• Parce que l’on a entendu, au cours de notre vie militante, tout et n’importe quoi sur la question au sein de la "gauche révolutionnaire" (aussi bien communiste ML et MLM, que trotskyste ou libertaire) ; il a semblé nécessaire à Servir Le Peuple de mener une réflexion poussée sur la question nationale et les luttes de libération. Une réflexion qui conduit à revenir aux bases du marxisme, principalement les bases léninistes (et par suite, maoïstes) ; mais aussi, dans une large mesure, à repenser la problématique au regard des développements intervenus depuis les années 1920 où est mort Vladimir Illitch.

    Lénine a été le premier, avec l’appui de Staline (Le Marxisme et la Question nationale), à mettre en avant clairement la question du droit à l’autodétermination pour les nations dominées, privées d’État ou en tout cas de véritable indépendance (protectorats, semi-colonies etc.). Déjà, bien que tardivement, Marx et Engels avaient évolué sur la question après des débuts (années 1840-1850) plutôt hostiles [1] : reconnaissance par Marx (1867) de la nécessité de l’indépendance (éventuellement avec ‘fédération’ par la suite) de l’Irlande, « secret de l’impuissance de la classe ouvrière anglaise » ; reconnaissance par Engels de la nécessité de l’indépendance de la Pologne, sans laquelle « il est impossible de parler sérieusement de la moindre question interne, tant que l’indépendance nationale fait défaut » etc. etc. (lire ici : www.contretemps.eu/katz-marx-peripherie/).

    Mais voilà : de même qu’il ressort (déjà) des propos de Marx et Engels, la résolution des questions nationales était pour Lénine une tâche toute tactique, secondaire, une nécessité pour la classe ouvrière révolutionnaire afin de se gagner des alliés et d’affaiblir ses ennemis, les États impérialistes (France, Angleterre…) comme les grands Empires semi-capitalistes semi-féodaux (Autriche-Hongrie, Russie, Empire ottoman). Quelque chose qu’il « faut » que les révolutionnaires marxistes fassent, mais presque à contrecœur, et toujours avec méfiance :

    « Le principe de la nationalité est historiquement inéluctable dans la société bourgeoise, et, compte tenu de cette société, le marxiste reconnaît pleinement la légitimité historique des mouvements nationaux. Mais, pour que cette reconnaissance ne tourne pas à l'apologie du nationalisme, elle doit se borner très strictement à ce qu'il y a progressif dans ces mouvements, afin que cette reconnaissance ne conduise pas à obscurcir la conscience prolétarienne par l'idéologie bourgeoise.

    Le réveil des masses sortant de la torpeur féodale est progressif, de même que leur lutte contre toute oppression pour la souveraineté du peuple, pour la souveraineté de la nation. De là, le devoir absolu pour le marxiste de défendre le démocratisme le plus résolu et le plus conséquent, dans tous les aspects du problème national. C'est là une tâche surtout négative. Le prolétariat ne peut aller au-delà quant au soutien du nationalisme, car plus loin commence l'activité « positive » de la bourgeoisie qui vise à renforcer le nationalisme.

    Secouer tout joug féodal, toute oppression des nations, tous les privilèges pour une des nations ou pour une des langues, c'est le devoir absolu du prolétariat en tant que force démocratique, l'intérêt absolu de la lutte de classe prolétarienne, laquelle est obscurcie et retardée par les querelles nationales ». ("Notes critiques sur la question nationale" - Sur l'autonomie nationale culturelle - 1913)

    Une conception, finalement, que l'on peut qualifier d'UTILITARISTE*...

    [À noter toutefois que ce texte cité ici, voué avant tout à attaquer le Bund et les austro-marxistes pro-menchéviks, date de 1913. Trois ans plus tard, la vision de Lénine avait très nettement évolué dans un sens plus "fondamentaliste"* (voir les luttes de libération des peuples comme fondamentales pour la révolution planétaire) : lenine-droit-peuples-autodetermination. Évidemment, cette chronologie est ce que dans la malhonnêteté intellectuelle qui les caractérise, ceux qui se plaisent à nous opposer le texte de 1913 "oublient" systématiquement de rappeler !]

    [* -  Thèse "utilitariste" : les luttes des Peuples opprimés sont "utiles" aux travailleurs des Centres de la domination dans leur lutte contre leurs exploiteurs... et soutenues par eux pour autant qu'elles sont ainsi jugées "utiles", mais en perdant de vue que ces travailleurs constituent eux-mêmes un groupe social dominant et privilégié ("construit" dans le privilège sur le dos des opprimés) qui risque donc de "plier" sa conception de l'utilité/intérêt pour lui de ces luttes à la défense de cette position sociale.

    - Thèse "fondamentaliste" : les luttes des Peuples opprimés, selon l'agenda d'eux-mêmes, sont FONDAMENTALES pour "de proche en proche", "en cercles concentriques" (gagnant peu à peu les Peuples "moins" dominés), encercler et ÉTRANGLER les Centres du Pouvoir et enfin les abattre.

    Chez Lénine, on peut estimer qu'il y a un "saut qualitatif" de l'"utilitarisme" vers le "fondamentalisme" entre les "Notes critiques sur la question nationale" (1913) et "La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes" (1916) ; avec, si l'on peut dire, une "synthèse" dialectique finale dans la révision du programme du Parti en 1917 :

    "Nous voulons un État aussi grand que possible, une union aussi étroite que possible, un aussi grand nombre que possible de nations qui vivent au voisinage des Grands-Russes ; nous le voulons dans l'intérêt de la démocratie et du socialisme, en vue d'amener à la lutte du prolétariat le plus grand nombre possible de travailleurs de différentes nations. Nous voulons l'unité du prolétariat révolutionnaire, l'union et non la division" (...) MAIS "Nous voulons la libre union des nationalités, c'est pourquoi nous devons leur reconnaitre le droit de se séparer : sans la liberté de se séparer, aucune union ne peut être qualifiée de libre" (...)

    => en d'autres termes, Lénine exprime là son internationalisme, son souhait (et c'est bien le moins que l'on puisse attendre de lui...) de voir le "maximum" de Peuples travailleurs unis autour de la révolution prolétarienne pour la libération de l'humanité et le communisme (et l'Empire tsariste, avec ses presque 22 millions de km² et ses 180 millions d'habitant-e-s à cheval sur deux continents, était bien entendu le cadre géographique "rêvé" pour cela) ; mais nullement, EN AUCUN CAS un quelconque centralisme despotique de type napoléonien conforme aux fantasmes (ou, mieux dit, à leur râtelier historique) des petits bourgeois et/ou aristocrates ouvriers jacobinards, espagnolistes et autres "britannistes" "rouges" qui le citent pour alimenter et "confirmer" leurs "arguments" pourris : il s'agit bien là d'une union "la plus large et étroite possible" mais qui, comme bien dit précédemment, ne peut être qu'une union LIBRE, "librement" c'est-à-dire démocratiquement consentie et non forcée comme celle des 130 départements de la "France" "révolutionnaire" bourgeoise des années 1790-1800 ; une union d'ailleurs uniquement possible dans le cadre d'un système supérieur socialiste ("la révolution sociale met à l'ordre du jour l'union des seuls États qui sont passés au socialisme ou qui marchent vers le socialisme") ; et pour laquelle Lénine est d'ailleurs même prêt à "perdre" des Peuples au profit de la Réaction (Pologne, Finlande) au nom de ce principe supérieur de liberté d'union ou de séparation.]

    Lénine restait un révolutionnaire de formation anti-monarchique jacobine ("Jacobins russes" de la fin du 19e siècle), un admirateur de la Révolution bourgeoise française dans sa phase Montagnarde (1793-94), et un continuateur fidèle de Marx et Engels qui étaient eux-mêmes des hommes des Lumières, du culte du Progrès et de la Civilisation, au matérialisme historique linéaire, voyant dans les États bourgeois modernes un « progrès » sur le morcellement « féodal » des Peuples, un « tremplin » vers la République socialiste universelle des travailleurs… Engels pouvait ainsi écrire vers 1848-49 que les Basques, les Corses et autres Slaves d’Autriche-Hongrie étaient des "peuples-ruines" (ou "déchets de peuples") entravant la marche du Progrès bourgeois (Volkenruinen en allemand ; restes de nations piétinées impitoyablement par la marche de l’histoire selon l'une des traductions disponibles) ; ou se réjouir de la conquête française de l’Algérie et de celle de la moitié nord du Mexique par les États-Unis (ce qui "brisait" selon lui "l’arriération" féodale de ces pays) ; ou encore dire des choses très justes... mais aussi très fausses ("soutien principal du féodalisme et (...) force de la contre-révolution en France") sur l'Occitanie ('nationalité du Sud de la France') [BIEN SÛR tous ces éléments sont absolument secondaires par rapport à l’apport historique de ces grands révolutionnaires à la cause du prolétariat, que l’on se comprenne bien ! Et cela n'a d'ailleurs pas exclu que leur opinion évolue notablement par la suite (voire note 1 en bas de page)]. 

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    Congrès des Peuples d'Orient, Bakou, 1920 

    Dans la même veine, Lénine voyait les cultures et les revendications nationales comme des vestiges du passé, avec lesquels il fallait composer, mais qui s’effaceraient devant le Progrès, qui se fondraient dans « une unité suprême qui se développe sous nos yeux avec chaque nouvelle verste (~ 1 km, Ndlr) de chemin de fer, chaque nouveau trust international, chaque association ouvrière (internationale par son activité économique et aussi par ses idées, ses aspirations) »…

    Mais depuis, l’Histoire a poursuivi son cours. Et que s’est-il passé depuis la maladie et la mort du grand révolutionnaire (1922-24) ?

    Nous n’en sommes plus aux verstes de chemin de fer, mais à l’avion qui fait Paris-Pékin en 12 heures, tandis que le train relie Paris à Madrid en une demi-journée… Les trusts internationaux sont pléthore, implantés chacun dans des dizaines de pays. La chaîne de production d’un bien comme une voiture se déroule de l’Inde à la France en passant par le Brésil et la Roumanie… Les grands monopoles capitalistes en Europe ont mis leurs intérêts en commun dans l’UE. Les classes laborieuses d’Europe de l’Ouest sont composées de travailleurs des 5 continents.

    Et pourtant, les luttes et les revendications démocratiques nationales ont connu un essor sans précédent. Ces luttes et ces revendications démocratiques ont largement rejoint le camp progressiste et même, le camp de la révolution mondiale (même s’il a existé – nationalistes bretons et flamands pro-nazis, corses pro-Mussolini – et existe encore – Jeune Bretagne, Alsace d’Abord, Vlaams Belang – des courants réactionnaires).  

    Il y a eu, bien sûr, les mouvements de décolonisation. Lénine soutenait sans réserve la libération des colonies et des semi-colonies, suivant deux idées directrices :

    1. Favoriser chez ces Peuples la « marche du Progrès », par des révolutions bourgeoises balayant les arriérations féodales, tribales-patriarcales, cléricales etc.

    2. Affaiblir les puissances impérialistes, en les privant de leur base d’accumulation mondiale, favorisant dans ces pays la révolution ouvrière.

    Son soutien était donc, là encore, largement tactique et favorable aux nationalistes bourgeois les plus progressistes, mais bourgeois. Les communistes devaient les soutenir, en défendant les intérêts spécifiques du prolétariat [assez édifiant, à ce sujet, est le discours de Zinoviev au Congrès de Halle (octobre 1920)]. MAIS, par la suite, les masses populaires des colonies et semi-colonies ont montré leur aptitude à mener des révolutions démocratiques très avancées (comme à Cuba) et même des révolutions populaires-démocratiques, de Nouvelle démocratie, sous direction communiste, en marche ininterrompue vers le socialisme : en Chine, au Vietnam, en Albanie (qui après sa séparation de l’Empire ottoman, était devenue une semi-colonie italienne).  

    euskal herria drapeaurougeMais il y a eu aussi, et il y a encore, de grandes luttes de libération en Europe, ou encore en Amérique du Nord (Québec, Natives, minorités afro-américaine et latino), au contenu progressiste et même révolutionnaire : de James Connolly en Irlande, affirmant que sans libération sociale l’indépendance ne vaudrait rien [2], aux socialistes abertzale de l’Action Nationaliste Basque et au PNV (pourtant d’origine conservatrice), soutenant la République espagnole aux côtés des communistes et des anarchistes, ou encore aux autonomistes de gauche catalans de la Generalitat ; des indépendantistes socialisants qui fondèrent Euskadi ta Askatasuna (ETA) en 1959 contre le régime franquiste (adoptant officiellement le marxisme révolutionnaire en 1965), aux républicains irlandais du Provo Sinn Fein et aux républicains socialistes de l’IRSP ; et aujourd’hui, des milliers de communistes abertzale basques (comme EHAK, EHK, Kimetz et d’autres) aux républicains socialistes irlandais du Republican Sinn Fein ou du 32CSM, ou à la gauche radicale indépendantiste bretonne ou corse, flnc.jpgcatalane ou sarde. 

    Quelle a été l’apogée de ces luttes ? Ce furent les années 1960-70 (depuis, les tendances réformistes social-démocrates, ou réactionnaires de droite ont regagné du terrain)… C'est-à-dire, pas les années 1980-2000 de décomposition, de désagrégation et de recul général du mouvement révolutionnaire mondial ; mais au contraire l’époque de son apogée : une URSS déjà révisionniste mais encore prestigieuse et puissante, la Révolution chinoise à son sommet avec la Grande Révolution culturelle, la Guerre populaire au Vietnam, la révolution cubaine et ses répercussions dans les Amériques et en Afrique… « Le fond de l’air était rouge », et toutes ces luttes étaient parfaitement dans le sens de l’Histoire. Il ne s’agit donc pas de mouvements "réactionnaires" ou "décomposés petits-bourgeois", qui se seraient introduits dans la brèche laissée ouverte par un mouvement communiste flétrissant… Black Panthers Party - New Afrika Unite !

    Mais bien, au contraire, de luttes populaires, démocratiques, progressistes, anticapitalistes, antifascistes, internationalistes ; auxquelles s’ajoute souvent, aujourd’hui, l’aspect écologique. Sous les couleurs nationales (à côté du drapeau rouge ou noir) de ces « peuples-ruines » que Marx, Engels, et dans une large mesure Lénine, voyaient disparaître de l’Histoire par la marche continue du Progrès… Ainsi en Occitanie y avait-il l'organisation Lutte occitane, plutôt marxiste, qui deviendra en 1974 un collectif dont le nom-slogan (Volem viure al Païs !) est resté célèbre, la Fédération anarchiste-communiste d'Occitanie (FACO) plutôt libertaire et puis... les nazillons de Pòble d'Òc (dont un certain Richard Roudier, aujourd'hui leader languedocien des Identitaires et de la "Ligue du Midi"), obligés par les circonstances de se faire passer pour des "gauchistes" "libertaires", "autogestionnaires" et "tiers-mondistes"... au point que certains finiront par le devenir réellement ! 

    Comment expliquer cela ? 

    C’est simple, mais il faut d’abord tordre le cou à un mythe bourgeois, qui a largement contaminé le mouvement communiste. Les États modernes, avec leurs « Peuples en lutte », ne sont pas les produits des révolutions bourgeoises pour la plupart d’entre eux.

    Ils sont des produits des monarchies absolues, autrement dit, de la concentration ultime du pouvoir féodal entre les mains de quelques grandes familles régnantes (par les guerres, mariages, donations, ventes…).  

    La France était pratiquement dans ses frontières actuelles au moment de la révolution bourgeoise de 1789, seuls la Savoie, Nice et le Vaucluse ont été rattachés ensuite. L’Espagne est dans ses frontières actuelles depuis le 17e siècle. L’Angleterre dominait déjà toutes les îles britanniques (Écosse, Irlande, Galles, Man) à cette même époque, sous les Stuart (dynastie d’origine écossaise).

    Sous les monarchies absolues, le capitalisme a commencé à se développer, et la bourgeoisie avec. Mais celle-ci avait souvent sa « fraction dirigeante » (la plus puissante économiquement, politiquement et culturellement) au « centre » de ces États royaux, le centre autour duquel ils s’étaient développés. Ce centre s’est trouvé à la direction des révolutions bourgeoises. En France, c’est la bourgeoisie de la moitié Nord, surtout de la région parisienne, qui a dirigé et ‘centralisé’ la Révolution de 1789, et celles de 1830 et 1848 encore plus [3]. Cette bourgeoisie dirigeante a maintenu sous sa domination, et/ou dans l’arriération (déjà engendrée par la centralisation monarchique), le développement capitaliste des autres régions, au détriment de leur bourgeoisie comme des masses populaires.

    En Grande-Bretagne, la révolution bourgeoise s’est faite tôt (17e siècle) et en alliance avec l’aristocratie, déjà « convertie » au capitalisme agricole. Celle-ci, fournisseuse en matières premières (laine, bois, alimentation, charbon) de la bourgeoisie dont le QG était à Londres, a maintenu les campagnes et notamment les terres celtiques (Écosse-Irlande-Galles) dans une banderatricolorcomunistarriération et une exploitation brutale. En Espagne, le processus révolutionnaire bourgeois s’est déroulé de 1833 à 1876, tardivement, et donc inachevé (laissant de grandes prérogatives à l’aristocratie terrienne et au clergé). Il a été largement dirigé, politiquement et culturellement, par la bourgeoisie (et l’aristocratie « libérale ») castillane de Madrid (et ses appendices de Séville, Cadix etc.), mais celle-ci s’est aussi appuyée sur les puissantes bourgeoisies basque de Bilbao (contre les carlistes), catalane de Barcelone, asturienne (Oviedo-Gijón) et cantabrique (Santander), etc. C’est le « pacte espagnol » des bourgeoisies, renouvelé pour la dernière fois en 1975-78 (en incluant les « nationalistes » basques du PNV, catalans de la CiU etc.), après la centralisation castillane autoritaire de Franco (justifiée par la lutte contre-révolutionnaire).  

