• 24 mars 1976, noche negra de Argentina : pour ne jamais oublier


    Dictadura-Militar-Argentina.jpgIl y a 34 ans, le 24 mars 1976, les militaires argentins dirigés par le général Jorge Rafael Videla prenaient le pouvoir en renversant le gouvernement incompétent d'Isabel Perón. L'Argentine plongeait alors pour 7 ans dans la nuit du pire fascisme. 

    Les militaires lancèrent une véritable guerre d'extermination contre les militants révolutionnaires et progressistes : arrêtés, enfermés dans des casernes militaires, torturés puis souvent exécutés extra-judiciairement - parfois jetés à la mer par hélicoptère : au total, 30.000 "disparus" (desaparecidos), 15.000 fusillés, 9.000 prisonniers politiques et 1,5 million d'exilés pour 30 millions d'habitants. Les tortures et les assassinats se déroulaient parfois à deux pas du stade où se tenait la Coupe du Monde de football en 1978... 

    Une opération directement inspirée de la bataille d'Alger, dont les méthodes furent enseignées par des spécialistes français à l'École militaire des Amériques à Panama - école où étaient formés la plupart des officiers du continent.

    Elle fut coordonnée avec les autres dictatures militaires fascistes du continent, dans le sinistre Plan Condor. L'Argentine avait été en effet, de 1973 à 1976, le seul pays de la région à ne pas connaître réellement de dictature militaire, et des militants de tous les pays voisins y avaient trouvé refuge... 

    Il est important, non seulement de rappeler ces faits relativement connus, mais de regarder également la période qui a précédé - et littéralement conduit - au coup d'État.

    dictadura_militar_argentina.jpgLe Parti communiste révolutionnaire (PCR) d'Argentine a abordé le souvenir de ce coup d’État et de la période qui a précédé dans son hebdomadaire en ligne Hoy. Nous en ferons le résumé aux lecteurs qui le souhaitent. Nous ne l'avons pas traduit, car nous sommes en partie en désaccord avec la position qui y est développée.

    Pour les camarades du PCR, qui s'accrochent à ce qui fut leur ligne à l'époque, le péronisme était un régime "bourgeois national" et "tiers-mondiste", un "rempart" contre le coup d'État. 

    SLP considère, au contraire, qu'il n'a fait qu'y conduire inexorablement, comme une locomotive fonçant droit contre un mur.

    Autant l'Unité Populaire d'Allende au Chili a péri par les tares de tout réformisme bourgeois, c'est à dire le refus de la mobilisation révolutionnaire de masse, le refus d'armer politiquement et militairement le Peuple et les illusions, la naïveté envers les institutions de l'État oligarchique, en particulier l'Armée (on pourrait faire le parallèle avec ce qu'il s'est passé dernièrement au Honduras) ; autant les forces fascistes du golpe étaient à l’œuvre directement dans le régime "Perón II".

    Car l'analyse marxiste-léniniste-maoïste du péronisme, qui n'a pas été menée en Argentine mais qui peut s'appuyer sur les travaux de Gonzalo sur l'APRA (au Pérou) ou sur ceux de Kaypakkaya sur le kémalisme en Turquie, est que le péronisme s'analyse comme un fascisme de projet capitaliste national. Comme le kémalisme, mais aussi comme l'APRA, le MNR en Bolivie ou le gétulisme au Brésil.

    peron12Il ne s'agit pas du tout d'une révolution démocratique anti-impérialiste, même dirigée par une bourgeoisie nationale appuyée sur les masses populaires.

    Mais bien, en réalité, d'une frange moderniste de la grande bourgeoisie urbaine et de la propriété foncière des campagnes, appuyée sur la bourgeoisie nationale, la petite-bourgeoisie et notamment les fonctionnaires, l'aristocratie ouvrière lorsqu'elle est présente (elle était très importante en Argentine : la fameuse bureaucratie syndicale), la paysannerie moyenne... Dans le projet de réaliser un capitalisme national indépendant des puissances impérialistes. Une des caractéristiques de ces régimes, qui permet de les démasquer, c'est qu'ils ne s'attaquent pas du tout à la semi-féodalité des campagnes, qui est une caractéristique de ces pays, sinon par des "réformes agraires" purement cosmétiques (distribution des terres en friche aux paysans pauvres, etc.).

