le caractère bourgeois de l'école de Jules Ferry (tant célébrée encore aujourd'hui), qui n'a jamais eu d'autre but que de formater les esprits de la jeunesse aux valeurs de la classe dominante ; le caractère foncièrement hypocrite d'une République qui "chante le progrès social mais fait tirer sur les ouvriers en grève (...) est humaniste mais mène une politique coloniale agressive et nie la culture des peuples dominés" ; la manière dont "le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique" (et de la question des Peuples en général !!), etc. etc.

    Il n'y a que le dernier paragraphe (conclusif) dont nous ne dirons pas vraiment que nous ne sommes pas d'accord : en réalité nous n'y avons tout simplement rien compris ; nous ne comprenons pas où l'auteure veut en venir, comme dans ces dissertations au collège où l'on bâcle une conclusion parce qu'il en faut bien une mais que l'on ne sait pas quoi dire. C'est peut-être lié au fait que l'auteure n'est pas prête à assumer la conclusion ultime de ce qu'elle expose et analyse : l’État français n'est pas réformable, il est une Prison des Peuples qui constituent la force de travail du Capital qu'il sert, et il n'y a de solution que dans son renversement révolutionnaire et son remplacement par de nouvelles relations sociales et politiques entre les territoires et les populations.


    Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes


    En juin 1794, on ne parle exclusivement le français que dans 15 départements sur 83. Il a donc fallu une volonté politique implacable pour l’imposer dans toute la France. Mais en éradiquant quasiment l’usage des langues régionales, c’est une part du patrimoine culturel qui a été effacée.

    Faire comme si deux langues ne pouvaient pas cohabiter a constitué le fondement de la politique linguistique en France depuis la Révolution. L’Ancien Régime refusant l’accès des classes subalternes à l’instruction au motif que cela créerait des déclassés et mettrait en péril l’ordre social, l’acquisition du français – celui des élites – devint une sorte de bastille à prendre, de sésame pour avoir droit à la parole.

    La Révolution de 1789 est une révolution bourgeoise, et les républiques qui l’ont suivie le sont tout autant. Ainsi, c’est la multiplication, dans le Sud-Ouest, au printemps 1790, de révoltes paysannes dont les autorités locales affirment qu’elles n’ont pu les empêcher du fait que les émeutiers ne comprennent pas le français qui amène l’abbé Grégoire, prêtre rallié au Tiers État et devenu député de la Convention, à préparer un « Rapport sur la nécessité et les moyens d’anéantir le “patois” et d’universaliser l’usage de la langue française » [voir aussi, dans la même veine, le discours de Barère de Vieuzac]. Supprimer le « patois », c’est ôter un écran entre les masses et la parole normative des nouveaux maîtres. Non sans naïveté, ceux-ci se disent : quand ils parleront comme nous, ils penseront comme nous et ne bougeront que dans les limites que nous leur aurons fixées.

    Les langues autres que le français n’ont jamais été ressenties comme une menace pour l’unité territoriale de la France. Ce qui est en jeu est fondamentalement d’ordre social. Et ce n’est pas la peur mais un grand mépris qui accompagne l’illégitimation de toute pratique langagière non conforme à celle des dominants.

    Les historiens bourgeois ont assez tôt mis au point un discours sur l’histoire nationale qui réintégrait dans une continuité, depuis les temps les plus anciens, l’ensemble des faits qui se sont déroulés sur le territoire de la France, relativisant d’autant l’importance de la rupture révolutionnaire. Cela permet d’ailleurs, encore aujourd’hui, à certains de saluer l’ordonnance de Villers-Cotterêts édictée par François Ier en 1539 comme fondement de la politique républicaine en matière de langue. Ce travail sur l’histoire avait une fonction politique bien précise : il devait servir de base à une réconciliation entre la France d’avant 1789 et celle d’après, sous la direction idéologique d’une bourgeoisie se présentant comme la dépositaire de la totalité de l’héritage historique et culturel français. Il permettait ainsi le ralliement de la plus grande partie des monarchistes puis des catholiques à la République.

    Cependant, pour tous ces ralliés tardifs, l’appartenance à la communauté nationale n’est pas fondée sur l’adhésion aux valeurs abstraites de liberté, égalité, fraternité mais sur le culte d’une entité présentée comme éternelle et charnelle. Elle n’est pas fondée sur le choix en conscience d’un projet d’avenir pour la société, mais sur un acte de foi impliquant de la part de quiconque est porteur d’une autre mémoire et d’une autre parole que celle de la nation, qu’elle soit provinciale ou étrangère, le sacrifice de cette mémoire et de cette parole. D’où le culte du français comme langue unique et mystique, et la nécessité du reniement de tout ce qui lui est étranger.