    L’Unité de l’Italie, elle, est le produit d’une révolution bourgeoise. Mais une révolution bourgeoise « incomplète », menée totalement par et pour la bourgeoisie du Nord (Turin, Milan, Gênes), en alliance avec l’aristocratie ‘libérale’ du Nord (la famille de Savoie à sa tête) et en compromis avec l’aristocratie terrienne du Sud et l’Église catholique. L’Unité s’est faite en maintenant le Sud et les autres régions arriérées (Alpes, Sardaigne etc.) dans l’arriération et la semi-féodalité, et dans une exploitation féroce - Gramsci analysera brillamment cette « question méridionale » et se positionnera personnellement en faveur d'un État socialiste ouvrier-paysan de type fédéral. Cependant, les questions nationales en Italie ne sont pas extrêmement conflictuelles, sauf peut-être en Sardaigne (qui est, elle, une annexion féodale du Piémont, par traité, au 18e siècle !). Les revendications du Val d’Aoste, des Vallées occitanes ou du Sud-Tyrol restent relativement pacifiques ; la Ligue du Nord est un mouvement 100% bourgeois et fasciste, sur une revendication nationale totalement imaginaire, en réalité une simple revendication de « riches qui ne veulent plus financer les pauvres bons-à-rien du Sud (et immigrés) ». Car, d'un point de vue économique, la plaine du Pô est le centre capitaliste en Italie, même si la capitale administrative est à Rome.

    L’Allemagne est aussi le produit d’une révolution bourgeoise (en compromis avec les classes féodales modernistes), mais elle s’est faite sur une base strictement nationale allemande (non sans grandes spécificités régionales toutefois : Bavière, Rhénanie etc.) et, depuis la perte des territoires de l’Est en 1945, il n’y a plus de minorités en Allemagne (sauf quelques Sorabes slaves en Lusace dans l’ex-RDA, quelques Danois près de la frontière avec ce pays, quelques Frisons près des Pays-Bas et bien sûr des Rroms sinté).

    La Belgique est un cas particulier. Elle est issue d’une révolution nationale bourgeoise : les « Pays-Bas autrichiens », premier pays à suivre la Révolution bourgeoise française de 1789, avaient été rattachés par le Congrès réactionnaire de Vienne (1815) à la Hollande dans un royaume des Pays-Bas. En 1830-31, un soulèvement bourgeois et populaire imposa l’indépendance. Il y avait aussi un aspect national-religieux, catholique contre la Hollande protestante. Mais surtout, le nouvel État est né d’un Congrès des Puissances où la France et l’Angleterre « libérales » imposèrent l’indépendance aux Hollandais et aux puissances réactionnaires (Prusse, Russie et Autriche). L’Angleterre, notamment, avait ainsi un petit État ami sur la côte juste en face d’elle (intérêt stratégique). La France avait un État tampon sur sa frontière Nord (la seule sans montagnes ni fleuve). Pour autant, la Belgique regroupait deux nations : les Flamands et les Wallons (Bruxelles, flamande à la base, s’est « francophonisée » par la suite, en tant que capitale). Depuis, les deux bourgeoisies s’entendent comme chien et chat et mobilisent les masses derrière elles dans leur guerre larvée : ouvriers « de gauche » wallons livrés à la mafia PS contre paysans et « honnêtes travailleurs » flamands, catholiques et conservateurs.

    La Suisse est née d’un processus révolutionnaire paysan-libre (les cantons fondateurs) puis bourgeois (les Républiques oligarchiques de Genève, Vaud, Berne, Zürich…) contre l’Empire germanique ; processus débouchant sur la révolution libérale de 1830-48. Elle fait en réalité partie comme le Luxembourg, le Liechtenstein (son petit voisin), Monaco, Andorre ou encore Saint-Marin de ce que l'on peut qualifier de vestiges étatiques pré-modernes : de petits États qui ont été préservés de l'anéantissement (qui n'en a pas moins traversé l'esprit de plus d'un dirigeant de leurs grands voisins !) pour être en quelque sorte "neutralisés" et transformés en conservatoires de capitaux, fonction indispensable au capitalisme.

    26 cantons extrêmement autonomes et 4 langues y cohabitent dans une relative harmonie, et un certain chacun pour soi… La seule lutte nationale ayant eu lieu a été celle des francophones du Jura, pour la séparation du canton de Berne alémanique. Cette lutte se poursuit, pour le rattachement de quelques communes restées bernoises ; mais jamais il n’a été question d’indépendance. La Ligue des Tessinois, sur le modèle de la Ligue du Nord italienne, est un mouvement fascisant qui ne vise qu’à défendre les intérêts de la petite et moyenne bourgeoisie italophone au niveau fédéral. Elle sert de force d’appoint à l’extrême-droite pan-helvétique (UDC etc.).  

    Les États-Unis mériteraient une dissertation à eux tous seuls : on dira simplement qu’ils se sont créés par une révolution bourgeoise ‘séparatiste’ (d’avec l’Angleterre) mais surtout par la conquête (de l’Ouest ‘sauvage’, d’une grande partie du Mexique), le génocide massif des Peuples originels et l’esclavage agricole des Africains déportés dans le Sud. C’est un État bourgeois moderne né dans une colonie, comme projet colonial. L’impérialisme US s’exerce non seulement à travers le monde, mais aussi sur son propre territoire « national ». Le même constat peut s’appliquer au Canada ou à l’Australie. 

    Tous les autres pays d’Europe sont des « États nations » au sens strict, correspondant à une nationalité : Pays-Bas, Portugal, pays scandinaves (avec la minorité lapone, tout de même), le petit Luxembourg bien sûr, etc. 

    Les révolutions bourgeoises, donc, ont été dirigées par la bourgeoisie la plus avancée (économiquement, politiquement, culturellement) de chaque pays à l’époque, généralement celle du « centre » politique-économique de l’État monarchique. En France, le bassin parisien et globalement le tiers Nord. En Grande-Bretagne, la région de Londres et le Sud de l’Angleterre. En Espagne, Madrid, alliée à Bilbao et Barcelone (les contradictions éclatèrent rapidement entre ces centres). En Allemagne, c’étaient la Rhénanie et la Westphalie, alors prussiennes : ce fut donc la Prusse qui guida le processus unitaire. En Italie, ce fut l’État le plus avancé dans le développement capitaliste : le Piémont, avec également une forte agitation unitaire en Lombardie (Milan). 

    400px-SpeakFrenchBeClean.jpgCette bourgeoisie « centrale » a ensuite « plié » le développement capitaliste de ces pays à ses intérêts, laissant de grands territoires dans l’arriération, la misère et l’exploitation sans pitié… Les États capitalistes reposent fondamentalement sur une contradiction Centre-Périphérie : un Centre où se concentrent le pouvoir économique, politique, et la culture de la classe dominante ; et une Périphérie « de relégation », où se concentrent la force de travail exploitée et la culture populaire : campagnes déshéritées, bassins ouvriers aujourd'hui sinistrés par la crise, banlieues prolétaires. Et parfois cette contradiction se double d’une question nationale, car la culture populaire présente à tel endroit des caractères nationaux : une langue particulière, un sentiment d’appartenance à une communauté historique distincte, un mode de vie et une conception des choses liés à une réalité économique propre.

    Mais d'une manière générale, l'affirmation-imposition du capitalisme a consisté partout à démanteler la communauté populaire qui sous l'autorité "éminente" des seigneurs féodaux vivait jusque-là (on l'oublie souvent !) de manière relativement républicaine et démocratique, solidaire voire collectiviste (ce que Rosa Luxemburg appelait l'"économie naturelle"), pour la transformer en pure force de travail privée de tout moyen de production et de subsistance et condamnée à se vendre quotidiennement au Capital. L'"anéantissement" linguistico-culturel (thème de combat central de tous les mouvements autonomistes et indépendantistes actuels), comme celui mené (typiquement) par l'école de Jules Ferry sous la 3e République hexagonale, a été en réalité une conséquence et une arme de cela pour briser cette cohésion sociale populaire et spontanée qui échappait au contrôle du Capital et de l’État - le grrrrrand argument des jacobinards de tout poil est que "le français nous unit", que "sinon comment ferait-on pour se comprendre d'une région à l'autre" etc. etc., mais c'est éminemment FAUX : dans les faits, le triomphe du français au 20e siècle aura aussi été celui de 3d75e7dbef78f875f7cc337be5138241.jpgl'isolement individuel et de la "juxtaposition des solitudes" dans les grands centres urbains ou les "bassin d'emploi" périurbains plus ou moins sinistrés de la production capitaliste  - la Cité des Spectres...

    Ces Périphéries des grands États-systèmes capitalistes modernes, ce sont donc les Peuples qui ont été annexés lors de la constitution des grands États monarchiques (Basques, Corses, Bretons, Irlandais, Écossais etc.) ou encore les minorités « importées » pour leur force de travail (dont les zones de relégation sont essentiellement urbaines) : les Noirs aux USA (17e-19e siècle) comme plus près de nous les immigrés Turcs et Kurdes en Allemagne, les immigrés Maghrébins, Ouest-Africains ou Antillais en France,  les Antillais ou les Indo-pakistanais en Grande-Bretagne etc.

    Et ensuite ?

    Et bien, le capitalisme est entré dans sa phase impérialiste, « 1ère période » (1870-1940) puis « 2e période » (depuis 1945). Pendant cette phase impérialiste, le capitalisme a poursuivi son développement, il a pénétré et englobé toute la « société civile », y compris les zones laissées dans l’arriération, et à vrai dire toute l’humanité, sauf quelques peuples restés communistes-primitifs ou patriarcaux, dans d’épaisses forêts équatoriales ou nordiques, ou des vallées reculées de l’Himalaya.

    Il a englobé la « périphérie » au sein des États capitalistes européens. En France, tout lycéen connaît les fameuses « métropoles régionales » et « métropoles d’équilibre » dont le maillage recouvre maintenant tout le territoire. Cela s’est surtout déroulé dans la « 2e période » de l’époque impérialiste, entre 1945 et les années 1980. La Corse, la Bretagne et tout l’Ouest Atlantique, le Pays Basque et tout le Grand Sud-Ouest ont connu un développement capitaliste très important, une immersion spectaculaire dans les rapports sociaux capitalistes (à commencer par le salariat). On imagine difficilement, aujourd’hui, le « tiers-monde » qu’étaient encore ces territoires en 1940.

    Et que s’est-il alors passé ? Et bien, tous ces Peuples englobés dans les grands États modernes lors de leur construction absolutiste ont commencé à exiger pour eux le parachèvement de la révolution démocratique bourgeoise ; à rejeter l’oppression politique, culturelle et économique du Centre sur leurs Peuples périphériques, en mettant en avant leurs caractères nationaux (langue, culture, histoire etc.). Or le marxisme-léninisme (Lénine) nous enseigne qu’à notre époque, l’achèvement des tâches démocratiques de la révolution bourgeoise appartient à la révolution prolétarienne, à l’avant-garde révolutionnaire de la classe ouvrière et des travailleurs exploités. Donc c’est tout naturellement que les masses travailleuses de ces Peuples, pour parachever la conquête de leurs droits démocratiques nationaux sans perdre de vue leurs intérêts de classe (ouvrier, prolétaire, paysan etc.), ont rejoint et rejoignent encore le camp de la révolution prolétarienne mondiale.

    breizh gwenhadu komunourDans ces luttes nationales, il faut absolument le souligner, il existe une tendance bourgeoise, réactionnaire voire fasciste, ou au mieux « centriste » (démocratique-bourgeoise) : la moyenne voire grande bourgeoisie qui se considère entravée dans son développement par l’État central ou qui est plus tournée, par son activité économique, vers les États bourgeois voisins que vers le Centre.

    Mais il y a aussi, systématiquement, une lutte populaire, où s’affrontent deux tendances : la ligne petite-bourgeoise (écolo-social-démocrate, démocrate-humaniste…) et la ligne prolétarienne : anticapitaliste, antifasciste, antisexiste, internationaliste (consciente d’être une petite parcelle du mouvement révolutionnaire mondial), écologiste radicale, démocratique-populaire…

    La ligne populaire prolétarienne, dans les luttes nationales, a beaucoup reculé depuis les années 1970 (son apogée), mais elle reprend de la vigueur depuis la fin des années 1990. 

    Plus un territoire est « pauvre », populaire, ouvrier et paysan, plus la ligne populaire (petite-bourgeoise et/ou prolétarienne) est forte (Corse, Bretagne, Euskal Herria, Irlande, Écosse) ; plus un territoire est « riche » plus la ligne bourgeoise, conservatrice ou réactionnaire-fascisante domine : Flandre, Alsace, Savoie, Vénétie… Elle consiste souvent en un sécessionnisme réactionnaire de « riches » qui ne veulent « plus payer pour les pauvres d’ailleurs », un sécessionnisme « de chantage » pour mener un bras de fer avec la bourgeoisie centrale mais qui ne débouche pour ainsi dire jamais : le chantage sécessionniste de la bourgeoisie flamande dure depuis près d’un siècle, la Ligue du Nord d’Italie a abandonné l’idée d’indépendance pour le fédéralisme fiscal etc.

    Dans les territoires « pauvres », la ligne bourgeoise est le plus souvent autonomiste et "culturaliste". Au contraire la ligne prolétarienne envisage clairement (à moins d’un changement révolutionnaire au « Centre ») la rupture, l’indépendance (la ligne petite-bourgeoise oscillant et se scindant en permanence - comme d'habitude - entre les deux). 

    Ainsi donc, les évènements depuis les années 1920 semblent avoir grandement contredit les prévisions de Lénine - et de tous les marxistes révolutionnaires de son époque - qui voyaient, en Europe, se poursuivre les processus d’unification "nationale" (des grands États bourgeois) des siècles précédents, et la revendication nationale se diluer dans la lutte populaire démocratique et ouvrière socialiste (à chaque nouvelle verste de chemin de fer). Lénine voyait la revendication nationale comme une survivance du passé, avec laquelle il fallait composer, sous le commandement vigilant de la classe ouvrière "centrale" ; mais au contraire, la voix des populi nigati (peuples niés, en corse) a résonné comme jamais auparavant dans les années 60-70, à l’apogée de la première vague de la révolution mondiale (quand le fond de l’air était rouge), et résonne à nouveau avec l’émergence de la deuxième vague.

    L’immersion grandissante de ces Peuples dans l’économie capitaliste, dans les rapports capitalistes de production (salariat, chômage-précarité, sous-traitance, franchise), a eu l’effet inverse de celui prévu.

    PRC_antiimperialist.jpgDe la même façon, se pose la question dans les pays dominés : semi-colonies (domination économique), colonies (administration politique directe, comme les DOM-TOM) ou néo-colonies (anciennes colonies devenues « indépendantes » sur le papier, mais en réalité toujours sous domination économique et tutelle politique, comme en Afrique). Au début de l’époque impérialiste, ces pays consistaient essentiellement en des réservoirs de matières premières et de produits agricoles (activité donc essentiellement primaire), ainsi qu’en réservoirs de main d’œuvre et, aussi, de soldats (les troupes coloniales participèrent massivement aux deux guerres mondiales). Mais depuis, et très clairement à partir des années 1960-70, ces pays ont été massivement absorbés dans le système capitaliste mondial ; qui a eu tendance à en faire les principaux centres de la production non seulement agricole et extractive mais aussi industrielle de la planète - comme pouvait déjà l'entrevoir Lénine dans L'Impérialisme en 1916.

    L’agriculture encore largement semi-féodale a évolué massivement vers l’agro-capitalisme ; les monopoles sur les matières premières ont développé leur concentration, leur exploitation sans scrupules pour les personnes et l’environnement, et leur concurrence acharnée. Mais surtout, s’est développée une importante industrie de transformation (secondaire), avec la délocalisation de celle-ci depuis les pays « industrialisés » ; et même (dans les grandes villes en tout cas) une économie de consommation et de services (tertiaire). Tout cela sous la conduite des grands monopoles impérialistes et de leurs filiales sous-traitantes, bien sûr, mais aussi, en « satellite » de ces monopoles, sous la conduite d’un capitalisme national qui s’est énormément développé depuis 50 ans. Le point culminant de ce processus est ce que l’on appelle (dans les Amériques surtout) le « néolibéralisme » des années 1980-90.Affiche-100-ans-de-domination- 

    Tout ceci a conduit à une très importante urbanisation, dé-féodalisation et détribalisation de la société. La part de la population urbaine a explosé (et la population tout court aussi, d’ailleurs), rompant avec le rythme de vie immuable des campagnes arriérées, et avec cette résignation au destin typique des sociétés rythmées par les saisons, où rien n’a changé depuis des siècles (cette société que l’on trouvait encore, dans la campagne française, au 18e siècle).