    Et non seulement ce projet n'est pas celui des masses populaires, qui veulent la libération nationale et la révolution démocratique, mais il est irréalisable dans les conditions de l'impérialisme. En général, ces "populismes nationalistes" reviennent bien vite à la raison, et deviennent de nouvelles bourgeoisies bureaucratiques-compradores, dans un système de domination impérialiste modernisé. Ou bien, ils se tournent vers un impérialisme "rival" : dans les années 1930-40, ces expériences avaient de la sympathie pour l'Allemagne nazie ; à partir des années 1960 certaines se tournèrent vers l'URSS révisionniste... Ou, enfin, ils sont renversés. 

    C'est ce qui s'est produit avec "Perón I", le régime de Juan Domingo Perón entre 1946 et 1955. Épargnée par les guerres mondiales impérialistes, fournissant des matières premières et alimentaires au monde entier, l'Argentine s'était colossalement enrichie. Perón tenta donc, avec des éléments de la bourgeoisie et de l'agriculture extensive, de mettre en place ce capitalisme "indépendant", en s'appuyant sur les "descamisados", les masses populaires (par des mesures redistributives) mais, surtout, sur la bureaucratie syndicale, l'aristocratie ouvrière.

    cordobazo1Finalement, il se heurta à l'hostilité des États-Unis qui, appuyés sur l'oligarchie et les propriétaires terriens les plus réactionnaires, le renversèrent par un coup d'État en 1955. Il partit en exil... en Espagne franquiste.

    Pour Perón II, c'est autre chose. En réalité, la dictature militaire de 1976-1983 n'a été que la réédition, en 10 fois plus terroriste, de la dictature pile poil 10 ans avant : 1966-73 (général Ongania). Sous le nom (sans rire !) de "Révolution argentine", celle-ci avait déjà mis en place un régime d'inspiration national-catholique extrêmement brutal, Perón restant maintenu en exil - cependant la droite péroniste syndicale ou étudiante (CNU) soutenait (et appuyait même activement), dans une large mesure, la politique anticommuniste de la junte.

    cordobazo201969À partir de 1968-69, dans un contexte d'offensive générale de la révolution mondiale (avec la Révolution culturelle en Chine, la révolution cubaine, l'héroïque guerre du peuple vietnamien, les évènements en Europe et aux USA), la situation se tend et devient révolutionnaire. Le Cordobazo, vaste soulèvement populaire de la ville de Cordoba, éclate en mai 1969.

    À ce moment là, différentes forces révolutionnaires se détachent : le PCR maoïste (scission anti-révisionniste du PCA en 1968, rejettant notamment l'attitude de ce dernier envers la guérilla du Che en Bolivie), mais aussi le PRT-ERP inspiré du trotskysme, du guévarisme et des révolutions cubaine, chinoise et vietnamienne (un peu comme la LCR en France, et d'ailleurs proche - au début - de celle-ci), et des péronistes de gauche, les Montoneros, les Jeunesses péronistes (JP) et autres Forces armées révolutionnaires (FAR) ou Forces armées péronistes (FAP), qui s'affirment partisans d'un "péronisme révolutionnaire, populaire et anti-impérialiste", mêlé d'idéalisme guévariste et de théologie de la libération.

    À partir de 1970, ils passent (ainsi que l'ERP) à la lutte armée (Perón les soutient "moralement"). Pour l'oligarchie dominante, le retour de Perón commence à apparaître comme une soupape de sécurité.

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    Combattant-e-s de l'ERP

    Les Montoneros et autres "péronistes de gauche" ne retenaient du péronisme que l'aspect "populaire", "social". Cette représentation du péronisme dans l'esprit des Argentins, surtout à l'époque, était une réalité. Il ne s'agit pas de la nier.