    Depuis le XIXe siècle, le mouvement ouvrier, quant à lui, est passé à côté d’une réflexion sur la culture intégrant la dimension de classe de la question linguistique. Pour les militants syndicalistes, socialistes, anarchistes, communistes, d’accord sur ce point à de rares exceptions près, il allait de soi que la seule politique culturelle qu’il convenait de mener au bénéfice des classes populaires était de leur ouvrir l’accès à la culture des élites sans la critiquer, sans se poser la question des valeurs véhiculées. Et sans admettre que les cultures des classes subalternes pouvaient être porteuses de valeurs progressistes. Or, se référer à la République impose de garder à l’esprit ses contradictions. L’école de Jules Ferry donne le savoir au peuple, mais un savoir partiel, sans commune mesure avec celui réservé aux enfants des classes dominantes. La République chante le progrès social, mais elle fait tirer sur les ouvriers en grève. Elle est humaniste, mais elle mène une politique coloniale agressive et nie la culture des peuples dominés.

    Le français a été au cours des siècles le véhicule des discours les plus progressistes comme des plus régressifs. Il en va de même pour toutes les autres langues. L’enjeu aujourd’hui est de faire circuler au maximum les éléments de connaissance de la diversité culturelle française, d’abord pour restituer aux cultures qui en sont partie prenante le respect dont elles ont été privées. Ensuite parce que l’éducation à l’acceptation de la diversité, dans les sociétés plurielles du siècle qui commence, doit être une priorité absolue. Les langues de France ont été, à leur façon, le laboratoire où se sont élaborées les convictions simples qui ont mené à la négation des cultures des peuples colonisés. Elles peuvent avoir leur place dans le laboratoire où se fabrique un fonctionnement culturel et idéologique de type nouveau, apte à répondre aux défis des temps qui viennent.

    Chronologie

    1539. Ordonnance de Villers-Cotterêts : 
pour éviter tout problème d’interprétation 
du latin, les actes officiels seront désormais rédigés en « langage maternel françois ».

    1635. Création de l’Académie française nommée par le roi.

    1850. Loi Falloux : « Le français sera seul 
en usage dans l’école », article repris 
par Jules Ferry en 1881.

    1941. Le régime de Vichy autorise l’enseignement facultatif des « idiomes locaux ».

    1951. Après des propositions de loi communistes pour le breton et le catalan, la loi Deixonne autorise l’enseignement des langues régionales à l’école publique.

    1992. Apparition dans la Constitution 
du français comme « langue de la République ».

    2001. La délégation générale à la langue française s’adjoint à son nom « et aux langues de France ».

    2008. Article 75-1 ajouté à la Constitution : « Les langues régionales appartiennent 
au patrimoine de la France. »

    2011. Examen de français pour les étrangers demandant leur naturalisation.

    Marie-Jeanne Verny


    Édifiant. Et maintenant que les langues "régionales" (populaires nationales) ont considérablement reculé, voilà que le "problème" devient... l'accent (et de manière plus générale la "façon de parler", la syntaxe etc. c'est-à-dire le français populaire local - francitan en Occitanie ; problème qui touche aussi les colonisé-e-s intérieur-e-s des "quartiers" avec le "wesh" dans ceux de "vraie-France-celle-du-Nord" et le... "weshitan" dans ceux du "Midi") ; un accent et/ou une "façon de parler" souvent associés à une caricature d'"Ugolin" (ou d'Aimé Jacquet, avec son fort accent arpitan forézien, à l'époque de la Coupe du Monde 1998), autrement dit d'idiot du village (ou de "racaille" pour les personnes des "quartiers").

    Voici un très intéressant article à ce sujet, publié sur Slate :

    On n'insiste pas assez sur la discrimination par l'accent


    En France, les enquêtes de terrain qui cherchent à en démonter les mécanismes sont encore rares. Et pourtant, les témoignages ne manquent pas…

    Fin avril 2013, le «Petit Journal» avait épinglé Marie-Arlette Carlotti, à l'époque ministre déléguée aux Personnes handicapées et à la Lutte contre l’exclusion, pour avoir adopté deux accents différents lors de deux émissions télévisées, passant d'une intonation neutre, voire «à la parisienne», pour une interview sur LCI dans ses fonctions de ministre à un accent à couper au couteau pour vanter, lors de la matinale de Canal+, les mérites de Marseille, où elle était alors candidate à l'investiture socialiste.