    On a alors vu émerger des aspirations démocratiques bourgeoises, à cette révolution démocratique bourgeoise que la domination impérialiste a (en quelque sorte) « confisquée » en s’alliant avec les forces féodales réactionnaires, en imposant son ordre colonial meurtrier ou ses (non moins meurtriers) gardes-chiourme « indépendants ».

    Au cours du 20e siècle, les aspirations démocratiques-bourgeoises à la libération nationale, à la modernisation et à la dé-féodalisation se sont exprimées sous la direction de Partis communistes ou de mouvements « marxisants » liés au mouvement communiste international (et entraînés dans sa chute, avec la faillite du révisionnisme soviétique – années 1970-80 – et la contre-révolution en Chine – 1975-80). Les nationalismes bourgeois, pour un « capitalisme national indépendant », privés d’une base bourgeoise-nationale suffisante, se sont tous terminés par l’échec et le renversement militaire (exemples types : le péronisme, ou le "progressisme" brésilien Kubitschek-Goulart des années 1956-64), ou par le compromis avec l’impérialisme et le féodalisme (exemples types : kémalisme, nationalisme arabe avec Sadate, Saddam Hussein ou Kadhafi, national-islamisme iranien).

    Mais depuis la fin du siècle dernier, on assiste à un renouveau de ces nationalismes bourgeois : Chávez en Amérique du Sud, Gbagbo en Afrique, Ahmadinejad (soutenu par le puissant bazâr, la bourgeoisie urbaine) en Iran (réactionnaire religieux, mais plus que ses rivaux ? pas sûr…), avec ses alliés Hezbollah et Hamas, ne sont rien d’autre.

    Ils prônent un puissant nationalisme, autrement dit un capitalisme national indépendant, avec des accents social-populistes. Ils jouent sur les contradictions entre les puissances impérialistes rivales (Anglo-saxons, couple franco-allemand, Japon, Russie, Chine) qui s’aiguisent à mesure que le capitalisme impérialiste mondial s’enfonce dans la crise. On pourrait aussi citer en exemple l’AKP, les « démocrates-musulmans » de l’État turc, expression politique d’une nouvelle bourgeoisie turque, qui s’est développée à l’intérieur du pays comme dans la diaspora (en Allemagne, etc.).

    Les différences idéologiques peuvent paraître considérables (et du coup les rapprochements, comme entre l’Iran et Chávez, incompréhensibles), mais tous sont le produit d’une même réalité : l’immersion de plus en plus profonde du « Sud » dominé dans le capitalisme, avec l’émergence de nouvelles bourgeoisies et d’aspirations « radicales » bourgeoises.

    Il en va de même pour Al-Qaïda : bien qu’inféodés à l’Occident, les pays de la péninsule arabique ont accumulé (sur la base du pétrole) tellement de Capital qu’il était prévisible qu’à un moment donné, une fraction minoritaire de celui-ci entre en rébellion contre les Occidentaux pour son émancipation. Le khalifat prôné par les djihadistes n’est autre que la base d’accumulation et le champ d’investissement nécessaire à ce Capital arabe du Golfe (voir ici l'article publié lors de la mort de Ben Laden). 

    Bien sûr, un tel projet capitaliste-national indépendant est totalement impossible à l’époque impérialiste : sur ce point, rien n’a changé depuis Lénine. Jouant sur les contradictions inter-impérialistes, les nationalistes social-populistes en deviennent finalement prisonniers. En Iran, ils sont même clairement réactionnaires, s’appuyant sur la féodalité (mollah) des campagnes, et sur l’impérialisme (en tout cas le projet impérialiste) chinois, à travers l’énorme entreprise que sont les Gardiens de la Révolution islamique… Il en va de même pour le projet khalifal djihadiste. 

    Mais il n’empêche : en l’absence d’un mouvement communiste fort et implanté dans ces pays, ces courants sont AUSSI l’expression des aspirations des masses populaires à l’indépendance nationale, à la souveraineté, à l'équité sociale et à la « même règle pour tous » ; aspirations qui poussent comme une dent de sagesse, sans parvenir à percer, mais qui poussent quand même… 

    Parallèlement et, parfois, en lien étroit avec ces nouveaux nationalismes bourgeois (en Amérique du Sud notamment), il faut noter l’émergence d’un autre phénomène : avec l’irruption croissante Adivasi Maoistde la production et de l’exploitation capitaliste dans des territoires auparavant reculés et "hors-la-civilisation", se sont développées des résistances indigènes, résistances de Peuples "premiers", tribaux ou communautaires-primitifs, contre cette irruption. C’est réellement un phénomène marquant, dans le mouvement mondial des luttes, depuis les années 1970.

    On trouve principalement ces mouvements indigènes en Amérique latine (les plus puissants sont en  Équateur, où ils jouent un rôle politique crucial depuis la fin des années 1990) ; mais aussi en Inde, avec les populations "tribales" adivasis ; au Nigéria avec les populations du delta du Niger contre l’exploitation pétrolière (passées à la lutte armée) ; ailleurs en Afrique équatoriale contre la déforestation ; au Sahara (Touareg) contre l’exploitation croissante des minerais (en particulier l’uranium au Niger !) ; dans le Nord canadien etc. On peut schématiser ces revendications autour de 3 grands axes :

    - Dans le cas d’une production agricole importante, revendication de la propriété populaire, paysanne, de la terre cultivable ;

    02 ConaieEcuador2008- Sanctuarisation de l’écosystème et des ressources naturelles : eau, forêts, sous-sols ;

    - Une économie productive et marchande "libre" (non-collectiviste), mais "morale", "juste", "équitable" pour les humains et l’écosystème.

    Dernièrement, en juin 2009, ont fait date les violents affrontements en Amazonie péruvienne. En Inde, la résistance des Adivasis est étroitement liée à la guérilla maoïste, ainsi que la résistance des populations forestières aux Philippines ; tandis qu’au Pérou, il est difficile de dissocier la guérilla populaire du PCP "Sentier Lumineux" (années 1980-90) de la résistance à la pression capitaliste constante sur les populations de l’Altiplano… En Colombie, en revanche, les guérillas marxistes sont liées aux luttes paysannes (souvent des populations métissées) mais semblent relativement coupées des résistances indigènes proprement dites.

    Mais les liens, on l’a dit, sont également nombreux avec les nouveaux nationalismes bourgeois (Bolivie, Équateur). 

    Là aussi, l’évolution du réel est donc assez inattendue. Entre les années 1920 et la chute du Mur de Berlin, les nationalistes bourgeois (kémalisme, Kuomintang…) avaient tous fini (après quelques années) par rejoindre le camp de l’impérialisme, y compris, à partir des années 1960, du social-impérialisme soviétique ; tandis que les masses populaires, luttant pour la libération nationale et sociale véritable, ralliaient le camp de la révolution prolétarienne, sous la direction d’intellectuels marxistes issus des masses. Cette configuration n’avait a priori pas de raisons de changer : la bourgeoisie nationale semblait vouée, comme la petite-bourgeoisie des pays impérialistes et avancés, à toujours plus se scinder entre camp de l’impérialisme et camp du Peuple et de la révolution mondiale.

    Mais voilà que, depuis les années 1990, on voit surgir une nouvelle bourgeoisie nationale avec des aspirations typiquement révolutionnaires bourgeoises. Prenons l’exemple, typique, de Laurent Gbagbo : nulle remise en cause du mode de production capitaliste, bien au contraire, ni des « investissements étrangers » (donc, de l’impérialisme), mais une volonté d’imposer aux groupes impérialistes une domination collective en concurrence "équitable" et "loyale", et le respect des intérêts du pays, de sa bourgeoisie nationale et de sa population en général. Une vision typiquement révolutionnaire bourgeoise. TOUS les autres exemples précités sont dans la même optique, si l’on fait abstraction de leur multitude de cocktails idéologiques différents.

    envencible guerra populara 3 montanasEt là aussi, une seule explication au phénomène : l’immersion grandissante des pays semi-coloniaux semi-féodaux dans l’économie capitaliste et le salariat, notamment à l’époque dite du "néolibéralisme", dans le dernier quart du XXe siècle. Cette immersion a amené, de même, le capitalisme à s’étendre à des territoires auparavant "vierges" et à se heurter à la résistance des populations originelles qui y vivent. Ces résistances ont, là aussi, des revendications "petites-bourgeoises" qui ne se placent pas dans le strict cadre du marxisme…

    On pourra bien sûr dire, du point de vue de la science marxiste, que ces mouvements vont dans le mur, et c’est très certainement le cas à moyen terme. Mais, pour autant, ils existent, ils sont une réalité de notre époque, et les marxistes ne peuvent ignorer la réalité : ils doivent en tenir compte pour la transformer, y adapter leur stratégie, pour pouvoir faire triompher l’inévitable et indispensable (pour l’humanité) révolution prolétarienne, dans ce cas précis sous la forme de la Nouvelle démocratie, la révolution populaire-démocratique et anti-impérialiste. 

    Ceci amène à une autre question, posée par le développement du salariat des pays dominés : celle de la "désoccidentalisation" du marxisme.

    Le principe que la science marxiste n’est pas un dogme mais un guide pour l’action, et qu’elle doit s’adapter à la réalité concrète, notamment du pays concerné, a été posé par Lénine, qui le mît en pratique en Russie. Mais par la suite, par exemple, Staline s’opposa au développement soltangaliev.jpgd’un marxisme adapté aux nationalités (de culture centre-asiatique) du Turkestan et du Caucase (avec Sultan-Galiev)… On peut considérer que ce sont Mao et Hô Chi Minh (ou encore, moins connu, l'indonésien Tan Malakka) qui mirent ce principe en pratique pour la première fois hors d’Europe, pour l’Asie de l’Est de culture extrême-orientale (sans remettre en cause l’universalité des apports de Mao !). On peut considérer le tandem Castro-Guevara comme une tentative latino-américaine, la pensée Gonzalo (Abimaël Guzmán) comme une tentative plus spécifiquement andine ; Pierre Mulele, Ange Diawara et Amilcar Cabral comme des tentatives africaines ; sans oublier Kaypakkaya en Anatolie (État turc), Mazumdar et bien d'autres encore en Asie du Sud, etc. 

    Mais, d’une manière générale, les intellectuels marxistes qui ont dirigé les luttes populaires dans les Trois Continents n’ont pas réellement adapté le marxisme (dans une véritable ligne de masse) aux conditions concrètes et en particulier, aux conditions culturelles de leurs pays. Une adaptation qui n’implique bien sûr pas la liquidation des lois scientifiques fondamentales, ce qui fut généralement l’autre écueil fatal ("maos de l'islam" au Liban).

    De son côté, le nationalisme bourgeois a également été, très largement, d’inspiration culturelle occidentale (exemple absolu : le kémalisme ; mais aussi Bourguiba, Nehru, Sukarno etc.). Cependant, dans le cas particulier de l’aire culturelle orientale-musulmane, il a connu, aussi bien avec le nationalisme laïc du Baas ou de Nasser qu’avec l’islamo-nationalisme des Frères Musulmans ou d’Ali Shariati (le "père" de la révolution islamique iranienne), une véritable (et assez fructueuse !) tentative de désoccidentalisation.

    Aujourd’hui, le jaillissement de la nouvelle vague révolutionnaire mondiale, et les questions nouvelles posées par le nouveau nationalisme bourgeois dont on a parlé ci-dessus (et qui va imposer, aux marxistes, une rude concurrence idéologique dans les masses !), remettent puissamment cette nécessité à l’ordre du jour. Il ne sera tout simplement pas possible, avec les tâches qu’exigent notre époque, de mettre éternellement sur le compte de l’arriération des masses le fait qu’elles ne se jettent pas dans les bras des communistes… Cela entrerait d’ailleurs en contradiction avec le constat fait plus haut, de l’immersion grandissante des Peuples dans l’économie capitaliste : comment, avec cette immersion grandissante, les manifestations de révolte des Peuples ne pourraient être, encore et toujours, que pure arriération féodale, cléricale ou tribale ? 

    Telle est la réalité à notre époque, en ce début de 21e siècle.

    Quelle conclusion faut-il en tirer ?

    S’il y a une leçon centrale à retenir de l’expérience révolutionnaire du mouvement communiste au 20e siècle, c’est que la révolution prolétarienne ne consiste pas en un « prolongement », en un « dépassement » de l’État issu de la monarchie absolue et de la révolution bourgeoise : elle consiste en sa DESTRUCTION.

    Il faut détruire l’État de la bourgeoisie dans ses fondements les plus profonds. La révolution prolétarienne en France n’est pas « l’accomplissement » de la révolution bourgeoise de 1789 (comme le pensait Jaurès, non-marxiste, mais aussi la plupart des marxistes sous l’influence de ce « socialisme républicain français ») ; elle est la destruction de l’État et de toute l'organisation sociale construite par l’Ancien Régime et 1789 (et Napoléon etc.).

    De même, lorsqu'un État bourgeois est impérialiste et a un Empire, un ensemble de colonies et de semi-/néo-colonies sous sa tutelle exclusive (comme la France en Afrique, les États-Unis en Amérique latine, l’un et l’autre dans les Caraïbes et le Pacifique), la priorité absolue est de détruire l’Empire. Sans cela (Engels fut le premier à le noter), le prolétariat de la métropole impérialiste ne peut pas se libérer.

    Ce principe a été posé, il y a plus de 90 ans, par Lénine dans L’État et la Révolution ; même si sa compréhension, on le sait, fut et (dans une large mesure) reste difficile pour les communistes se réclamant de la Révolution russe.

    Pourquoi, dès lors, ce principe ne s’appliquerait-il pas à la configuration territoriale de cet État de la bourgeoisie, aux relations sociales instituées par la bourgeoisie entre les différents territoires, entre le Centre et la périphérie, relations économiques mais aussi (ou plutôt, faudrait-il dire, DONC) politiques et culturelles, etc. ? Après tout, c’est dans une large mesure ce que les bolchéviks firent en URSS… Mais cela paraît inconcevable à bien des grrrrrrands marxistes-léninistes de notre époque !

    Il en va de même pour la périphérie au sens large : possessions d’outre-mer, néo-colonies, néo-protectorats (comme la Tunisie). C’est toute une configuration, héritée du 19e voire des 17e-18e siècles, qu’il faut détruire. 

    220px-Black-Panther-Party-armed-guards-in-street-shotguns.jpgL’Histoire a avancé, comme toujours, à la manière d’une spirale ascendante ou d'une roue qui avance en tournant, et non en ligne droite. Ce qui pouvait être considéré comme conservateur, entravant la marche du Progrès, dans les années 1850 de Marx et Engels, à savoir les sentiments nationaux et les résistances nationales tant en Europe qu’outre-mer (voir ce que Engels écrivait sur l’Algérie), est devenu, avec l’immersion croissante dans les rapports de production capitalistes, progressiste et même révolutionnaire, exigeant l’achèvement d’une révolution démocratique qui n'a jusqu’à présent profité qu’à des classes favorisées (d’un point de vue social) mais aussi, d'un point de vue géographique, qu’aux Centres des États capitaliste - et, au niveau mondial, à une poignée de Centres impérialistes : Amérique du Nord, Europe de l’Ouest etc.

    Ces luttes nationales dans leur aspect populaire et prolétarien, loin d’être une remorque encombrante, sont même devenues un élément moteur pour la révolution prolétarienne dans les pays impérialistes : où la conscience révolutionnaire est-elle plus avancée en Europe qu’au Pays Basque et dans les multiples Peuples en lutte de l’État espagnol, qu’en Irlande et dans les multiples nations opprimées du Royaume-Uni britannique, qu’en Occitanie et dans les multiples Peuples en lutte de l’État français, et bien sûr dans les minorités immigrées de tous les pays ? Où est-elle plus avancée, en Amérique du Nord, qu’au Québec, chez les Noirs, les Latinos et les Natifs ? Les luttes de libération nationales sont la poudre à canon pour faire exploser les États et les Empires capitalistes, une poudre qui n’attend que l’étincelle d’une direction authentiquement révolutionnaire… [4]


    FAISONS SAUTER L’ÉTAT DE LA BOURGEOISIE, BRISONS LES MURS DE LA PRISON QUI NOUS ENFERME ! 

     

    [1] Engels (mais Marx n'avait sans doute pas une opinion bien différente) pouvait ainsi se féliciter, en 1848, de la victoire des troupes françaises sur Abd-el-Kader en Algérie, ce dont se gargarisent bien sûr aujourd'hui les fascistes. L'année suivante, dans l'opuscule Le Panslavisme, il pouvait de la même manière se féliciter de l'invasion US du Mexique... Paradoxalement, dans la guerre américano-mexicaine en question, un bataillon d'Irlandais (nation opprimée) ayant fui la famine et enrôlés dans l'armée dès leur arrivée aux États-Unis avait pu, par solidarité d'opprimés devant les exactions US, déserter et combattre aux côtés du Mexique, offrant là un des premiers exemples historiques (non-conscientisé) d'internationalisme -disons- populaire ! (ils firent le lien entre les mauvais traitements qu'ils subissaient dans l'armée, en tant que "papistes", et les crimes perpétrés contre la population mexicaine également catholique). Pour autant, les deux compères ont pu voir (assez nettement) leur opinion évoluer par la suite : ainsi par exemple, ce texte de 1858 portant à nouveau sur l'Algérie se montre beaucoup moins amène envers la colonisation et ses acteurs... Suivront d'autres écrits (de Marx, surtout) sur la colonisation britannique aux Indes notamment, ou encore sur la question irlandaise au Royaume-Uni (ici aussi, clair pas en avant vers la compréhension de l'encerclement des Centres par les Périphéries !!), polonaise en Russie etc. etc.