    Face au développement incontrôlable de la mobilisation populaire, du mouvement révolutionnaire de la jeunesse et du prolétariat, et des luttes armées, la junte de la "révolution argentine" finit par "lâcher du lest", et organiser le retour de Perón. Celui-ci (le vieux leader étant toujours interdit de séjour) passe d'abord par l'élection "libre", en mars 1973, d'un Evita-Campora-Peronpéroniste (plutôt "de gauche"), Hector Cámpora, appuyé d'ailleurs par le Parti "communiste" révisionniste et les sociaux-démocrates (mettant fin à près de 30 ans d'anti-péronisme "de gauche"). Cámpora libère les prisonniers politiques (plusieurs centaines), rétablit les relations diplomatiques et commerciales avec Cuba, et autorise immédiatement le retour de Perón et de son entourage, dans une atmosphère de grand espoir et de liesse populaire... C'est ce que la mémoire collective retiendra comme le printemps camporiste (bien que ce fut l'automne, dans l'hémisphère Sud...).

    Mais ces illusions volèrent en éclat (ou en tout cas, auraient dû) dès le retour de Perón après la victoire électorale de ses partisans : le 20 juin 1973, sur l'aéroport d'Ezeiza, alors que 4 millions de personnes sont réunies pour accueillir le vieux général, les péronistes de droite aux ordres de José López Rega (conseiller "personnel" de Perón, qui deviendra ministre du "Bien-être social") et encadrés par la bureaucratie syndicale et le néofasciste italien Stefano Delle Chiaie tirent sur les péronistes de gauche (Montoneros, Forces Armées Révolutionnaires et Jeunesses péronistes), faisant des dizaines de morts et des centaines de blessés. 

    En fait de "Perón II" (d'abord Perón lui-même - à presque 80 ans - jusqu'à sa mort en juillet 1974, puis sa veuve Isabel, politiquement inapte), le pouvoir fut alors celui de López Rega, le "secrétaire personnel" et conseiller intime. López Rega était l'homme de l'oligarchie, pour s'assurer justement que tout resterait "sous contrôle", que le nouveau péronisme ne serait qu'un repli tactique.

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    De gauche à droite, Juan Perón, Isabel Perón et José López Rega

    À la tête d'une organisation paramilitaire, la Triple A (Alliance anticommuniste argentine), López Rega lutte contre les péronistes de gauche, l'ERP et tous les progressistes et les révolutionnaires. Pendant cette période, avant donc le coup d'État, on compte déjà 1500 morts et disparus. Avec la Concentración Nacional Universitaria (extrême-droite étudiante péroniste) et d'autres forces liées à la bureaucratie syndicale, les terroristes réactionnaires de la Triple A se "recycleront" très largement au service de la junte après 1976.

    Le deuil des illusions est difficile. Un parti "péroniste authentique" est créé en mars 1974, c'est "le péronisme sans Perón". Les péronistes de gauche quittent le navire un par un : le maître d’œuvre de la politique sociale Gelbard en novembre 1974, Hector Cámpora, etc...

    L'Argentine de 1975 est déjà en pré-dictature. Même si López Rega est écarté et nommé ambassadeur à Madrid, la politique de terreur se poursuit. Une opération d'extermination directement inspirée de la bataille d'Alger est lancée contre l'ERP dans la région de Tucumán. 

    Finalement, devant l'incapacité du pouvoir "constitutionnel" péroniste à apaiser les luttes populaires, comme à les écraser, l'oligarchie compradore-bureaucratique-terrateniente "reprend les choses en main" le 24 mars 1976, par l'Armée (le "parti militaire" des coups d'État de 1955, 1962 et 1966).

    On a parfois dit que, lorsque les généraux ont pris le pouvoir, il ne restait en fait plus de révolutionnaires combattants. C'est peu probable, mais ceux-ci étaient certainement très affaiblis.