    Du pain béni pour son concurrent aux primaires socialistes de Marseille –et futur candidat– Patrick Mennucci, qui lui s'avouait sur Twitter incapable de «perdre son accent» [on notera ici comment chez Mennucci, à l'instar de son rival phocéen Gaudin ou du (guère) regretté Georges Frêche à Montpellier, le fort accent peut aussi être mis en avant dans une optique démagogique-électoraliste par les caciques locaux - mais c'est là une situation très spécifique]. La «polémique» est vite retombée ; pourtant, a posteriori, cette scène cocasse n’a rien d’anecdotique et interroge notre rapport au langage et à ses variations : les accents.

    Le réalisateur Vincent Desombre s’est posé cette question dans son documentaire Avec ou sans accent, prochainement diffusé sur France 3 –le premier du genre sur le sujet. Originaire de Tours, la région dont l’accent serait «le plus pur de France», le journaliste a suivi trois jeunes du Sud et des Vosges qui ont tenté d’adapter leur langage «au français standard», afin d’interroger ce qu’il appelle le «complexe de l’accent». «Pour eux, l’enjeu c’était : dois-je perdre mon accent pour réussir?», commente-t-il.

    Professeur à l’université d’Aix-Marseille, Médéric Gasquet-Cyrus fait les mêmes constats dans son article «La discrimination à l’accent en France : idéologies, discours et pratiques». «Dire à quelqu’un qu’il a "un accent", c’est non seulement le renvoyer à une altérité, mais également à un rapport normatif et hiérarchique implicite, puisque s’il a "un accent", c’est par rapport à quelqu’un (l’interlocuteur) qui n’en aurait pas…», explique le sociolinguiste. Et de l'identification au processus discriminatoire, il n'y a souvent pas très loin.

    Des travaux balbutiants

    Depuis quelques années, les travaux des linguistes sur les variations du langage comme vecteur de discrimination alimentent les débats linguistiques dans les pays anglo-saxons. En 1997, dans sa première version de English with an Accent : Language, Ideology and Discrimination in the United States, la linguiste américaine Rosina Lippi-Green a par exemple tenté de déconstruire l’idéologie derrière la diffusion d'un anglais américain standard en montrant ses conséquences pour les accents du sud des États-Unis ou des communautés hispaniques, afro-américaines et asiatiques.

    Au Canada francophone, le succès des films de Xavier Dolan, qui met en avant le joual – un fort accent québécois – a ravivé les débats linguistiques, notamment sur la folklorisation de cet accent populaire. Et des chercheurs du langage, comme Annette Boudreau, de l’université de Moncton, ont mis en évidence comment la domination sur les minorités francophones acadiennes est entretenue par les discours sur le «bon parler français».

    Au Royaume-Uni, selon un sondage ComRes pour la chaîne ITV News de 2013, 28% des Britanniques se sont déjà sentis discriminés en raison de leur accent régional, notamment au travail (14%) ou durant un entretien d’embauche (12%). À tel point que le linguiste Alexander Barrata, de l’université de Manchester, auteur d’une étude récente sur la question, compare les mécanismes de ce que les Anglo-Saxons appellent l’accentism à ceux du racisme.

    En revanche, en France, les chercheurs qui enquêtent sur la discrimination à l’accent sont encore peu nombreux. Depuis la grande enquête menée en 1945 par André Martinet sur La prononciation du français contemporain, les études en linguistique se sont surtout focalisées sur la description des accents français. «C’est un terrain sur lequel il est dur d’enquêter», regrette Médéric Gasquet-Cyrus, un des rares linguistes français actuels à avoir travaillé sur la question. «Il y a pourtant beaucoup de témoignages de gens qui se disent victimes de discrimination à l’accent, dont beaucoup de journalistes.» «Aujourd’hui encore, on cherche à savoir si l’accent peut-être un motif de discrimination», confirme François Reynaud, doctorant en sciences économiques à l’université d’Aix-Marseille, qui mène actuellement une thèse essayant de montrer, à l’aide de méthodes de testing, que l’accent, que l’on vienne de la «cité» ou du Midi, peut-être un motif de discrimination à l'emploi.

    Imitation, commentaires ou refus d’embauche

    Bien sûr, toutes les personnes qui ont un accent ne se sentent pas victimes de discrimination. Certaines tonalités régionales, comme les accents méridionaux, jouissent d’une image et d’une représentation conviviale. D’autres, à l’instar du ch’timi – ou en réalité du picard – ont été revalorisés grâce au film de Dany Boon Bienvenue chez les ch’tis (2008), certes caricatural et critiqué. Et selon une «étude» de 2013 du site de rencontre Parship, très relayée par la presse, les accents, du ch’timi au breton, tous «sympathiques», sont même carrément «sexy» – l’accent toulousain en tête.