    Lire aussi ici : http://www.contretemps.eu/katz-marx-peripherie/

    [2] "Si dès demain vous chassiez l’Armée anglaise et hissiez le drapeau vert sur le Château de Dublin, à moins que vous ne proclamiez la République socialiste, vos efforts auraient été vains. L’Angleterre continuerait à vous dominer. Elle vous dominerait par l’intermédiaire de ses capitalistes, de ses propriétaires fonciers, de ses financiers, de toutes les institutions commerciales et individualistes qu’elle a plantées dans ce pays et arrosées des larmes de nos mères et du sang de nos martyrs".

    [3] Lire : http://servirlepeupleservirlepeuple.eklablog.com/quelques-verites-sur-la-revolution-bourgeoise

    [4] Par rapport à tout ce qui vient d'être dit : "Il est très difficile de faire la révolution et de construire le socialisme dans les pays occidentaux, car dans ces pays l'influence pernicieuse de la bourgeoisie est très profonde et s'est déjà infiltrée partout. En Chine, la bourgeoisie n'existe que depuis trois générations tandis que dans les pays comme l'Angleterre ou la France, elle existe depuis des dizaines de générations. Dans ces pays la bourgeoisie a une histoire vieille de 250 à 260 ans, voire de plus de 300 ans ; l'idéologie et le style de travail bourgeois ont des influences partout et dans toutes les couches sociales. C'est pourquoi la classe ouvrière anglaise ne suit pas le Parti communiste, mais le Parti travailliste.
    Lénine a dit : "Plus un pays est arriéré, plus difficile est son passage du capitalisme au socialisme". Vue d'aujourd'hui, cette thèse n'est pas correcte. En réalité, plus un pays est arriéré économiquement plus son passage du capitalisme au socialisme est facile, et non difficile. Plus un homme est pauvre, plus il veut la révolution. Dans les pays capitalistes occidentaux, le niveau de l'emploi et les salaires sont plus élevés et l'influence de la bourgeoisie sur les travailleurs est plus profonde. Dans ces pays, la transformation socialiste est moins facile qu'on ne le croit."
    Mao Zedong, "Notes de lecture sur le Manuel d'économie politique de l'Union soviétique" (1960). Le même raisonnement peut évidemment s'appliquer entre les différentes régions - les Centres et les Périphéries - d'un même État.

    Lire aussi absolument sur tout ça : La lutte pour le droit à l’autodétermination nationale dans les pays impérialistes, par G. Maj du (n)PCI

    big provence flag


    ANNEXE 1 : Repères historiques et petites "réflexions" sur quelques idées reçues de l'historiographie officielle bourgeoise 

    - Morcellement féodal de la France au 10e siècle : encore une vision bourgeoise et parisiano-centriste. C'est seulement le Bassin parisien, la moitié nord de l'Hexagone actuel, qui avait sombré dans la décomposition et l'"anarchie" féodale, sous l'effet de la décadence carolingienne. Mais au sud de la Loire (et du plateau de Langres) existaient de larges et stables unité politique : duché d'Aquitaine (au sud-ouest de la Loire et à l'ouest du Rhône), royaume d'Arles (Bourgogne-Provence) à l'est du "Massif central", etc. ; de même que pour les terres germaniques, unifiées sous l'autorité des Othoniens (Saint-Empire), le Nord et le Centre de l'Italie actuelle (royaume d'Italie), ou encore l'Espagne sous le califat omeyyade (héritier, lui-même, du royaume wisigoth) : la fragmentation politique des ces contrées sera plus tardive, à partir des 11e-12e siècles. Ces grandes unités politiques (et, dans une large mesure, nationales !) sont les berceaux de la Renaissance médiévale qui s'épanouira aux siècles suivants (1000-1300).

    - Qu'est ce que "la France" à cette époque ? Au partage de Verdun (843), sont désignés comme Francie occidentale les territoires situés à l'ouest des "4 fleuves" : Escaut, Meuse, Saône et Rhône (incluant le nord de la Catalogne actuelle)... Mais en réalité, son véritable nom - Regnum francorum occidentalium - signifiait plutôt "Royaume franc de l'Ouest" (pour le distinguer de celui "de l'Est", ou "Germanie", et de celui "du milieu" ou "Lotharingie"). Le mot France lui-même apparaît avec les premiers Mérovingiens, au Ve siècle. Il désigne au VIe siècle l'ensemble des territoires qui leur sont soumis, entre le Rhin et la Loire. Néanmoins, au temps des Carolingiens, cet espace se réduit et ne désigne plus qu'un territoire situé entre l'Austrasie et la Neustrie. Au cours des Xe siècle et XIe siècle, ce territoire se réduit encore pour ne désigner plus que le nord-est de Paris. Il a sans doute existé une subdivision du diocèse de Paris correspondant à ce territoire, l'archidiaconé de France.
    Voilà, globalement, à quoi ressemble politiquement la "France" (ou plutôt, la Francie occidentale de 843) au milieu du 11e siècle : http://ekladata.com/tMZSMcphSskpdIvu4DTQu09c78o.png

    - C'est une réalité que, face à la décadence de la monarchie carolingienne, les seigneurs féodaux du Bassin parisien ont élu ROI DES FRANCS (et non de France) le plus faible d'entre eux, afin que la monarchie reste toute honorifique. L'aïeul d'Hugues Capet, le comte Eudes, s'était illustré par une vaillante défense de Paris face aux Scandinaves, ce qui lui donnait un certain prestige symbolique, mais guère plus. Paris était d'ailleurs, à l'époque, une ville d'importance mineure ; les Capétiens eux-mêmes résidaient plutôt à Orléans, jusqu'à la fin du 11e siècle en tout cas. Cependant, dès l'An 1000, "le cave se rebiffe" et va tenter d'affermir son domaine et son autorité face aux grands féodaux du Nord (les Blois, Anjou, Champagne, Vermandois etc., sans oublier les ducs de Normandie, rois d'Angleterre à partir de 1066). Le ressort de cette campagne d'expansion de son domaine, la maison capétienne va le trouver dans l'ALLIANCE AVEC LA BOURGEOISIE du Bassin parisien, le soutien à l'affirmation de celle-ci face aux grands féodaux. C'est le début d'un partenariat qui se poursuivra jusqu'au 18e siècle. Dans l'historiographie bourgeoise enseignée à l'école de Jules Ferry, les "grands rois" (Henri IV, Louis XIV etc.) sont ceux qui ont correctement servi les intérêts de la bourgeoisie.
    Les années 1180-1220 sont celles de la "conquête de l'Ouest" sur l'Empire Plantagenêt (carte)* : en 1223, celui-ci ne contrôle plus qu'un petit réduit aquitain. Il reprendra du "poil de la bête" au Traité de Brétigny (1360) mais pour une courte période (20 ans), et à la fin de la Guerre de Cent Ans (1453), la maison d'Angleterre est totalement évincée du continent. Les années 1208-1271 (croisade des Albigeois et ses suites) sont celles de la conquête du Languedoc (au sud du "Massif central", entre la Garonne et le Rhône). Le royaume capétien s'étend aux siècles suivants à l'Est du Rhône, sur des terres anciennement au Saint-Empire : Lyonnais et Dauphiné au 14e siècle, Bourgogne et Provence au 15e. La Bretagne est unie à la couronne en 1532. Les siècle suivants voient enfin la "conquête de l'Est et du Nord" : au 17e siècle sont contrôlés le Nord-Pas-de-Calais actuel et l'Alsace, la Franche-Comté et le département actuel de l'Ain, ainsi que le Roussillon (Catalogne du Nord) ; au 18e siècle la Lorraine et la Corse. Le règne d'Henri IV achève d'affermir l'autorité royale sur la Gascogne et l'Ipar Euskal Herria. Les derniers territoires annexés sont le Comtat venaissin (Vaucluse) en 1791, la Savoie et le Pays niçois de 1793 à 1815 puis définitivement en 1860.

    - Nations : elles se forment (cf. par exemple Kaypakkaya dans "La Question nationale en Turquie", ici une traduction en français) non pas à l'apogée du capitalisme, dans la révolution bourgeoise ou la révolution industrielle, mais à l'AUBE de celui-ci, c'est à dire dans l'APOGÉE de la féodalité.

    [Traduction par nous de la citation exacte (source en anglais) : "En outre les nations n'apparaissent pas lorsque le capitalisme a atteint le stade ultime de son développement, mais à ce que l'on peut appeler l’aube du capitalisme. Lorsque le capitalisme pénètre dans un pays et y unifie les marchés dans une certaine mesure, les communautés qui possèdent les autres caractéristiques (énoncées dans "La Question Nationale" de Staline NDLR) sont alors considérées comme formant une nation. Si tel n’était pas le cas, il faudrait alors considérer que toutes les communautés stables situées dans des pays arriérés, des régions où le développement du capitalisme reste encore limité, ne sont pas des nations. Jusque dans les années 1940, il existait encore en Chine un fort morcellement féodal. Dans cette logique, il aurait alors fallu dénier l'existence de nations en Chine à cette époque. Jusqu'à la Révolution de 1917, la féodalité restait fortement implantée dans les campagnes profondes de Russie ; ce raisonnement  devrait donc conduire à rejeter l'existence de nations en Russie."]

    Cette période, en Europe, se situe globalement entre l'an 1000 et 1300. C'est à cette période que le mot nation lui-même fait son apparition, dans les foires (de Champagne, du Languedoc etc.) et les universités : il désignait les marchands et les étudiants d'un même lieu de naissance (natio), parlant la même langue et partageant les mêmes "us et coutumes". La notion avait encore des contours imprécis ; ainsi les Italiens pouvaient-ils être désignés par leur région d'origine précise ("Siennois" etc.) ou sous l’appellation générique de "Lombards" (le royaume lombard, conquis par Charlemagne en 774, couvrait tout le Nord et le Centre de l'Italie actuelle). Néanmoins, l'idée y est : celle d'une communauté stable sur un territoire donné, partageant une même langue, une même culture et un sentiment de commune appartenance. Il faut noter que, à travers l'histoire, la coïncidence de la nation et de l’État est bien plus l'exception que la règle, de même que pour les notions précédentes d'ethnos (communauté de langue et de culture) et de demos (communauté politique) dans l'Antiquité. L'Empire perse, l'Empire grec d'Alexandre, l'Empire romain recouvraient des peuples très différents, tandis que la Grèce classique ou la Gaule pré-romaine, formant un même peuple, étaient divisées en cités politiquement indépendantes. De la même manière, du Moyen Âge à nos jours, des États comme la France, le Royaume-Uni, l'Espagne, la Turquie, la Russie etc., ou hier l'Empire ottoman ou l'Empire austro-hongrois, dominent ou dominaient différents peuples ; tandis que l'Italie et l'Allemagne n'étaient pas unifiées politiquement jusqu'en 1870 (la multiplicité des dialectes, au niveau populaire, peut d'ailleurs faire se demander si l'on a là des nations, ou des ensembles de nations "soeurs"). Aujourd'hui encore, la nation arabe (ou les nations si l'on distingue Maghreb et Machrek), ou encore la nation latino-américaine, sont divisées en différents États.

    Pour autant, dès l'unification politique de l'actuelle France par les "grands rois" des 13e-14e siècles, la nation occitane se voit reconnue par la monarchie capétienne elle-même** : ainsi, en 1308 lors du "consistoire de Poitiers", il ressort que le roi de France règne sur deux nations : l'une de lingua gallica et l'autre de lingua occitana. En 1381, le roi Charles VI considère que son royaume comprend deux parties, les pays de langue d'oc ou Occitanie et les pays de langue d'oil ou Ouytanie : « Quas in nostro Regno occupare solebar tam in linguae Occitanae quam Ouytanae » (André Dupuy, Marcel Carrières et André Nouvel, Histoire de l'Occitanie, Éd. Connaissance de l'Occitanie, Montpellier, 1976 p. 58.).

    [Kaypakkaya mérite aussi d'être cité pour ce passage expliquant à merveille le rôle de l'oppression nationale dans le capitalisme : "Quel est l'objectif de l'oppression nationale ? Cet objectif, de manière très générale, est de maîtriser la richesse matérielle de tous les marchés du pays sans avoir de rivaux, pour gagner de nouveaux privilèges, étendre les limites des privilèges actuels et s’en servir. Dans ce but, la bourgeoisie et les propriétaires issus de la nation dominante, afin de conserver les frontières politiques du pays font d’énormes efforts pour empêcher par tous les moyens les régions dans lesquelles vivent plusieurs nationalités de se séparer du pays. Dans les mots du camarade Staline : “Qui dominera le marché ?” [par exemple en Hexagone : la bourgeoisie du Bassin de la Seine ou occitane, lyonnaise, de Flandre-Artois, ou encore anglo-normande ? les foires de Champagne ou du Languedoc ? etc.]. C’est l’essence de la question. (...) L’oppression des travailleurs des peuples minoritaires acquiert de cette manière une double qualité : premièrement il y a l’oppression de classe utilisée contre les travailleurs afin d’exploiter et d’éradiquer la lutte de classe ; deuxièmement, il y a l’oppression nationale mise en œuvre pour les objectifs mentionnés plus haut contre toutes les classes des nations et des nationalités minoritaires. Les communistes font la distinction entre ces deux formes d’oppression parce que, par exemple, tandis que les bourgeois kurdes et les petits propriétaires s’opposent à la seconde forme d’oppression, ils supportent la première. En ce qui nous concerne, nous sommes opposés aux deux formes d’oppression. Afin d’éradiquer l’oppression nationale, nous supportons la lutte de la bourgeoisie kurde et des petits propriétaires, mais, d’un autre côté, nous devons nous battre contre eux pour mettre un terme à l’oppression de classe."]

    - Négation de la négation : le "morcellement féodal" du 10e siècle est le résultat de l'effondrement, de la négation de l'Empire romain ; d'abord par l'"anarchie militaire" et les révoltes populaires (bagaudes) du Bas-Empire, puis par les invasions germaniques. Décadence administrative (plus de grandes unités politiques centralisées) et recul civilisationnel en apparence (à relativiser, car l'Espagne, l'Italie, l'Orient et l'Afrique du Nord gardent un haut niveau de civilisation), c'est aussi un grand développement des forces productives et donc de l'économie, car un homme libre ou semi-libre (serf) est beaucoup plus productif qu'un esclave***. Là est le ressort de la "Renaissance médiévale" des 11e-12e-13e siècles. Au sein de cet apogée de la féodalité, va surgir l'AUBE du capitalisme (avec les foires de Champagne et du Languedoc, les grandes cités marchandes italiennes, rhénanes et flamandes, etc.). La dynastie capétienne va ensuite (en confrontation, jusqu'au 15e siècle, avec les rois d'Angleterre et les ducs de Bourgogne) nier ce morcellement féodal relatif, et constituer l’État moderne "France" (établi dans son principe à la fin du 15e siècle, bien qu'il n'atteigne ses frontières actuelles qu'en 1860). Cette négation de la négation va permettre l'essor du capitalisme, qui se développera encore plus fortement à partir du 16e siècle pour aboutir dans la Révolution bourgeoise (1789-1815) et la révolution industrielle du 19e siècle.
    À présent, une nouvelle négation de la négation est à l'œuvre. Les masses populaires veulent le socialisme, elle veulent la fin de l'exploitation capitaliste et de tous les rapports sociaux inégalitaires et oppressifs, notamment les rapports "territoriaux" établis par l'alliance capitaliste de la bourgeoisie et des rois (jusqu'en 1789) puis par les régimes de la bourgeoisie elle-même, rapports totalement basés sur Paris et sur une "dorsale" Marseille-Lyon-Paris-Le Havre. Les masses veulent la COMMUNE POPULAIRE révolutionnaire, se fédérant sur une vaste échelle, jusqu'au communisme universel. Il est probable que, dans une large mesure, les premiers échelons de cette fédération ressuscitent les nations constituées à l'aube du capitalisme, aux premiers siècles du dernier millénaire, et niées par l’État moderne capétien-bourgeois pour permettre l'expansion du capitalisme.