    En réalité, toute la tragédie est que le golpe n'a trouvé face à lui aucune force ayant une ligne révolutionnaire correcte. Les péronistes de gauche étaient prisonniers de leurs illusions quant à la nature ("nationaliste et sociale", "anti-impérialiste") du péronisme. L'ERP s'inspirait d'un léninisme (dont Mao et Trotsky auraient chacun repris une partie de l'héritage, qu'il s'agissait de réunifier dans "un plein retour au léninisme"...) aux accents guévarisants, avec toutes les limites que cela pouvait impliquer : idéalisme, foquisme, tendance de l'armée (ERP) à prendre l'ascendant sur le Parti (PRT) - militarisme, à l'encontre du principe "la politique commande au fusil", etc. etc. Bien que "meilleure" (si l'on peut raisonner ainsi) organisation communiste du pays à cette époque, tentant de mettre en place nationalement un "Front anti-impérialiste pour le socialisme" (avec diverses forces marxistes-léninistes, trotskystes, "socialistes révolutionnaires" et péronistes de gauche) et au niveau de tout le "Cône Sud" du continent une Junte de Coordination Révolutionnaire (véritable "contre-Plan Condor"), elle ne pourra pas conjurer la tragédie et sera rapidement décimée au cours de l'été 1976.

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    Mario Roberto Santucho, leader du PRT-ERP

    Le PCR, quant à lui, se trompait totalement sur la nature "bourgeoise nationale" et "anti-impérialiste" du péronisme. De plus, il persistait à voir dans les projets de coup d'État la prédominance d'éléments pro-soviétiques...

    400px-Partido-comunista-revolucionario mural argentinaComme beaucoup d'organisations pro-chinoises dans le monde à cette époque, mais ici jusqu'à la caricature, ils étaient prisonniers de la "théorie des trois monde" impulsée alors par la droite du PC Chinois (Deng Xiaoping), et qui faisait de l'URSS "l'ennemi principal".

    De fait, ni le régime d'Isabel Perón ni aucune des forces "combattantes de gauche" n'étaient pro-soviétiques, et même plutôt anti-soviétiques. L'URSS (et le PCA, ultra-révisionniste depuis les années 1930) a donc accueilli le coup d'État (et ses préparatifs) avec indifférence, considérant que ses intérêts n'en seraient pas affectés. De même que, face à une guérilla maoïste et anti-soviétique (la NPA), les Soviétiques n'étaient pas hostiles à la dictature de Marcos aux Philippines. Plus tard, l'Argentine sera même un partenaire commercial de premier plan pour l'URSS, en particulier au moment des "sanctions" suite à l'invasion de l'Afghanistan. Le PCA aura même une position ignoble sur la junte, opérant une distinction entre... "modérés" et "pinochétistes" !!!!

    Junta Militar Argentine 1976Mais en réalité, le règne de terreur de 1976-83 a bien été une réédition, en pire, de la "révolution argentine" de 1966-73, d'inspiration national-catholique et terroriste génocidaire, formée à l'École de Amériques : un fascisme comprador derrière lequel la main de la CIA ne fait aucun doute. La main de la CIA, et celle de "l'école française", celle de la "bataille d'Alger" transposée à l'École militaire des Amériques de Panama ! Les relations de la junte avec l'impérialisme français seront profondes : envoi d'experts en contre-insurrection, anciens d'Algérie ; ventes d'armes (Super Étendards, missiles Exocet, qui seront utilisés dans la guerre des Malouines) ; soutien diplomatique - par exemple lors des appels au boycott de la Coupe du Monde de foot (1978), etc.

    Tout en mettant en œuvre les théories néolibérales des Chicago Boys avec le sinistre Martínez de Hoz, les militaires fascistes ont décimé les forces populaires du pays et cette extermination s'est encore ressentie lors de la situation révolutionnaire de fin décembre 2001 - été 2002 : il n'y avait pas de force suffisamment nombreuse et organisée pour se mettre à la tête de la guerre de classe.

    madres_plaza_mayo.jpgPar la suite, pris dans la surenchère nationaliste, ils attaquèrent l'Angleterre aux Malouines (1982). Bien sûr, l'Angleterre était un allié plus important pour les États-Unis que l'Argentine : lâchée, la junte dut céder le pouvoir aux civils l'année suivante. Depuis, ceux-ci, d'abord Alfonsín et ensuite Menem, ont mis en œuvre les politiques néolibérales dictées par le FMI.