    En revanche, quand il s’agit de savoir lequel de ces accents sonne «intelligent», c’est le «français standard parisien» qui est plébiscité. Et à une perception positive de l’accent se substitue une perception négative, avec des conséquences qui vont de la stigmatisation, par des imitations ou des commentaires, au refus d’embauche. Selon un sondage TNS-Sofres de 2003 sur «les discriminations sur l’apparence dans la vie professionnelle et sociale» pour Adia Interim, 44% des personnes interrogées pensent même que «la façon de parler, l’accent» est un critère de choix d’embauche entre deux candidats de compétences et de qualification égales, soit un point de plus que le handicap ou treize points de plus que «la couleur de peau».

    Originaire de la région toulousaine, Annabelle[*], 23 ans, qui travaille depuis peu à Paris dans le milieu de la production, a pris conscience que son accent très affirmé pouvait la pénaliser dès son entrée en classe préparatoire :

    «J’avais passé une simulation d’entretien professionnel et j’ai demandé à ma professeure si mon accent pouvait m’handicaper. Elle m’a répondu que tant que je disais des choses sensées, je ne passerai pas pour une "paysanne". C’est là que j’ai compris qu’avec mon accent, je n’avais pas le droit à l’erreur. Puis, pendant mes études, mon directeur de mémoire, professeur à l’École des hautes études en sciences sociales (EHESS), m’a soutenu que si j’allais à Paris, j’allais souffrir de mon accent et que je ne parviendrais pas à dépasser cette souffrance.»

    Depuis qu’elle a commencé à travailler, les commentaires sont récurrents. «Tous les jours, on me demandait de répéter "pain, rose, jaune, etc". Je le prenais avec autodérision jusqu’au jour où je suis arrivé à la prod’ avec la boule au ventre», poursuit-elle. Et de renchérir : «Il y a eu ce fameux jour où, sur une production, un stagiaire m’a sorti : "C’est marrant ton accent, ça fait mi branleuse, mi-séductrice". J’ai complexé et l’idée d’aller voir un orthophoniste m’est venue.»

    De la honte à la souffrance

    Dans la sphère du travail, «l’accent ne fait pas sérieux, est perçu comme un handicap et les autres vous le font sentir», complète Médéric Gasquet-Cyrus. À tel point que beaucoup renoncent à leur accent pour réussir socialement car «on inculque qu’il n’y aurait qu’un accent valable. "Avec ta voix, tu ne pourras faire que de la presse écrite", entend-on dans les écoles de journalisme ou "Avec tel accent, tu ne pourras jamais jouer du Shakespeare", dit-on aux jeunes comédiens, ce qui est méconnaître les variations et les métriques du XVIe siècle !».

    Né à Perpignan, Nicolas[*], la trentaine, conservateur du patrimoine et «un accent marqué» raconte que ses ennuis ont commencé dès son arrivée à Paris. «Lors d’un entretien pour un poste dans un grand musée, les recruteuses avaient envie de rire, confie-t-il. La question des origines est vite venue et je n’ai pas eu le boulot. Puis, à l’occasion d’un autre entretien, on a évoqué mon "accent rural". Je l’ai mal pris et la période de chômage qui a suivie a été une période de remise en question : je m’enregistrais et je travaillais à le faire disparaître.»

    Cette honte de l’accent est une des clés du film de Vincent Desombre : «Il y encore des difficultés à mettre les mots pour dire que c’est une discrimination et qu’on en souffre», affirme le réalisateur.

    Tradition jacobine et rapports de domination

    Alors comment expliquer qu’en 2015, de telles sanctions sociales existent en France ? La tradition jacobine française est un premier élément d’explication selon les linguistes interrogés, car le «bon accent» s’est très vite retrouvé associé au «lieu où gravite les élites». Au XVIe siècle, le «bon français parlé» a d’abord été celui de la vallée de la Loire, pratiqué à la cour de François Ier et magnifié par les poètes de La Pléiade, avant que celle-ci n’émigre vers la région parisienne puis Versailles, au XVIIe siècle, où l’Académie française a qualifié le meilleur français comme étant celui «de la plus saine partie de la cour».

    Ensuite, la bourgeoisie parisienne, les écoles normales, qui formaient les instituteurs, puis les manuels de prononciation ont pris le relais au XIXe siècle, décrit le linguiste Philippe Boula de Mareuïl, directeur de recherche au CNRS et auteur de D’où viennent les accents régionaux? :

    «Notre pays est lié à une histoire très centralisée autour de l’Île-de-France. Au XXIe siècle, ce sont surtout les journalistes de l’audiovisuel qui font l’accent standard, et c’est toujours à Paris que sont concentrés les grands médias.»