    [* Celui-ci s'appuyait sur les bourgeoisies portuaires de la "façade atlantique", qui profitaient du commerce maritime avec l'Angleterre]

    [** Reconnaissance de la nation occitane par la royauté française elle-même : http://fr.wikipedia.org/wiki/Occitanie]

    [*** Les communistes de l’État français, particulièrement ceux de la métropole parisienne, ont la caractéristique d'être très souvent totalement prisonniers de la vision BOURGEOISE de l'Antiquité et du Moyen Âge : celle d'une Antiquité "brillante", "rayonnante", et d'un Moyen Âge "gothique", sombre, frappé par un effondrement total de la civilisation. C'est la vision mise en avant à partir du 18e siècle par les historiens bourgeois (tels Jules Michelet), la bourgeoisie se voulant l'héritière des gréco-romains face à l'aristocratie héritière des "barbares", et à son alliée l’Église. C'est encore la vision défendue, aujourd'hui, dans les ouvrages d'un "philosophe" social-républicain bobo comme Michel Onfray. C'est une vision totalement contraire au matérialisme historique. Elle oublie complètement que l'héritage antique s'est très bien conservé, non seulement dans les pays musulmans à partir du 7e siècle, mais dès avant, dans l'Espagne wisigothique, dans les pays sous autorité byzantine (Orient et presque toute la Méditerranée entre le 6e et le 8e siècle), en Afrique du Nord (vandale puis byzantine et enfin arabe), etc. Les régions qui ont connu un grand "recul de civilisation" sont les régions non-méditerranéennes, qui n'étaient que superficiellement "civilisées" sous l'Empire romain. La cité romaine y avait un rôle essentiellement politique, administratif, si bien que la décadence politique de Rome, le retrait des armées (qui avaient une grande importance dans la vie économique), etc., ont entraîné sa quasi disparition. Les villae (domaines agricoles) étaient largement autosuffisantes et la vie sociale a tendu à s'y replier, préfigurant le domaine féodal. Une telle vision oublie les "renaissances médiévales" qui ont fleuri à partir de l'an 800, conséquences du développement des forces productives ("renaissance carolingienne" en Gaule, "renaissance othonienne" en Germanie, puis la renaissance des 11e-13e siècle). Elle oublie que l'Empire romain s'est effondré, d'abord, sous le poids de ses propres contradictions (le mode de production esclavagiste, déniant toute dignité humaine à la force de travail, est sans doute celui qui limite le plus les forces productives), et de l'oppression qu'il était condamné à faire subir aux peuples conquis... Ce que rappelait très justement Engels dans L'origine de la famille, de la propriété privée et de l’État : "À la fin du Ve siècle, l'Empire romain affaibli, exsangue et impuissant était grand ouvert aux envahisseurs germains. Nous étions précédemment au berceau de l'antique civilisation grecque et romaine. Nous voici maintenant auprès de son cercueil. Sur tous les pays du bassin méditerranéen, le rabot niveleur de l'hégémonie mondiale romaine avait passé, et cela pendant des siècles. Partout où le grec n'opposait point de résistance, toutes les langues nationales avaient dû céder la place à un latin corrompu; il n'y avait plus de différences nationales, plus de Gaulois, d'Ibères, de Ligures, de Noriques ; ils étaient tous devenus Romains. L'administration romaine et le droit romain avaient partout détruit les anciens liens consanguins et, du même coup, les derniers vestiges d'activité locale et nationale autonome. L'appartenance au monde romain, qualité de fraîche date, n'offrait point de compensation: elle n'exprimait pas une nationalité, mais seulement l'absence de nationalité. Les éléments de nations nouvelles existaient partout; les dialectes latins des différentes provinces se différenciaient de plus en plus; les frontières naturelles, qui avaient fait autrefois de l'Italie, de la Gaule, de l'Espagne et de l'Afrique des territoires autonomes, existaient encore et se faisaient toujours sentir. Mais nulle part n'existait la force capable de forger, avec ces éléments, de nouvelles nations. Nulle part il ne restait trace d'une capacité de développement, d'une force de résistance et, moins encore, d'un pouvoir créateur. L'énorme masse humaine de l'énorme territoire n'avait qu'un seul lien qui l'unît: l'État romain, et celui-ci, avec le temps, était devenu son pire ennemi, son pire oppresseur. Les provinces avaient anéanti Rome; Rome même était devenue une ville de province comme les autres, - privilégiée, mais non plus souveraine, - non plus centre de l'Empire universel, non plus même siège des empereurs et sous-empereurs qui résidaient à Constantinople, à Trèves, à Milan. L’État romain était devenu une machine gigantesque, compliquée, exclusivement destinée à pressurer les sujets. Impôts, corvées, prestations de toutes sortes enfonçaient la masse de la population dans une misère toujours plus profonde; l'oppression était poussée jusqu'à l'intolérable par les exactions des gouverneurs, des collecteurs d'impôts, des soldats. Voilà où avaient abouti l'État romain et son hégémonie mondiale: celui-ci fondait son droit à l'existence sur le maintien de l'ordre à l'intérieur, et sur la protection contre les Barbares à l'extérieur. Mais son ordre était pire que le pire des désordres, et les Barbares, contre lesquels il prétendait protéger les citoyens, étaient attendus par ceux-ci comme des sauveurs."]

    ******************************************************

    ENFIN BREF, tout cela pour dire que, les gens semblant par nature durs de la comprenette dans les milieux gauchistes, il est aussi possible de formuler les choses en des termes simples : ce que nous voulons, en lieu et place de l’État bourgeois français tel qu'il est, c'est une Union soviétique (telle que conçue par Lénine au début des années 1920) d'Hexagone... Point.

    D'Hexagone, ou pourquoi pas d'Europe ; en tout cas, des parties de l'Europe qui seraient dans un premier temps libérées du capitalisme par la révolution ; bref – ce genre de question se posera directement en son temps dans la réalité de la lutte, nous n'en sommes pas là.

    Tout simplement parce que le renversement du capitalisme DEVRA signifier, ne PEUT PAS signifier autre chose, que soit brisée l'organisation politico-économique des territoires en Centres financiers d'accumulation capitaliste et Périphéries plus ou moins, mais toujours, reléguées et "pompées" (lire à ce sujet : reflexions-a-partir-de-samir-amin - bouamama-basques-algeriens-colonisation-int-ext) ; organisation intrinsèque à la Modernité capitaliste et qui de fait, aussi longtemps qu'existent ces "hiérarchies géographiques" entre pays, régions d'un pays, etc., "bloque" en réalité tout déploiement d'une lutte des classes "pure", possédants vs exploités.

    Par conséquent, la voie de la raison matérialiste dans la situation concrète de notre époque, c'est d'aller vers... ce qu'était l'URSS (dans sa conception initiale léniniste) : de grands "États-continents" confédéraux, multiculturels, multilinguistiques et inclusifs (en plus, bien sûr, d'être résolument anticapitalistes).

    Car lorsque l'on critique le "tribalisme" des Catalans, Basques, Bretons, Corses ou autres, et cela peut parfois avoir sa part de vérité, l'on a tout de même tendance à oublier, en tout premier lieu, que les États européens existants ne sont ni plus ni moins que des "tribalismes qui ont réussi" : des régions qui en ont conquis d'autres, pour finir par proclamer ces ensembles de conquêtes des "États-nations", lancés à leur tour dans des affrontements "tribaux" avec les ensembles voisins ; tout cela sous un modèle centraliste uniculturel, unilinguistique et exclusif.

    Quant aux grands États-continents capitalistes qui existent déjà, comme les États-Unis ou le Canada, la Russie ou l'Inde, certes ils sont officiellement fédéraux, seul moyen pour eux de s'assurer une certaine stabilité et de n'avoir pas déjà explosé ; mais ce fédéralisme n'en reste pas moins très largement factice, "cache-sexe" d'une domination féroce sur tout un ensemble de groupes humains (Noirs, Latinos et Nations indigènes en Amérique du Nord, Caucasiens, Peuples sibériens et autres non-russes en Russie, Kashmiris, Tamouls, Adivasis "tribaux" et autres non-hindoustanis, musulmans et basses castes en Inde) ; tandis que de son côté l'Union Européenne est une tentative, précisément pour faire face à ces puissances concurrentes, de bâtir un tel super-État continental bourgeois et technocratique autour et au service des "pôles" de Paris et de la vallée du Rhin (Ouest de l'Allemagne, Bénélux), dominant et écrasant le reste comme l'avait fait auparavant chaque État membre avec ses "provinces" (rendant certes cocasse lorsque les "souverainistes" desdits États se plaignent de cette domination...) : il va de soi, bien entendu, que ces "modèles"-là d’États-"continents" ne sont pas les nôtres et sont au contraire résolument à combattre et détruire.

    Voilà donc : à partir de là, ce programme qui est le nôtre, vous pouvez le vomir ; mais au moins saurez-vous clairement sur quoi se déversent vos vomissures...

    "Il faut rappeler aujourd'hui que ce passage [d'une adresse de 1850 à la Ligue des Communistes, qui défendait le centralisme étatique le plus rigoureux] repose sur un malentendu.

    À ce moment-là il était admis – grâce aux faussaires libéraux et bonapartistes de l'histoire – que la machine administrative centralisée française avait été introduite par la Grande Révolution et maniée notamment par la Convention comme une arme indispensable et décisive pour vaincre la réaction royaliste et fédéraliste et l'ennemi extérieur.

    Mais c'est actuellement un fait connu que pendant toute la Révolution, jusqu'au 18 Brumaire*, l'administration totale du département, de l'arrondissement et des communes se composait d'autorités élues par les administrés eux-mêmes qui, dans le cadre des lois générales de l’État, jouissaient d'une liberté complète ; que cette administration autonome provinciale et locale, semblable à ce qui se passe en Amérique (bon là, claire idéalisation des États-Unis avec oubli de la question coloniale-raciale, mais bref), devint précisément le levier le plus puissant de la révolution ; et cela à un point tel que Napoléon immédiatement après son coup d’État du 18 Brumaire, s'empressa de la remplacer par le régime préfectoral encore en vigueur de nos jours et qui fut donc, dès le début, un instrument de réaction**".

    F. Engels dans une note sous le texte réédité, 1885

    [* En réalité Thermidor, voire sa "préparation" dès 1793 par les "représentants en mission" (dont la plupart sont restés de triste mémoire) et la loi du 14 frimaire an II à l'initiative principalement des futurs thermidoriens Billaud-Varenne et Barère, tandis que sur le plan linguistique était promulgué une semaine avant le coup d’État réactionnaire, à l'initiative nullement "de Robespierre" mais de Merlin de Douai (futur thermidorien qui mourra tranquillement en 1838 après avoir été "entre autres" Président du Directoire puis comte d'Empire...), le décret du 2 thermidor an II sur des arguments complètement hallucinants.]

    [** En réalité et pour être exact, c'est dès le Directoire que des "commissaires du gouvernement" dans chaque département préfigurent les préfets napoléoniens.]

    [Si on lit par exemple ce document : décentralisation-nord-1789-1793 ; il apparaît nettement que c'est décembre 1793 (frimaire an II) qui marque un point de rupture fondamental : l'écrasement (pas d'autre mot) de la "révolution provinciale", auquel ne manquera plus alors que celui de la révolution parisienne, consommé avec Thermidor... Les procureurs syndics départementaux, magistrats élus chargés de veiller à l'exécution des lois (sortes d'équivalents des sheriffs nord-américains), deviennent des fonctionnaires nommés ; les conseils généraux sont supprimés et les directoires (exécutifs des départements) voient leurs compétences sévèrement amputées ; etc. etc. La France républicaine abandonne alors définitivement la voie de devenir une "grande Suisse" démocratique et décentralisée, d'exercice local permanent de la souveraineté populaire...]

    Et LÉNINE dans L'État et la Révolution (1917) reprend d'ailleurs ces mêmes propos (légèrement déformés ou propos similaires tenus ailleurs) :

    Feu sur les jacobinards ou plutôt les bonapartistes "de gauche" et autres néo-thermidoriens à la Barère

    Feu sur les jacobinards ou plutôt les bonapartistes "de gauche" et autres néo-thermidoriens à la Barère


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  • La révolution socialiste et le droit des nations
    à disposer d'elles-mêmes

     

    V. I. LÉNINE


    I. L’impérialisme, le socialisme et la libération des nations opprimées

    L'impérialisme est le stade suprême de développement du capitalisme. Dans les pays avancés, le capital a débordé le cadre des États nationaux et substitué le monopole à la concurrence, en créant toutes les prémisses objectives pour la réalisation du socialisme. Voilà pourquoi, en Europe occidentale et aux États-Unis, s'inscrit à l'ordre du jour la lutte révolutionnaire du prolétariat pour le renversement des gouvernements capitalistes, pour l'expropriation de la bourgeoisie. L'impérialisme pousse les masses à cette lutte, en exacerbant dans de vastes proportions les contradictions de classes, en aggravant la situation de ces masses aussi bien sous le rapport économique - trusts, vie chère - que sous le rapport politique : développement du militarisme, multiplication des guerres, renforcement de la réaction, affermissement et extension du joug national et du pillage des colonies. Le socialisme victorieux doit nécessairement instaurer une démocratie intégrale et, par conséquent, non seulement instaurer une égalité totale en droits des nations, mais aussi mettre en application le droit des nations opprimées à disposer d'elles-mêmes, c'est-à-dire le droit à la libre séparation politique. Les partis socialistes qui ne prouveraient pas par toute leur activité maintenant, pendant la révolution et après sa victoire, qu'ils affranchiront les nations asservies et établiront leurs rapports avec elles sur la base d'une alliance libre - et l'alliance libre est une formule mensongère si elle n'implique pas la liberté de séparation - ces partis trahiraient le socialisme.

    Certes, la démocratie est aussi une forme d’État, qui devra disparaître quand celui-ci disparaîtra lui-même, mais cela n'arrivera que lors du passage du socialisme définitivement victorieux et affermi au communisme intégral.

    II. La révolution socialiste et la lutte pour la démocratie

    La révolution socialiste, ce n'est pas un acte unique, une bataille unique sur un seul front, c'est toute une époque de conflits de classes aigus, une longue succession de batailles sur tous les fronts, c'est-à-dire sur toutes les questions d'économie et de politique, batailles qui ne peuvent finir que par l'expropriation de la bourgeoisie. Ce serait une erreur capitale de croire que la lutte pour la démocratie est susceptible de détourner le prolétariat de la révolution socialiste ou d'éclipser celle-ci, de l'estomper, etc. Au contraire, de même qu'il est impossible de concevoir un socialisme victorieux qui ne réaliserait pas la démocratie intégrale, de même le prolétariat ne peut se préparer à la victoire sur la bourgeoisie s'il ne mène pas une lutte générale, systématique et révolutionnaire pour la démocratie.

    Une erreur non moins grave serait de supprimer un des paragraphes du programme démocratique, par exemple celui concernant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, sous prétexte que ce droit serait "irréalisable" ou "illusoire" à l'époque de l'impérialisme. L'affirmation selon laquelle le droit des nations à disposer d'elles-mêmes est irréalisable dans le cadre du capitalisme peut être prise soit dans un sens absolu, économique, soit dans un sens relatif, politique.

    Dans le premier cas, cette affirmation est foncièrement erronée au point de vue théorique. Premièrement, sont irréalisables dans ce sens, en régime capitaliste, par exemple la monnaie de travail ou la suppression des crises, etc. Mais il est absolument faux que le droit des nations à disposer d'elles-mêmes soit également irréalisable. Deuxièmement, l'exemple de la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en 1905, suffit à lui seul pour réfuter ce "caractère irréalisable" compris dans ce sens. Troisièmement, il serait ridicule de nier qu'un petit changement du rapport des forces politiques et stratégiques, par exemple entre l'Allemagne et l'Angleterre, rendrait parfaitement "réalisable" aujourd'hui ou demain la formation de nouveaux États : polonais, indien, etc. Quatrièmement, le capital financier, dans sa tendance à l'expansion, achètera et soudoiera "librement" le gouvernement démocratique et républicain le plus libre et les fonctionnaires élus de n'importe quel pays, fût-il "indépendant". La domination du capital financier, comme celle du capital en général, ne saurait être éliminée par quelque transformation que ce soit dans le domaine de la démocratie politique; or, l'autodétermination se rapporte entièrement et exclusivement à ce domaine. Mais cette domination du capital financier n'abolit nullement l'importance de la démocratie politique en tant que forme plus libre, plus large et plus claire de l'oppression de classe et de la lutte des classes. C'est pourquoi tous les raisonnements présentant comme "irréalisable", du point de vue économique, l'une des revendications de la démocratie politique en régime capitaliste procèdent d'une définition théoriquement fausse des rapports généraux et fondamentaux du capitalisme et de la démocratie politique en général.

    Dans le second cas, cette affirmation est incomplète et inexacte. Car ce n'est pas seulement le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique qui, à l'époque de l'impérialisme, ne sont "réalisables" qu'incomplètement, sous un aspect tronqué et à titre tout à fait exceptionnel (par exemple, la séparation de la Norvège d'avec la Suède, en 1905). La revendication de l'affranchissement immédiat des colonies, formulée par tous les social-démocrates révolutionnaires, est elle aussi "irréalisable" en régime capitaliste sans toute une série de révolutions. Cependant, cela n'entraîne nullement la renonciation de la social-démocratie à la lutte immédiate et la plus résolue pour toutes ces revendications - cette renonciation ferait tout simplement le jeu de la bourgeoisie et de la réaction - tout au contraire, il en découle la nécessité de formuler toutes ces revendications et de les faire aboutir non pas en réformistes, mais en révolutionnaires; non pas en restant dans le cadre de la légalité bourgeoise, mais en le brisant; non pas en se contentant d'interventions parlementaires et de protestations verbales, mais en entraînant les masses à l'action, en élargissant et en attisant la lutte autour de chaque revendication démocratique, fondamentale jusqu'à l'assaut direct du prolétariat contre la bourgeoisie, c'est-à-dire jusqu'à la révolution socialiste qui exproprie la bourgeoisie. La révolution socialiste peut éclater non seulement à la suite d'une grande grève ou d'une manifestation de rue, ou d'une émeute de la faim, ou d'une mutinerie des troupes, ou d'une révolte coloniale, mais aussi à la suite d'une quelconque crise politique du genre de l'affaire Dreyfus ou de l'incident de Saverne [1] ou à la faveur d'un référendum à propos de la séparation d'une nation opprimée, etc.