    Les assassins du Peuple n'ont, dans l'ensemble (à part des seconds couteaux), jamais été mis en cause, ou n'ont été jugés que pour être aussitôt amnistiés.

    Suite au coup de tonnerre de 2001-2002, le pays est dirigé par les époux Kirchner, péronistes "de gauche" : un régime de "centre-gauche", social-libéral qui, tout en dénonçant mollement l'hégémonie US, est lié aux intérêts impérialistes européens (comme le Brésil de Lula, le Chili de Bachelet...).

    La seule justice qu'il soit aujourd'hui possible de rendre aux milliers de morts et de "disparus", c'est la révolution !

    À bas l'impérialisme, à bas tous les fascisme compradores !

    Guerre populaire pour la révolution démocratique, anti-impérialiste, ininterrompue jusqu'au communisme !

    maoist painting 


    Un document réformiste-pacifiste, mais intéressant : Source


    Le processus de « Réorganisation Nationale »


    Dès le 24 mars 1976, la junte militaire dissout le parlement, remplace la Cour suprême et entame un processus de « Réorganisation Nationale ». Ayant ainsi écarté toute institution démocratique, la junte gouverne seule, au moyen de décrets. Le 24 mars, elle ordonne la suspension de toute activité politique et décide d’interdire cinq partis (le Parti Communiste Révolutionnaire, le Parti Socialiste des Travailleurs [de Nahuel Moreno, NDLR], le Parti Politique des Travailleurs [NDLR : vraisemblablement Política Obrera, ancêtre du Parti ouvrier, trotskyste], le Parti Trotskyste des Travailleurs [NDLR : vraisemblablement le PRT-ERP, plus du tout trotskyste à cette époque mais bon...] et le Parti Communiste Marxiste-Léniniste) ainsi que les « 62 Organisations », coalition composée notamment de divers syndicats. Le même jour, elle rétablit la peine de mort pour certaines activités qualifiées de « subversives » et aggrave les peines sanctionnant différentes actions politiques. Des « Principes et Procédures » sont établis pour limiter l’activité journalistique et censurer la presse. En outre, le 29 mars, la junte suspend le droit d’option . La junte entreprend, en partie grâce à ces nouvelles lois, une véritable « guerre contre-révolutionnaire ». Les plus hauts responsables de la junte, dont le Président et Commandant en Chef Videla lui-même, n’hésitent pas à annoncer qu’ils procèderont à « l’annihilation » de la subversion, dans une optique de « guerre totale ».

    Une répression chaque fois plus drastique et généralisée

    Parallèlement, la répression s’intensifie, principalement envers les activistes politiques ou syndicaux, des avocats, et des personnes impliquées dans des organisations religieuses. Des milliers de personnes sont enlevées, emprisonnées sans procès, torturées et maintenues dans des camps de concentration. La grande majorité de ces personnes disparaissent sans laisser de trace, leurs corps n’étant que rarement retrouvés. Au début de la dictature, il est de ce fait difficile de se rendre compte de l’ampleur de la répression, et l’on conçoit mal ce qui arrive aux disparus, même si de nombreux enlèvements se font en plein jour et si les ‘Ford Falcon’ vertes, du même modèle que les voitures militaires et les voitures de police, se déplacent en convoi à travers le pays pour des kidnappings en masse. De nombreux enfants sont également enlevés avec leurs parents et seront parfois adoptés par la suite, crimes donnant naissance aux Grands-Mères de la place de Mai qui s’efforceront, jusqu’à aujourd’hui encore, de retrouver leurs petits-enfants disparus avec leurs parents. On compte entre dix et trente mille disparus, ainsi que dix mille prisonniers politiques dès 1976. La situation reste assez méconnue en Argentine même et à l’étranger jusqu’en 1978 du fait de la stratégie de discrétion adoptée par la junte.

    Quelle position de la France ?