    Et l’affaiblissement, voire la disparition des langues régionales y est pour beaucoup. «L’accent nous dit des choses sur les rapports sociaux et les relations de pouvoir», défend de son côté le linguiste Médéric Gasquet-Cyrus. «La dévalorisation de l’accent procède des mêmes mécanismes de domination que la dévalorisation des langues régionales.»

    Une analyse que Pierre Bourdieu avait déjà formulée dans son travail sur «les rapports de domination linguistique», notamment dans Questions de sociologie, paru en 1984 aux Éditions de Minuit. «Même s’il n’a jamais entendu le "français standard parisien" [il faut se replacer dans le contexte social des années 1970, ndlr], même s’il n’est jamais allé à Paris, le locuteur béarnais est dominé par le locuteur parisien et, dans toutes ses interactions, au bureau de poste, à l’école, etc., il est en relation objective avec lui», écrit le sociologue d’origine béarnaise, qui avait lui-même eu d’abord honte de son accent béarnais lors de son entrée à l’École normale supérieur (ENS) de la rue d’Ulm.

    Reconnaître la diversité des accents

    Reste, en droit, à savoir sur quels fondements juridiques on pourrait reconnaître une discrimination en raison de l’accent et faire condamner un employeur, en application de l’article L 1132-1 du Code du travail ? «C'est un problème de preuves, très souvent extrêmement compliquées à obtenir en la matière. Le motif n'est jamais explicite pour une embauche, en revanche, pour empêcher une promotion, là ça peut être plus "simple" à démontrer», estime Me Rémy Rubeaudo, avocat au barreau de Paris, spécialiste en droit du travail et en droit de la famille.

    Contactés par Slate.fr, le Défenseur des droits et les organismes dispensant des formations et de l’accompagnement à l’embauche, comme l’Association pour l’emploi des cadres (Apec), affirment en tout cas n’avoir jamais été alertés de telles situations. Au Royaume-Uni, le ministère du Travail a pour sa part lancé une campagne – timide – pour promouvoir les accents régionaux. La vidéo publiée sur Vine répète en boucle : «Vous n’avez pas à perdre votre accent pour décrocher un job.»

    «Il est urgent de mener des travaux plus approfondis sur la question de la discrimination à l’accent en France, plaide de son côté Médéric Gasquet-Cyrus dans son article de 2012. Aussi anodines qu’elles puissent paraître, les discriminations peuvent être très mal vécues et peuvent déboucher sur de véritables stigmatisations ou ségrégations sociales, qu’il s’agisse, avec l’accent régional, d’une forme de "racisme intérieur" […] ou de racisme tout court, dans une France et une Europe en proie aux idéologies xénophobes.» Et quand on sait que la Charte européenne des langues régionales attend d’être ratifiée par la France depuis 1999, la reconnaissance de la stigmatisation des accents comme motifs potentiels de discrimination n’est pas gagnée.

    1 — Certains des prénoms ont été changés.


    Sur le même sujet : http://www.liberation.fr/debats/2016/04/24/philippe-blanchet-rejeter-un-accent-c-est-toucher-a-l-identite-de-l-etre_1448309


    Mais bon, même après tout cela, il y aura encore (et toujours) des abrutis pour venir nous dire que "la langue française (ou autre...) n'a pas de caractère de classe en soi, qu'est-ce que c'est que cette théorie ridicule" patati patata (ou encore "quelle honte" ce serait de parler de "discrimination" à ce sujet, comme s'il nous avait seulement effleuré l'esprit de comparer les choses à l'oppression subie par les racisé-e-s et comme si nous n'avions pas compris que nos Peuples font partie du premier cercle - le cercle blanc - de périphérisation autour du Centre du pouvoir capitaliste, et non du cercle colonial ; un premier cercle blanc qui a même, nous n'en ignorons rien, fourni ses contingents de "pauvres gars (qui) pouvaient faire carrière dans les colonies", à qui on "collait un uniforme sur le dos et (qui), dès lors, (pouvaient) aller jouer au patron chez les Noirs" - lire ici). Que voulez-vous que l'on vous dise !

    Annexe à notre étude sur la construction de l'entité "France" : "Comment les langues du peuple ont été rendues illégitimes" (article paru dans l'Humanité)

    Alors que fait rage, début 2016, la controverse sur la "réforme de l'orthographe", il peut être également intéressant de lire ceci : Notre orthographe si compliquée ? "C'est un choix politique"


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