    Le renforcement de l'oppression nationale à l'époque de l'impérialisme commande à la social-démocratie, non pas de renoncer à la lutte "utopique", comme le prétend la bourgeoisie, pour la liberté de séparation des nations, mais, au contraire, d'utiliser au mieux les conflits qui surgissent également sur ce terrain, comme prétexte à une action de masse et à des manifestations révolutionnaires contre la bourgeoisie.

    III. La signification du droit des nations à disposer d’elles-mêmes et son rapport avec la fédération

    Le droit des nations à disposer d'elles-mêmes signifie exclusivement leur droit à l'indépendance politique, à la libre séparation politique d'avec la nation qui les opprime. Concrètement, cette revendication de la démocratie politique signifie l'entière liberté de propagande en faveur de la séparation et la solution de ce problème par la voie d'un référendum au sein de la nation qui se sépare. Ainsi, cette revendication n'a pas du tout le même sens que celle de la séparation, du morcellement, de la formation de petits États. Elle n'est que l'expression conséquente de la lutte contre toute oppression nationale. Plus le régime démocratique d'un État est proche de l'entière liberté de séparation, plus seront rares et faibles, en pratique, les tendances à la séparation, car les avantages des grands États, au point de vue aussi bien du progrès économique que des intérêts de la masse, sont indubitables, et ils augmentent sans cesse avec le développement du capitalisme. Reconnaître le droit d'autodétermination n'équivaut pas à reconnaître le principe de la fédération. On peut être un adversaire résolu de ce principe et être partisan du centralisme démocratique, mais préférer la fédération à l'inégalité nationale, comme la seule voie menant au centralisme démocratique intégral. C'est précisément de ce point de vue que Marx, tout en étant centraliste, préférait même la fédération de l'Irlande avec l'Angleterre à l'assujettissement forcé de l'Irlande par les Anglais.

    Le socialisme a pour but, non seulement de mettre fin au morcellement de l'humanité en petits États et à tout particularisme des nations, non seulement de rapprocher les nations, mais aussi de réaliser leur fusion. Et, précisément pour atteindre ce but, nous devons, d'une part, expliquer aux masses le caractère réactionnaire de l'idée de Renner et de O. Bauer sur ce qu'ils appellent l'"autonomie nationale culturelle [2]" et, d'autre part, revendiquer la libération des nations opprimées, non pas en alignant des phrases vagues et générales, des déclamations vides de sens, non pas en "ajournant" la question jusqu'à l'avènement du socialisme, mais en proposant un programme politique clairement et exactement formulé, qui tienne tout particulièrement compte de l'hypocrisie et de la lâcheté des socialistes des nations oppressives. De même que l'humanité ne peut aboutir à l'abolition des classes qu'en passant par la période de transition de la dictature de la classe opprimée, de même elle ne peut aboutir à la fusion inévitable des nations qu'en passant par la période de transition de la libération complète de toutes les nations opprimées, c'est-à-dire de la liberté pour elles de se séparer.

    IV. Comment le prolétariat révolutionnaire doit poser le problème du droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Ce n'est pas seulement la revendication du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais tous les points de notre programme-minimum démocratique qui ont été autrefois, dès le XVII° et le XVIII° siècle, formulés par la petite bourgeoisie. Et la petite bourgeoisie continue à les formuler tous d'une façon utopique, sans voir la lutte des classes et son aggravation à l'époque de la démocratie, et en croyant au capitalisme "pacifique".

    Telle est précisément l'utopie d'une union pacifique de nations égales en droit à l'époque de l'impérialisme, utopie qui trompe le peuple et que prônent les partisans de Kautsky. À l'opposé de cette utopie petite bourgeoise et opportuniste, le programme de la social-démocratie doit mettre au premier plan, comme un fait fondamental, essentiel et inévitable à l'époque de l'impérialisme, la division des nations en nations oppressives et nations opprimées. Le prolétariat des nations oppressives ne peut se contenter de phrases générales, stéréotypées, rabâchées par tous les bourgeois pacifistes, contre les annexions et pour l'égalité en droits des nations en général. Il ne peut passer sous silence le problème, particulièrement "désagréable" pour la bourgeoisie impérialiste, des frontières des États fondés sur l'oppression nationale. Il ne peut pas ne pas lutter contre le maintien par la force des nations opprimées dans les frontières de ces États ; autrement dit, il doit lutter pour le droit d'autodétermination. Il doit revendiquer la liberté de séparation politique pour les colonies et les nations opprimées par "sa" nation. Sinon, l'internationalisme du prolétariat demeure vide de sens et verbal ; ni la confiance, ni la solidarité de classe entre les ouvriers de la nation opprimée et de celle qui opprime ne sont possibles; et l'hypocrisie des défenseurs réformistes et kautskistes de l'autodétermination, qui ne disent rien des nations opprimées par "leur propre" nation et maintenues de force au sein de "leur propre" État, n'est pas démasquée.

    D'autre part, les socialistes des nations opprimées doivent s'attacher à promouvoir et à réaliser l'unité complète et absolue, y compris sur le plan de l'organisation, des ouvriers de la nation opprimée avec ceux de la nation oppressive. Sans cela, il est impossible de sauvegarder une politique indépendante du prolétariat et sa solidarité de classe avec le prolétariat des autres pays, devant les manœuvres de toutes sortes, les trahisons et les tripotages de la bourgeoisie. Car la bourgeoisie des nations opprimées convertit constamment les mots d'ordre de libération nationale en une mystification des ouvriers : en politique intérieure, elle exploite ces mots d'ordre pour conclure des accords réactionnaires avec la bourgeoisie des nations dominantes (voir l'exemple des Polonais en Autriche et en Russie, qui concluent des marchés avec la réaction pour opprimer les Juifs et les Ukrainiens) ; en politique extérieure, elle cherche à pactiser avec une des puissances impérialistes rivales pour réaliser ses buts de rapine (politique des petits États dans les Balkans, etc.).

    Le fait que la lutte contre une puissance impérialiste pour la liberté nationale peut, dans certaines conditions, être exploitée par une autre "grande" puissance dans ses propres buts également impérialistes, ne peut pas plus obliger la social-démocratie à renoncer au droit des nations à disposer d'elles-mêmes, que les nombreux exemples d'utilisation par la bourgeoisie des mots d'ordre républicains dans un but de duperie politique et de pillage financier, par exemple dans les pays latins, ne peuvent obliger les social-démocrates à renier leur républicanisme [3].

    V. Le marxisme et le proudhonisme dans la question nationale

    À l'opposé des démocrates petits-bourgeois, Marx voyait dans toutes les revendications démocratiques sans exception non pas un absolu, mais l'expression historique de la lutte des masses populaires, dirigées par la bourgeoisie, contre le régime féodal. Il n'est pas une seule de ces revendications qui, dans certaines circonstances, ne puisse servir et n'ait servi à la bourgeoisie à tromper les ouvriers. Il est radicalement faux, du point de vue théorique, de monter en épingle, à cet égard, l'une des revendications de la démocratie politique, à savoir le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, et de l'opposer à toutes les autres. Dans la pratique, le prolétariat ne peut conserver son indépendance qu'en subordonnant sa lutte pour toutes les revendications démocratiques, sans en excepter la république, à sa lutte révolutionnaire pour le renversement de la bourgeoisie.

    D'autre part, à l'opposé des proudhoniens, qui "niaient" la question nationale "au nom de la révolution sociale", Marx mettait au premier plan, en considérant par-dessus tout les intérêts de la lutte de classe du prolétariat des pays avancés, le principe fondamental de l'internationalisme et du socialisme : un peuple qui en opprime d'autres ne saurait être libre. C'est du point de vue des intérêts du mouvement révolutionnaire des ouvriers allemands que Marx réclamait en 1848 que la démocratie victorieuse d'Allemagne proclamât et accordât la liberté aux peuples opprimés par les Allemands. C'est du point de vue de la lutte révolutionnaire des ouvriers anglais que Marx réclamait, en 1869, la séparation de l'Irlande d'avec l'Angleterre. Et il ajoutait : "Dût-on, après la séparation, aboutir à la fédération". Ce n'est qu'en formulant cette revendication que Marx éduquait véritablement les ouvriers anglais dans un esprit internationaliste. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer une solution révolutionnaire de ce problème historique aux opportunistes et au réformisme bourgeois, qui, jusqu'à présent, après un demi-siècle, n'a toujours pas réalisé la "réforme" irlandaise. C'est ainsi seulement qu'il pouvait, à l'encontre des apologistes du capital qui criaient à l'utopisme et à l'impossibilité de réaliser pour les petites nations le droit à la séparation, et proclamaient le caractère progressiste de la concentration non seulement économique, mais aussi politique, défendre le caractère progressiste de cette concentration opérée d'une manière non impérialiste, et défendre le rapprochement des nations basé non pas sur la violence, mais sur la libre union des prolétaires de tous les pays. C'est ainsi seulement qu'il pouvait opposer à la reconnaissance verbale, et souvent hypocrite, de l'égalité des nations et de leur droit à disposer d'elles-mêmes l'action révolutionnaire des masses également en ce qui concerne la solution des problèmes nationaux. La guerre impérialiste de 1914-1916 et les écuries d'Augias de l'hypocrisie opportuniste et kautskiste qu'elle a révélé ont nettement confirmé la justesse de cette politique de Marx, qui doit servir de modèle à tous les pays avancés, puisque chacun d'eux opprime actuellement des nations étrangères. [4]

    VI. Trois types de pays par rapport au droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Il faut, sous ce rapport, distinguer trois principaux types de pays.

    Premièrement, les pays capitalistes avancés de l'Europe occidentale et les États-Unis. Les mouvements nationaux progressistes bourgeois y ont depuis longtemps pris fin. Chacune de ces "grandes" nations opprime d'autres nations dans les colonies et à l'intérieur de ses frontières. Les tâches du prolétariat des nations dominantes y sont précisément celles du prolétariat de l'Angleterre, au XIX° siècle, à l'égard de l'Irlande [5].

    Deuxièmement, l'Est de l'Europe : l'Autriche, les Balkans et surtout la Russie. C'est au XX° siècle que s'y sont particulièrement développés les mouvements nationaux démocratiques bourgeois et que la lutte nationale y a pris un caractère particulièrement aigu. Dans ces pays, les tâches du prolétariat, tant pour achever la transformation démocratique bourgeoise que pour aider la révolution socialiste dans les autres pays, ne peuvent pas être menées à bien s'il n'y défend pas le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Particulièrement difficile et particulièrement importante y est la tâche consistant à fusionner la lutte de classe des ouvriers des nations oppressives et des ouvriers des nations opprimées.

    Troisièmement, les pays semi-coloniaux comme la Chine, la Perse, la Turquie, et toutes les colonies totalisent environ 1000 millions d'habitants. Là, les mouvements démocratiques bourgeois ou bien commencent à peine, ou bien sont loin d'être à leur terme. Les socialistes ne doivent pas seulement revendiquer la libération immédiate, sans condition et sans rachat, des colonies (et cette revendication, dans son expression politique, n'est pas autre chose que la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes) ; les socialistes doivent soutenir de la façon la plus résolue les éléments les plus révolutionnaires des mouvements démocratiques bourgeois de libération nationale de ces pays et aider à leur insurrection (ou, le cas échéant, à leur guerre révolutionnaire) contre les puissances impérialistes qui les oppriment.

    VII. Le social-chauvinisme et le droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    L'époque impérialiste et la guerre de 1914-1916 ont mis particulièrement en relief la nécessité de lutter contre le chauvinisme et le nationalisme dans les pays avancés. En ce qui concerne le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, il existe deux nuances principales parmi les social-chauvins, c'est-à-dire les opportunistes et les kautskistes, qui maquillent et idéalisent la guerre impérialiste, réactionnaire, en lui appliquant la notion de "défense de la patrie".

    D'une part, nous voyons les serviteurs déclarés de la bourgeoisie, qui défendent les annexions sous prétexte que l'impérialisme et la concentration politique sont progressistes, et qui nient le droit d'autodétermination en le déclarant utopique, illusoire, petit-bourgeois, etc. Ce groupe comprend : Cunow, Parvus et les ultra-opportunistes en Allemagne, une partie des fabiens et des chefs des trade-unions en Angleterre, les opportunistes en Russie : Semkovski, Liebmann, Iourkévitch, etc.

    D'autre part, nous voyons les kautskistes, auxquels se rattachent également Vandervelde, Renaudel et beaucoup de pacifistes d'Angleterre et de France, etc. Ils sont pour l'unité avec les premiers et, en fait, ils les rejoignent pleinement en défendant d'une façon purement verbale et hypocrite le droit d'autodétermination : ils estiment "exagérée" ("zu viel verlangt" : Kautsky dans la Neue Zeit du 21 mai 1915) la revendication du droit de séparation politique; ils n'affirment pas la nécessité d'une tactique révolutionnaire des socialistes des nations oppressives, mais estompent au contraire leurs obligations révolutionnaires, justifient leur opportunisme, les aident à mystifier le peuple, éludent comme par hasard la question des frontières des États qui maintiennent de force dans leur sein des nations lésées dans leurs droits, etc.

    Les uns comme les autres sont des opportunistes qui prostituent le marxisme parce qu'ils ont perdu toute faculté de comprendre la portée théorique et l'importance pratique capitale de la tactique de Marx, explicitée par lui-même à propos de l'Irlande.

    En ce qui concerne plus particulièrement les annexions, ce problème a acquis une actualité toute spéciale du fait de la guerre. Mais qu'est-ce qu'une annexion ? Il est aisé de se convaincre que l'opposition aux annexions se ramène à la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, ou bien elle repose sur une phraséologie pacifiste qui défend le statu quo et est hostile à toute violence, même révolutionnaire. Une telle position est foncièrement fausse et inconciliable avec le marxisme.

    VIII. Les tâches concrètes du prolétariat dans le proche avenir

    La révolution socialiste peut débuter dans le plus proche avenir. Dès lors, le prolétariat se trouvera placé devant les tâches immédiates que voici : conquête du pouvoir, expropriation des banques et réalisation d'autres mesures dictatoriales. La bourgeoisie - et surtout les intellectuels du type des fabiens et des kautskistes - s'efforcera à ce moment de morceler et de freiner la révolution en lui imposant des buts limités, démocratiques. Si toutes les revendications purement démocratiques sont susceptibles, dans le cas où l'assaut des prolétaires a déjà commencé contre les fondements du pouvoir de la bourgeoisie, de constituer en un sens un obstacle pour la révolution, la nécessité de proclamer et de réaliser la liberté de tous les peuples opprimés (c'est-à-dire leur droit à l'autodétermination) sera tout aussi essentielle pour la révolution socialiste qu'elle l'a été pour la victoire de la révolution démocratique bourgeoise, par exemple dans l'Allemagne de 1848 ou dans la Russie de 1905.

    Il est possible, toutefois, qu'il s'écoule cinq ans, dix ans, voire davantage, avant le début de la révolution socialiste. À l'ordre du jour s'inscrira l'éducation révolutionnaire des masses dans un esprit qui rendrait impossibles l'appartenance des socialistes chauvins et opportunistes au parti ouvrier, ainsi que la répétition de leur victoire de 1914-1916.

    Les socialistes devront expliquer aux masses que les socialistes anglais qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies et l'Irlande, - que les socialistes allemands qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour les colonies, les Alsaciens, les Danois et les Polonais, et qui n'étendent pas la propagande révolutionnaire et l'action de masse révolutionnaire jusque dans le domaine de la lutte contre le joug national, qui n'utilisent pas les incidents comme celui de Saverne pour développer une très large propagande illégale parmi le prolétariat de la nation oppressive, pour organiser des manifestations de rue et des actions révolutionnaires de masse, - que les socialistes russes qui ne revendiquent pas la liberté de séparation pour la Finlande, la Pologne, l'Ukraine, etc., etc., - que ces socialistes agissent en chauvins, en laquais des monarchies impérialistes et de la bourgeoisie impérialiste qui se sont couvertes de sang et de boue.

    IX. L’attitude de la social-démocratie russe et polonaise et de la II° Internationale envers le droit des nations à disposer d’elles-mêmes

    Les divergences de vue qui existent entre les social-démocrates révolutionnaires de Russie et les social-démocrates polonais en ce qui concerne l'autodétermination se sont manifestées dès 1903, au congrès qui a adopté le programme du Parti Ouvrier Social-Démocrate de Russie, et qui, malgré la protestation de la délégation des social-démocrates polonais, y a inclus le §9, qui reconnaît le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Depuis cette date, les social-démocrates polonais n'ont jamais repris, au nom de leur parti, leur proposition d'éliminer ce §9 du programme de notre parti ou de lui substituer une autre formule quelconque.