    Les réactions de la communauté internationale face à la dictature argentine sont, de ce fait, moins vives qu’elles ne l’ont été pour le Chili. La France, qui lors du coup d’état chilien avait ouvert les portes de son ambassade à Santiago pour accueillir des réfugiés, ne démontre pas ce genre d’engagement au début de la dictature argentine. La position de la France demeure quelques temps ambiguë. Selon certains, comme Marie-Monique Robin, auteur d’un film et d’un livre intitulés tous deux Escadrons de la mort : l’école française, l’armée française a participé au début des années 1960 à la formation des cadres militaires argentins dont certains sont devenus des tortionnaires, et des contacts se seraient maintenus. La mission de coopération militaire française, qui comprend des officiers anciens de la guerre d’Algérie, installée à Buenos-Aires en 1959 y est demeurée jusqu’en 1981. Selon ce film, « l’ordre de bataille de mars 1976 est une copie de la bataille d’Algérie » : le quadrillage du territoire argentin (un général contrôlant chaque zone) et les tortures rappellent les méthodes de certains militaires français en Indochine et en Algérie. Dans les années 1950, les méthodes utilisées pendant la Bataille d’Alger avaient été enseignées à des officiers argentins au sein de l’Ecole supérieure de la guerre de Paris. En 1959, l’Etat-major argentin a financé la venue d’experts français pour que ceux-ci forment des militaires argentins dans le cadre de la « guerre anti-subversive ».

    Il y a débat sur le contenu et le niveau de la coopération entre militaires et forces de police françaises et argentines entre 1976 et 1981. Le député Roland Blum, auteur en décembre 2003 d’un rapport sur « le rôle de la France dans le soutien aux régimes militaires d’Amérique latine entre 1973 et 1984 » affirme ainsi que « l’attitude de la France à l’égard de cette période sombre a été, et reste, dépourvue de toute ambiguïté, comme l’avait montré par exemple la décision prise de relever immédiatement de ses fonctions l’attaché militaire français en Argentine qui avait déclaré publiquement sa compréhension à l’égard de la Junte. Certes il n’est pas inenvisageable que des personnes de nationalité française aient pu participer à des activités de répression, mais si cela a été le cas, ce fut à titre individuel : de tels comportements ne relevant alors pas d’une commission d’enquête, mais de la justice. […] Les allégations reposent en effet largement sur des raccourcis discutables liés à la prétendue invention par l’armée française du concept de ‘guerre subversive’ ».

    L’attitude du personnel de l’ambassade évolue à partir de 1978 : elle soustrait aux militaires M. Dousdebes, qui, emprisonné de 1976 à 1978 pour activités subversives, risquait de se faire enlever et de disparaître. Il demeure caché dans les locaux de l’ambassade durant un an, le temps que l’ambassade parvienne à organiser son départ vers la France, où il obtiendra le statut de réfugié en 1979. L’aide du consul général, qui a œuvré au transfert de M. Dousdebes vers l’ambassade, puis de l’ambassadeur, de ses conseillers mais aussi d’agents de recrutement local (lui apportant à manger) éclaire d’un jour intéressant le rôle complexe joué par l’ambassade durant la dictature. De même Mme Morel-Caputo, vice-consul à Buenos-Aires au début des années 1980, témoigne quant à elle que « sous la dictature [elle] a vécu, aux côtés de [son] mari, M. Dante Caputo, la lutte politique clandestine d’un groupe de jeunes intellectuels, sociologues et avocats, regroupés autour de CISEA, Centre de Recherche sur l’Etat et l’Administration, ayant fait souvent des études doctorales en France. »

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     Article de Rue 89 (social-démocrate) :

    Argentine : l'Esma, centre de torture devenu lieu de mémoire


    Alors que la justice argentine prépare pour octobre le « méga-procès » des tortionnaires qui sévirent pendant la dictature militaire (1976-1983) à l’École supérieure de mécanique de la marine (Esma), les locaux de cette « usine de mort », désormais administrés par des défenseurs des droits de l'homme, se transforment en un lieu de mémoire et d'hommage aux victimes. Récit d'une visite bouleversante.