    En Russie, où 57 pour cent au moins de la population, plus de 100 millions d'habitants, appartiennent aux nations opprimées, - où ces nations peuplent principalement les régions périphériques, - où une partie de ces nations est plus cultivée que les Grands-Russes, où le régime politique est particulièrement barbare et médiéval, - où la révolution démocratique bourgeoise n'est pas encore achevée, - en Russie donc, la reconnaissance du droit de libre séparation d'avec la Russie des nations opprimées par le tsarisme est absolument obligatoire pour les social-démocrates, au nom de leurs objectifs démocratiques et socialistes. Notre parti, reconstitué en janvier 1912, a adopté en 1913 une résolution [6] qui confirme le droit d'autodétermination et l'explique précisément dans le sens concret indiqué plus haut. Le déchaînement du chauvinisme grand-russe en 1914-1916, tant au sein de la bourgeoisie que parmi les socialistes opportunistes (Roubanovitch, Plekhanov, Naché Diélo, etc.) nous donne une raison supplémentaire d'insister sur cette revendication et de considérer que ceux qui la rejettent soutiennent pratiquement le chauvinisme grand-russe et le tsarisme. Notre parti déclare qu'il décline de la façon la plus résolue toute responsabilité pour cette levée de boucliers contre le droit d'autodétermination.

    Telle qu'elle a été récemment formulée, la position de la social-démocratie polonaise dans la question nationale (déclaration de la social-démocratie polonaise à la conférence de Zimmerwald) renferme les idées suivantes:

    Cette déclaration stigmatise les gouvernements allemands et autres qui considèrent les "régions polonaises" comme un gage dans le futur jeu des compensations, "en privant le peuple polonais de la possibilité de décider lui-même de son sort". "La social-démocratie polonaise proteste résolument et solennellement contre le découpage et le démembrement de tout un pays"... Elle flétrit les socialistes qui s'en rapportent aux Hohenzollern... pour "la libération des peuples opprimés". Elle exprime sa conviction que seule la participation à la lutte imminente du prolétariat révolutionnaire international, à la lutte pour le socialisme, "brisera les chaînes de l'oppression nationale, anéantira toutes les formes de domination étrangère, et garantira au peuple polonais la possibilité d'un libre et ample développement en qualité de membre égal de l'union des peuples". La déclaration indique que la guerre est "doublement fratricides pour les polonais". (Bulletin de la Commission socialiste internationale N°2, 27. IX. 1915, p. 15 ; traduction russe dans le recueil L'Internationale et la guerre, p. 97.)

    Ces thèses ne se différencient en rien, pour l'essentiel, de la reconnaissance du droit des nations à disposer d'elles-mêmes, mais leurs formules politiques sont encore plus imprécises et plus vagues que la plupart des programmes et résolutions de la II° Internationale. Toute tentative d'exprimer ces idées dans des formules politiques nettement définies et de préciser dans quelle mesure elles sont applicables au régime capitaliste ou seulement au régime socialiste ne pourra que faire ressortir l'erreur que commettent les social-démocrates polonais en niant le droit des nations à disposer d'elles-mêmes.

    La décision du Congrès socialiste international de Londres de 1896, qui reconnaissait le droit des nations à disposer d'elles-mêmes, doit être complétée sur la base des thèses exposées ci-dessus, par des indications soulignant :

    1. l'urgence particulière de cette revendication à l'époque de l'impérialisme,
    la nature politique conditionnelle et le contenu de classe de toutes les revendications de la démocratie politique, y compris celle-ci ;
    2. la nécessité de distinguer entre les tâches concrètes des social-démocrates des nations oppressives et celles des social-démocrates des nations opprimées ;
    3. la reconnaissance inconséquente, purement verbale et, par cela même, hypocrite quant à sa signification politique, du droit d'autodétermination par les opportunistes et les kautskistes ;
    4. le fait que la position des social-démocrates, particulièrement ceux des nations dominatrices (grands-russes, anglo-américains, allemands, français, italiens, japonais, etc.), qui ne défendent pas la liberté de séparation pour les colonies et les nations opprimées par "leurs" nations, est pratiquement identique à celle des chauvins ;
    5. la nécessité de subordonner la lutte pour cette revendication, comme pour toutes les revendications fondamentales de la démocratie politique, à la lutte révolutionnaire de masse directement orientée vers le renversement des gouvernements bourgeois et la réalisation du socialisme.

    Reprendre le point de vue de certaines petites nations et surtout des social-démocrates polonais, que leur lutte avec la bourgeoisie polonaise dont les mots d'ordre nationalistes trompent le peuple a conduit jusqu'au rejet erroné du droit d'autodétermination, serait, pour l'Internationale, commettre une faute théorique, substituer le proudhonisme au marxisme et, en pratique, soutenir involontairement le chauvinisme et l'opportunisme hautement dangereux des nations impérialistes.

    La Rédaction du "Social-Démocrate", organe central du P.O.S.D.R.

    Post-scriptum : Dans la Neue Zeit du 3 mars 1916, qui vient de paraître, Kautsky tend ouvertement une main chrétienne de réconciliation à Austerlitz, le représentant du plus sordide chauvinisme allemand, en refusant pour l'Autriche des Habsbourg la liberté de séparation des nations opprimées, mais en la reconnaissant pour la Pologne russe, afin de rendre un service de larbin à Hindenburg et à Guillaume II. Il serait difficile de souhaiter une meilleure auto-dénonciation du kautskisme !

    Écrit en janvier-février 1916

    Notes

    [1] L'incident de Saverne se produisit dans cette ville alsacienne en novembre 1913, à la suite des vexations infligées par un officier prussien aux Alsaciens. Elles soulevèrent l'indignation de la population locale, en majorité française, contre le joug de la clique militaire prussienne. À ce propos, voir l'article de Lénine "Saverne" (Œuvres, tome 19). [Ouais bon là, critique de Vladoche : les Alsaciens ne sont pas "français" ; contrairement à ce que l'intelligentsia rrrépublicaine francouille et le brave Hansi se plaisaient à penser à l'époque, leurs sentiments ne se résumaient pas à travers toutes les classes à un "rêve de redevenir français" (ce que les années suivant la réannexion de 1918 montreront amplement) ; et être anti-prussiens (sentiment que l'on serait tenté de qualifier de naturel, LOL) n'était en rien synonyme d'être francophiles ou "français".]

    [2] Voir la critique des idées de Renner et Bauer sur l'"autonomie nationale culturelle" dans les textes de Lénine "A propos de l'autonomie nationale culturelle", "notes critiques sur la question nationale".

    [3] Inutile de dire que repousser le droit d'autodétermination pour la raison qu'il en découlerait la nécessité de "défendre la patrie" serait tout à fait ridicule. C'est pour la même raison - c'est-à-dire aussi peu sérieusement - que les social-chauvins se réfèrent en 1914-1916 à n'importe quelle revendication de la démocratie (par exemple, à son républicanisme) et à n'importe quelle formule de lutte contre l'oppression nationale pour justifier la "défense de la patrie". Lorsque le marxisme déclare que la défense de la patrie se justifiait dans les guerres, par exemple, de la grande Révolution française, ou celles de Garibaldi, en Europe, et qu'elle ne se justifie pas dans la guerre impérialiste de 1914-1916, il procède de l'analyse des particularités historiques concrètes de chaque guerre en tant que telle, et nullement d'un "principe général", ni d'un paragraphe de programme. (Note de l’auteur)

    [4] On dit souvent - par exemple, ces derniers temps, le chauvin allemand Lensch, dans les numéros 8 et 9 de Die Glocke ("Die Glocke" - La Cloche, revue éditée à Munich, puis à Berlin entre 1915 et 1925, par un membre du parti social-démocrate allemand, le social-chauvin Parvus – NdE), - que l'attitude négative de Marx envers le mouvement national de certains peuples, par exemple les Tchèques en 1848, réfute du point de vue du marxisme la nécessité de reconnaître le droit des nations à disposer d'elles-mêmes. Mais cela est faux, car, en 1848, il y avait des raisons historiques et politiques d'établir une distinction entre les nations "réactionnaires" et les nations démocratiques révolutionnaires. Marx avait raison de condamner les premières et de défendre les secondes. Le droit d'autodétermination est une des revendications de la démocratie, qui doit naturellement être subordonnée aux intérêts généraux de la démocratie. En 1848 et dans les années suivantes, ces intérêts généraux consistaient, au premier chef, à combattre le tsarisme. (Note de l’auteur)

    [5] Dans certains petits États restés à l'écart de la guerre de 1914-1916, par exemple en Hollande et en Suisse, la bourgeoisie exploite énergiquement le mot d'ordre d'"autodétermination des nations" pour justifier la participation à la guerre impérialiste. C'est une des raisons qui poussent les social-démocrates de ces pays à nier le droit d'autodétermination. On défend par des arguments faux la juste politique du prolétariat, à savoir : la négation de la "défense de la patrie" dans la guerre impérialiste. Le résultat, c'est, en théorie, une altération du marxisme, et, dans la pratique, une sorte d'étroitesse de petite nation, l'oubli des centaines de millions d'hommes des nations asservies par les nations "impérialistes". Le camarade Gorter, dans son excellente brochure : L'impérialisme, la guerre et la social-démocratie, a tort de nier le principe de l'autodétermination des nations, mais j'applique de façon juste quand il revendique immédiatement I'"indépendance politique et nationale" des Indes néerlandaises et démasque les opportunistes hollandais qui refusent de formuler cette revendication et de lutter pour elle (Note de l’auteur).

    [6] Lénine fait allusion à la résolution qu'il avait rédigé sur la question nationale et qui fut adoptée par la conférence du C.C du P.O.S.D.R élargie aux militants responsables du parti qui eu lieu en octobre 1913. Pour des raisons de sécurité, la conférence fut appelé d'"été" ou d'"août".

     

    La révolution socialiste et le droit des nations à disposer d'elles-mêmes (Lénine, 1916)

     

    LIRE ABSOLUMENT AUSSI ce texte de G. I. Safarov (janvier 1921), bolchévik historique qui fut chargé autour de 1920 d'asseoir le pouvoir soviétique en Asie centrale en s'y confrontant à la fois à la résistance nationaliste anticommuniste locale (basmashis) et à la tendance au chauvinisme grand-russe de trop nombreux cadres "révolutionnaires" ; s'engageant notamment dans une polémique avec l'autre haut responsable dans la région Mikhaïl Tomsky ; polémique dans laquelle il aura le soutien de Lénine :


    L'évolution de la question nationale

    I

    L'expérience de la révolution n'a pas été suffisamment instructive en ce qui concerne la question nationale. Au début de la Révolution d'Octobre cette question ne s'est pas posée aussi concrètement, ni avec une importance et une acuité aussi tangibles qu'aujourd'hui. Dans la première année du pouvoir des soviets, le droit des peuples opprimés à disposer d'eux-mêmes s'est présenté avant tout comme la liquidation de l'héritage colonial de l'ancien Empire de Russie.

    La Russie tsariste opprimait et asservissait les « allogènes ». Le pouvoir des soviets devait leur apporter l'égalité nationale, jusque et y compris le droit de créer un État indépendant. Les besoins de la lutte avec la contre-révolution intérieure firent de cette question un problème de première urgence.

    Grâce à la concentration du prolétariat dans les grandes villes et les régions industrielles de la Russie Centrale, grâce à la position stratégique favorable occupée par ce prolétariat au cours de l'histoire russe, la prise du pouvoir fut on ne peut plus facile. Mais en même temps se trouvait déterminée d'avance la route historique de la contre-révolution russe, bourgeoise et aristocratique, route allant des provinces frontières vers le centre.

    Toute l'histoire précédente de Russie avait été l'histoire de la colonisation russe, et ce fait se marqua du coup lors de la prise du pouvoir par le prolétariat : il se heurta à la nécessité de surmonter l'antagonisme existant entre le centre russe prolétarien et les provinces frontières qui n'étaient ni russes, ni prolétariennes, entre les villes russes et les campagnes non russes.

    La clé de la victoire était dans la solution de la question nationale. Mais obtenir cette solution n'était pas facile. Il fallait d'abord faire l'éducation des masses prolétariennes russes infectées, dans leurs éléments arriérés tout au moins, d'un inconscient nationalisme qui les faisait considérer les villes russes comme le foyer de la révolution et les villages non russes comme le foyer de la petite-bourgeoisie, ce qui les portait à appliquer à ces villages les méthodes d'attaque employées contre le capital.

    Il fallait d'autre part surmonter la méfiance séculaire des provinces opprimées à l'égard du centre, la méfiance séculaire des villages non russes envers les villes et les usines russes. Les cités et les usines se sont développées et fortifiées sur les immenses étendues du monde paysan comme des centres de colonisation russe. Le Bachkir ne le sait que trop, puisque les usines du sud de l'Oural lui ont enlevé toute sa richesse et tout son sol ; le Kirghiz nomade ne le sait que trop, et regarde de travers le chemin de fer Orenbourg, Kazalinsk, Perovsk et Tachkent qui, jadis encore, étaient des nids de scorpions policiers ; le paysan pauvre d'Ukraine le sait aussi trop bien.

    L'attaque contre le capital, en dépassant les faubourgs de la ville, rencontrait un milieu où les classes n'étaient pas différenciées. Elle se heurtait à un mur infranchissable de méfiance nationale. La première attitude des campagnes non russes et opprimées était avant tout le désir que les villes russes cessent enfin de commander et laissent les nations opprimées chercher librement leur voie propre vers le développement national.

    Les éléments pauvres des nations opprimées considéraient le pouvoir des soviets comme une force hostile à leur caractère national. Les éléments aisés et les nationalistes du milieu intellectuel, devenus l'objet direct des réquisitions et des confiscations ainsi que de la lutte contre la contre-révolution, la spéculation et le sabotage, voyaient dans le pouvoir des soviets une menace directe à leur domination de classe ou à leurs privilèges de travailleurs intellectuels.

    Cet état d'esprit facilitait naturellement dans une large mesure les projets de la contre-révolution russe. Écrasée dans la première rencontre déclarée, elle s'empara naturellement avec joie des principes de séparation, de décentralisation et d'indépendance. Koltchak, « Maître Suprême de la Puissance Russe » et Denikine, chef « de la Russie Une et Indivisible », sont des figures de la seconde période de la contre-révolution russe. Avant de vendre sa « Patrie » bien-aimée sur le marché mondial, où la demande n'était pas encore suffisante, la contre-révolution se livra d'abord à un petit commerce intérieur, dans les provinces frontières de l'ancien Empire de Russie.

    L'expérience de la guerre civile apprit aux masses laborieuses des nationalités opprimées que la Rada d'Ukraine conduisait à l'Hetman Skoropadski et au général allemand Eichhorn, qu'il n'y avait pas loin de l'Alach-Orda1 à Koltchak2, qu'il est bien difficile de distinguer le gouvernement mussavatiste3 des rois du pétrole anglais.

    Les masses des prolétaires russes habitant les frontières comprirent aussi que sans le paysan moyen il était impossible de tenir contre les aristocrates et les généraux, que sans les « allogènes » il était impossible de créer la puissance mondiale du prolétariat. Le choc immédiat de la Russie soviétique avec l'impérialisme international obligea les nations opprimées à faire front avec le prolétariat russe contre la dictature impérialiste, puisque cette dernière exclut toute possibilité de démocratie et toute liberté nationale. La guerre civile est chose terrible, mais elle fait traverser aux peuples des époques entières de l'histoire. Au cours de la guerre civile les classes possédantes des nationalités opprimées ont montré aux plus retardataires leur impuissance intérieure et radicale à se maintenir sur leurs positions d'indépendance nationale dans la lutte entre le capital et les soviets.

    La conclusion de cette expérience était claire et indubitable : tous les mouvements nationaux bourgeois, conduits par les classes dirigeantes, ont une tendance naturelle à s'adapter à l'impérialisme, à entrer dans le système impérialiste des grandes puissances, des États-tampons et des colonies.

    La tendance naturelle, d'abord inconsciente, de tous les mouvements nationaux révolutionnaires, c'est au contraire de s'appuyer sur l'organisation gouvernementale et révolutionnaire du prolétariat des pays plus avancés, afin d'obtenir par cette voie la liberté de développer leur nationalité dans le système de l'économie socialiste mondiale en voie de construction.

    La structure de la Fédération des soviets de Russie, les décisions du Congrès des Peuples de l'Orient, l'alliance de fait des mouvements révolutionnaires orientaux avec le prolétariat révolutionnaire européen, en sont la preuve.

    Trois ans de pouvoir des soviets ont posé la question nationale à l'échelle mondiale comme une question de lutte de classe.

    II

    On peut dire avec plein droit que le pouvoir des soviets est la formule algébrique de la révolution. Le deuxième Congrès de l'Internationale Communiste l'a reconnu en disant que les peuples retardataires, avec l'aide du prolétariat des pays plus avancés, et grâce à la constitution de soviets, peuvent sauter le stade du capitalisme pour aborder immédiatement la préparation du communisme.

    Ce n'est pas une justification à l'usage des « colonisateurs socialistes », qui proclament toutes les particularités nationales un préjugé contre-révolutionnaire et ne reconnaissent que les préjugés nationaux des nations dominantes. Nos colonisateurs russes ne se différencient en rien des socialistes bourgeois de l'Internationale Jaune. Les combattre, c'est combattre l'influence bourgeoise sur le prolétariat ; bourgeoise, si radicales que soient les formes dans lesquelles elle se manifeste. Si on transporte telle quelle la révolution communiste dans les pays retardataires, on ne peut obtenir qu'un seul résultat, à savoir d'unir les masses exploitées avec les exploiteurs dans une lutte commune pour la liberté du développement national.