    Une affiche contre la torture en Argentine réalisée par le COBA en 1978 (DR).Début 1978, nous étions des dizaines de milliers, en France, à nous mobiliser contre le « Mundial » de football qui devait se dérouler en Argentine, derrière le slogan : « On ne joue pas au football à côté des centres de torture. » Nous écrivions alors :

    « L'équipe de France de football jouera-t-elle à 800 mètres du pire centre de torture du pays ? C'est en effet la distance qui sépare le stade de River Plate (…) de l'Escuela de Mecánica de la Armada (École de mécanique de la Marine), siège du sinistre “grupo de tareas 3.3”, véritable Gestapo argentine composée de 314 officiers et soldats de la Marine. Depuis deux ans que ce groupement sévit, des centaines d'hommes et de femmes y ont été atrocement suppliciés, brûlés au chalumeau, coupés vifs à la scie électrique, écorchés vivants, etc… »

    Notre campagne n'empêcha pas l'équipe de France de participer au « Mundial », mais son écho fut important. Aussi, on imagine mon émotion quand, trente et un ans après, par une belle journée d'avril à Buenos Aires, j'ai pu visiter cette « usine de mort » de l'Esma, devenue aujourd'hui l'Espace pour la mémoire et pour la promotion et la défense des droits de l'homme.

    La transformation d'un lieu de torture en lieu de mémoire

    L'endroit surprend : longeant la très fréquentée avenue Libertador, c'est un immense parc arboré de 17 hectares, abritant 34 bâtiments dont certains furent longtemps des écoles de formation pour les élèves officiers de la Marine.

    L'Esma à Buenos Aires, un centre de torture devenu «musée de la mémoire» (Espacio para la memoria).Eduardo Jozami m'a permis cette visite -le site n'est pas encore complètement ouvert au public. Lui-même, à l'époque militant de l'organisation péroniste des Montoneros, a passé toutes les années de la dictature en prison. Sa femme, qui fut torturée comme il l'a été, est l'une des rares survivantes de l'Esma. Il dirige aujourd'hui le Centre culturel Haroldo Conti (du nom du célèbre écrivain argentin, « disparu » en 1976), qui occupe l'un des bâtiments de l'Esma.

    Le 24 mars 2004 : le président Nestor Kirchner, répondant enfin à l'extraordinaire mobilisation, depuis 1977, des mères et grands-mères de « disparus » (puis des enfants), a annoncé que ce lieu serait désormais un « musée de la mémoire ». La cérémonie sur les lieux fut bouleversante, comme en témoigne le documentaire « Esma, museo de la memoria », du réalisateur Román Lejtman. Mais il a fallu attendre plus de trois ans pour que la Marine argentine accepte enfin de quitter l'Esma.

    Les organisations des droits de l'homme ont depuis réalisé un formidable travail, que j'ai découvert en ce jour d'avril avec la visite guidée de « Luz », jeune femme passionnée et compétente. Elle guide notre petit groupe vers l'immeuble du « Casino de oficiales », bâtisse banale qui abritait un « salon doré » (où se réunissaient les officiers) et deux étages de chambres pour les élèves officiers. Mais aussi, pendant plus de sept ans, les lieux de torture et de détention des « disparus ».

    Enlevés clandestinement par les agents des « grupos de tareas » 3.3.1 et 3.3.2, ils étaient d'abord emmenés dans la cave (le « sótano ») située sous le salon doré (lieu de planification des enlèvements) : une salle de 120 mètres carrés environ, mal éclairée par de petits vasistas et subdivisée en cellules, équipée pour les séances de torture (gégène, sonorisation musicale pour étouffer les cris…) et comprenant une infirmerie.

    En 1977, y furent également installés une imprimerie et un labo photo -où des détenus ont dû travailler-, destinés à produire de faux documents et du matériel d'« action psychologique » élaborés par le service de renseignements de la Marine pour des actions de propagande.

    En bref, le sótano était un extraordinaire concentré de ce qu'a produit de pire la fameuse « doctrine de la guerre révolutionnaire » élaborée dans les années 1950 par des officiers français en Indochine et mise en œuvre lors de la guerre d'Algérie : une doctrine reprise et appliquée par les militaires argentins lors de la « sale guerre » des années 1976-1983, comme l'a révélé en 2004 la journaliste Marie-Monique Robin dans son film puis dans son livre « Escadrons de la mort, l'école française ».

    5 000 « disparus » dans cette usine de mort

    Les « disparus », entre les séances de torture, étaient détenus dans des cellules (toujours éclairées) situées sous les combles, au troisième étage, un sinistre grenier appelé « capucha » : ils avaient en permanence les yeux bandés, une cagoule sur la tête, les jambes entravées. A côté, d'autres locaux, dont une « maternité », où les détenues enceintes accouchaient : elles étaient ensuite assassinées, des familles de militaires ou de policiers tortionnaires s'appropriant leurs bébés -vingt ou trente ans plus tard, nombre de ces enfants découvriront la vérité sur leur origine, avec les traumatismes que l'on imagine.

    De mars 1976 à novembre 1983, quelque 5 000 « disparus » (sur les 30 000 imputés à la dictature) ont transité dans ces lieux de mort. Deux cents à peine ont survécu, dont certains de ceux qui faisaient l'objet d'un « programme de récupération » visant à les retourner. Certains sont morts sous la torture -leur corps étant brûlé dans le stade militaire attenant à l'Esma. 

    http://asset.rue89.com/files/imagecache/asset_wizard_vignette/files/PascalRich/2009_05_18_elvuelvo.pngLa plupart ont fait l'objet d'un « transfert », comme c'était la règle dans les 340 centres de détention clandestins de l'armée, dont l'Esma était le plus important : chaque mercredi, des détenu(e)s étaient « prélevé(e)s » au Casino de oficiales, emmené(e)s à l'infirmerie où une piqûre d'anesthésique les endormait, avant d'être transféré(e)s dans un avion, d'où ils/elles étaient jeté(e)s dans les eaux du Rio de la Plata, lors des « vols de la mort » -dont le journaliste Horacio Verbitsky a fait le récit dans son fameux livre El Vuelo.

    Une expérience unique et exemplaire de « justice transitionnelle »

    On ne sort pas indemne de cette visite. Les lieux, vides, ne sont plus exactement ceux d'hier. Mais partout, sans le moindre voyeurisme, de discrets panneaux donnent au visiteur des explications précises et des extraits de témoignages de survivants. Un admirable travail de mémoire : les âmes volées de ces milliers de jeunes femmes et de jeunes hommes « disparus » sont là, avec vous.

    Et vous ne pouvez oublier que, durant toutes ces années-là, ils ont fugacement « cohabité » dans le même immeuble -à deux pas de l'une des avenues les plus passantes de la capitale argentine- avec leurs tortionnaires et leurs assassins, mais aussi avec les simples élèves officiers qui croisaient dans les escaliers les loques humaines remontées du « sótano » à « Capucha »…

    L'« Espace pour la mémoire » est une expérience unique. Dans nombre d'autres pays dont les populations ont également souffert des « sales guerres » de la seconde moitié du XXe siècle (Afrique du Sud, Maroc, Guatemala, Colombie, Algérie…), les processus de « justice transitionnelle » sont plus ou moins téléguidés par des régimes complaisants face aux crimes du passé : ils sont au mieux préoccupés par l'établissement de la vérité et en tout cas beaucoup moins par la justice, visant à sanctionner, sinon tous les criminels et leurs complices passifs, du moins les principaux organisateurs de la barbarie.

    C'est précisément ce qu'a commencé à faire la justice argentine depuis 2007, en enchaînant de vrais procès des généraux organisateurs des disparitions et de la torture, après que les habituelles lois d'amnistie ont été abrogées.

    Et cela, on ne le dira jamais assez, grâce à la lutte obstinée, si longtemps restée inaudible, des familles des victimes. D'où l'importance de saluer le travail que font aujourd'hui, dans une indifférence du reste du monde qui me révolte autant qu'hier celle des spectateurs béats du Mundial de 1978, les militants de l'espoir occupés à transformer l'Esma en lieu de mémoire.

    Photos : une affiche contre la torture en Argentine réalisée par
    le COBA en 1978
    (DR). La façade de l'Esma (Espacio para la memoria). La jaquette du livre « El Vuelo » d'Horacio Verbitsky (DR).


    Le documentaire français "Escadrons de la mort : l'école française" peut être visionné ici :


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