    Dans ces pays toutes les nationalisations et socialisations ont à peu près autant de fondement que pourrait avoir la nationalisation de l'exploitation minuscule du petit paysan ou celle des alênes de savetiers. Mais les soviets sont la forme de l'organisation de classe qui permet de passer plus facilement au communisme en partant des échelons les plus bas du développement historique.

    Le Kirghiz semi-prolétaire, le Bachkir pauvre, le paysan arménien, ont chacun dans leur pays des classes riches. Ces riches leur enlèvent le droit de disposer librement de leur travail, ils les asservissent en qualité de serfs agricoles, ils les privent des produits de leur peine, dont ils s'emparent comme d'un bénéfice d'usurier, ils les tiennent dans l'ignorance, ils gardent pour eux une sorte de monopole sur la culture nationale, soutenus en cela par les Mullahs, les Ichans4 et les Ulémas.

    Pour les travailleurs des pays arriérés, la démocratie bourgeoise ne peut représenter rien d'autre qu'un renforcement de la domination traditionnelle de cette demi-féodalité, demi-bourgeoise. La courte expérience de « l'autonomie de Kokand »5, qui avait plus de partisans parmi les policiers russes que parmi les pauvres musulmans, l'expérience de l'Alach-Orda, l'expérience de la domination mussavatiste dans l'Azerbaïdjan et de la domination dachnak en Arménie, l'expérience récente du gouvernement pseudo-nationaliste des marchands de Téhéran instruits dans les pays impérialistes d'Europe, en témoignent avec une entière clarté.

    Six années de grands bouleversements, de 1914 à 1920, ont apporté de lourdes épreuves aux travailleurs des pays arriérés. Les Kirghizes qui furent mobilisés en 1916 pour creuser des tranchées, ne réussissent pas encore aujourd'hui à récupérer leurs terres jadis données par le tsarisme aux paysans riches de Russie. Le nom de Koltchak est bien connu aussi aux anciens allogènes. La crise économique, l'absence de farine et de tissus a sensiblement alourdi l'asservissement de la classe pauvre chez les Kirghizes, en Bachkirie, au Turkestan, etc... Le manque de terre, loin de s'atténuer, n'a fait que croître, parce que que la disette grandissait, et que les nomades étaient obligés de devenir sédentaires.

    Dans les pays de l'Orient placés entre la vie et la mort, grâce au joug de l'impérialisme anglais, la crise débarrassa le marché des produits européens, mais elle augmenta en même temps les appétits des généraux occidentaux, des aventuriers et des usuriers nationaux.

    Contre tous ces maux, le seul remède, ce sont les soviets de travailleurs, qui en groupant les exploités doivent mettre fin à l'inégalité des classes, rendre le sol aux pauvres, débarrasser l'artisan des intermédiaires usuriers, affranchir les travailleurs des corvées et des impôts, entreprendre l'instruction des masses et l'amélioration radicale de leur situation d'existence, tout cela aux frais de l’État.

    Tout ce programme ne porte aucun caractère communiste. C'est seulement après sa réalisation que pourra commencer la préparation communiste parmi les peuples arriérés. Ici comme partout il nous faut terminer ce que n'a pas terminé, et ce qu'était incapable de terminer le capitalisme. La révolution communiste au cours de toute son histoire doit lutter contre les exploiteurs de toutes les périodes historiques et de toutes les catégories et les soviets sont pour elle l'arme principale, la forme universelle de cette lutte.

    III

    Le pouvoir des soviets est devenu la forme par laquelle se manifeste le droit des peuples opprimés à disposer d'eux-mêmes. L'organisation soviétique des peuples opprimés, au point de vue national, comme au point de vue politique, se heurte à une série d'obstacles pratiques, découlant de l'inégalité des classes et des injustices traditionnelles.

    Les énormes espaces, peuplés par les nationalités précédemment opprimées par le tsarisme, se trouvent à grande distance des voies ferrées. Exemple caractéristique, la ligne du Semirétché6, impossible à construire, bien que l'éloignement de cette région par rapport au Turkestan proprement dit permette aux gros paysans russes de conserver une existence autonome. Les nomades craignent la ville, parce qu'ils voient en elle un ancien nid de policiers.

    Il n'existe pas de caractères d'imprimerie musulmane, parce que l'imprimerie était le privilège de la nation dominante.

    Il n'y a pas de lettrés dans la langue indigène ; au Turkestan les cantons sont obligés de s'emprunter l'un à l'autre des secrétaires pour leurs comités exécutifs.

    Il n'y a pas de spécialiste pour le travail intellectuel et les intellectuels se comptent seulement par dizaines. Il n'y a pas de gens qui puissent enseigner à lire et à écrire. Cet été nous avons formé au Turkestan un millier de maîtres d'école musulmans, mais rien que pour les écoles déjà existantes, il nous en manque environ 1 500.

    Quant aux spécialistes russes, dans les provinces coloniales, nous ne pouvons les employer qu'avec les plus grandes précautions, car ils ont tous été plus ou moins les agents du joug et du pillage colonial. Leur sabotage proprement russe, qu'ils décorent de scrupules bureaucratiques et de références aux décrets, porte un caractère criminellement systématique.

    Enfin « l'internationalisme » blanc-russien n'est pas encore complètement déraciné dans le Parti communiste.

    L'application de toutes les mesures rencontre des obstacles dans l'absence d'abécédaires, de lettrés, de spécialistes indigènes, etc.

    Le Parti communiste doit se rendre nettement compte de ces faits. Il faut déclarer que l'autonomie soviétique des nationalités opprimées est une tâche urgente pour le Parti communiste et le pouvoir des soviets. Il faut concentrer sur ce problème l'attention des masses laborieuses de l'avant-garde du prolétariat et de tout l'appareil soviétique et communiste, comme nous l'avons fait autrefois à l'égard du paysan moyen.

    L'affranchissement de l'Orient où il y a plus qu'ailleurs d'esclavage national et d'asservissement de classe est aujourd'hui le clou de notre politique internationale et de la politique mondiale du prolétariat socialiste.

    C'est là que nous abordons pratiquement le problème de l'organisation de la République Internationale des Soviets et de l'économie socialiste mondiale. En trois ans de pouvoir des soviets la question nationale a subi bien des changements. Des formules déclaratives nous sommes passés à l'organisation pratique des nationalités7. De la lutte militaire avec la contre-révolution nationale, nous sommes passés à l'autonomie soviétique. De la lutte avec la contre-révolution intérieure nous sommes passés à la politique mondiale.

    Les conclusions qui s'imposent doivent être tirées par les Commissariats de l'Agriculture et de l'Approvisionnement, le Conseil Supérieur d’Économie Nationale et tous autres organes compétents, afin qu'un zèle excessif à faire exécuter nos mobilisations du travail, nos impôts en nature, etc., ne suscite pas une soi-disant « contre-révolution ». Tout notre parti doit être mobilisé moralement au service de l'affranchissement national des opprimés.

    G. SAFAROV.

    Notes

    1 Gouvernement provisoire kazakh, dirigé par le parti Alach, entre le 13 décembre 1917 et le 26 août 1920.

    2 Au moment de l'offensive des troupes de Koltchak sur Samara et Kazan en mars-avril 1919, le gouvernement Alach Orda soutint les soulèvements antisoviétiques dans les steppes de Tourgaï.

    3 Mouvement nationaliste azéri, à la tête du gouvernement de la République d'Azerbaïdjan (1918-1920), établie sous occupation britannique.

    4 Chefs spirituels laïques dans certains ordres musulmans (derviches).

    5 Entre décembre 1917 et février 1918 a été établi un pouvoir nominalement indépendant, soutenu par le Royaume-Uni, sur le territoire de l'ancien Khanat de Kokand, sur les territoires des actuels Ouzbékistan (est), Tadjikistan et Kirghizstan.

    6 Aujourd'hui la région du Jetisou au Kazakhstan.

    7 Dans Le bulletin communiste : « l'organisation pratique des nationalistes ».


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  • La lutte pour le droit à l’autodétermination nationale dans les pays impérialistes

    Article de Giuseppe Maj, membre du (nouveau) Parti communiste italien, paru en « Combat breton » no. 214 e 215 (nov. et déc. 2003). Diffusion par le Comité contre la Criminalisation de la Lutte pour la Reconstitution d’un Parti Communiste en Italie

    http://www.nuovopci.it/eile/fr/nazstato.html

    Dans l’article « La tête de mort » (cf. Combat breton n° 206, mars 2003), Jean-Pierre Le Mat appelle les camarades d’Emgann (le Mouvement de la gauche indépendantiste de Bretagne) à encadrer leur lutte dans le temps (dans l’histoire) et dans l’espace (dans l’actuel contexte social et politique), donc à définir l’objectif de leur lutte : c’est-à-dire ce qu’ils veulent et pas seulement ce contre quoi ils luttent. Autrement dit, Jean-Pierre Le Mat les pousse à ne pas rester un parti de la subversion et à se transformer en vrai parti révolutionnaire.

    Je suis un représentant du mouvement communiste italien. Je suis un des communistes qui luttent pour reconstruire un vrai Parti communiste en Italie. Plus précisément, je suis membre de la Commission Préparatoire du congrès fondateur du (nouveau) Parti communiste italien. La bourgeoisie impérialiste italienne a à peu près les mêmes problèmes que la bourgeoisie des autres États européens. La crise générale du capitalisme avance et elle doit éliminer les droits et les conquêtes de civilisation et de bien-être que les masses populaires lui ont arraché au cours des 70 premières années du XXème siècle, pendant la première vague de la révolution prolétarienne. Les masses populaires s’opposent à cette élimination et partout dans le monde la bourgeoisie impérialiste emploie tous les moyens que la situation politique concrète du pays lui permet d’employer pour empêcher la formation des centres d’agrégation, de promotion, d’orientation, d’organisation et’ de direction de la résistance des masses populaires. Le mouvement communiste et le (nouveau) Parti communiste italien sont donc frappé par dès campagnes de répression qui se succèdent les unes après les autres. Suite à la collaboration des autorités françaises avec les autorités italiennes, je suis prisonnier depuis le 23 juin à la maison d’arrêt de Paris-La Santé, tandis qu’un autre membre de la Commission Préparatoire est incarcéré à la maison d’arrêt de Fleury Mérogis. À la Santé, j’ai rencontré des prisonniers politiques bretons, corses, basques et musulmans et j’ai pu mieux connaître le Mouvement de la gauche indépendantiste bretonne. Historiquement, la prison est une école pour nous les communistes et les révolutionnaires, la répression pousse à développer la lutte antirépressive. Donc, même si la bourgeoisie ne le veut pas, la contre-révolution aide au développement de la révolution ; comme Marx le disait dans « Les luttes de classes en France, 1848-1850 » : « ... C’est seulement en faisant surgir une contre-révolution compacte, puissante, en se créant un adversaire et en le combattant que le parti de la subversion a pu enfin devenir un parti vraiment révolutionnaire ».

    Nous les communistes italiens, nous soutenons les luttes pour le droit à l’autodétermination nationale même dans les pays impérialistes. Pourquoi ? En répondant à cette question, on aborde implicitement les sujets posés par Jean-Pierre Le Mat. À mon avis la réponse peut intéresser les indépendantistes bretons et les communistes de France.

    Le droit à l’autodétermination nationale (qui bien sûr comprend le droit à la sécession et à constituer un État indépendant, il s’agit donc d’une chose tout à fait distincte de l’autonomie locale) est un des droits démocratiques des masses populaires. Or la défense et l’élargissement des droits démocratiques des masses populaires dans les pays impérialistes constituent un aspect incontournable de notre lutte pour créer des nouveaux pays socialistes et pour avancer vers le communisme sous les drapeaux du socialisme.

    Pendant son essor et la construction de son système social en Europe occidentale, c’est-à-dire dans la période qui s’étire du XIIème jusqu’au XIXème siècle, la bourgeoisie a créé ses États nationaux. Poussée par les besoins de ses affaires et de ses échanges la bourgeoisie a cherché à créer des marchés et des champs d’action toujours plus larges et à les transformer selon ses besoins. Elle a exploité l’héritage culturel et politique que l’histoire lui léguait pour éliminer les barrières entre populations et entre régions. Elle a exploité l’unité politique pour unifier les populations de grands territoires même sur le terrain de l’activité économique, de la langue, du droit civil et pénal, de la culture : dans toutes les relations qui forment la « société civile ». D’une façon ou d’une autre elle a obligé des populations différentes entre elles à former une seule nation.

    Il est indéniable que les nations actuelles de l’Europe occidentale sont des formations économico-sociales bâties au cours de la période comprise entre le XIIème et le XIXème siècle. Cela doit être dit face à ceux qui pensent que les nations actuelles sont constituées par une liaison de sang (comme jadis les nobles pensaient que la noblesse était composée par des personnes de « sang bleu ») ou par d’autres caractères naturels, psychologiques, physiques, mystiques qui remonteraient dans le passé lointain.

    En règle générale les actuelles nations d’Europe occidentale n’ont pas été formées par agrégation, fédération ou fusion des différentes populations : bien au contraire cela a été un processus de conquêtes, de soumissions, d’annexions, d’assimilations jusqu’à effacer la langue, les usages, les coutumes et à dissoudre les réseaux locaux de relations en tous genres qui différenciaient la population d’une région par rapport à la population dont la bourgeoisie dirigeait le processus.

    Cette méthode collait bien à la nature du capital : le capital le plus fort soumet les capitaux plus faibles, il annexe leurs éléments composants (ouvriers, moyens de production, ressources naturelles,...) et les transforme selon ses besoins. La nature du capital réverbère sa lumière sur la formation des nations actuelles de l’Europe occidentale comme sur tous les processus sociaux dirigés par la bourgeoisie.

    En plus, de ce côté-là, la nouvelle classe dirigeante collait très bien avec la tradition féodale de conquête et d’annexion, la favorisait et en élargissait le rayon d’action. Ce n’est pas par hasard que jusqu’à la Première Guerre mondiale (1914-18) les intérêts dynastiques des familles royales européennes ont joué un rôle si important dans l’action des États bourgeois ! La création du système colonial et les guerres entre États nationaux européens qui ont ensanglanté l’Europe et le monde ont été les expressions les plus élevées et extrêmes de ce processus de conquête, d’expansion, de soumission, d’assimilation qui a créé les États nationaux de l’Europe occidentale et qui a effacé tant de variétés sociales qui existaient en Europe au commencement du XIIème siècle...

    Pour des raisons différentes mais bien déterminées cas par cas, même dans les territoires soumis aux plus grands États nationaux européens (ou dérivés comme les USA, Australie, Canada, et les États de l’Amérique Latine) il y a des petites nations qui ont plus ou moins bien survécu à ce processus d’effacement de leur identité. Elles ont survécu assez longtemps pour que leur résistance ait rejoint la lutte croissante des masses populaires des grandes nations européennes et dérivés, des colonies et semi-colonies contre l’ordre social bourgeois et contre le système impérialiste dans lequel l’ordre social bourgeois a débouché.

    Cette lutte croissante est ce qu’on appelle le mouvement communiste. C’est la dénomination donnée dans « L’idéologie allemande » (1845-1846) par Marx et Engels au mouvement pratique qui transforme et dépasse l’ordre social bourgeois et porte vers le communisme. Ils ont fondé la conscience de ce mouvement pratique : le mouvement communiste comme mouvement conscient et organisé. Le mouvement communiste par sa nature a besoin d’avoir cette expression consciente et ce moteur conscient constitué par les Partis communistes. Il ne pourrait pas s’accomplir autrement. Le mouvement communiste a conduit les grandes masses populaires à accomplir, pour la première fois dans toute l’histoire, une action politique autonome par rapport aux classes dominantes : nommément par rapport à la bourgeoisie et aux autres classes réactionnaires.

    Par conséquent, il a donné une nouvelle impulsion aussi à la résistance des petites nations qui n’avaient pas encore été effacées par le rouleau, dans le creuset, par le moulin de l’essor de la bourgeoisie. À partir de cette conjonction, la résistance des petites nations à la bourgeoisie est devenue une lutte pour l’autodétermination nationale, tandis qu’avant c’était une lutte pour revenir au passé ou pour le perpétuer. Elle a acquis un nouveau caractère créé par le contexte différent qui l’encadre (cela est un fait objectif, même si ses protagonistes n’en sont pas conscients), par les influences réciproques qui de toutes façons se sont réalisées et se réalisent entre les différents fronts de lutte contre l’ordre social bourgeois, par les liaison mêmes organisationnelles et idéologiques qui se sont nouées entre les luttes des petites nations et les autres luttes qui forment le mouvement communiste.

    Ce n’est pas par hasard que les petites nations dont nous parions s’éveillent à une nouvelle vie après la moitié du XIXème siècle et le commencement du XXème siècle, quand on entre dans l’époque des révolutions prolétariennes. Ce n’est pas par hasard que la lutte de ces petites nations pour leur survie cesse d’être une lutte dirigée par le clergé, la petite noblesse locale et d’autres classes et couches réactionnaires et cesse d’avoir comme perspective la conservation ou la restauration d’un monde révolu et qu’elle devient une lutte toujours plus placée sous la direction de la bourgeoisie nationale, des travailleurs autonomes (paysans et artisans) et des ouvriers dont la perspective subjective se tourne plus ou moins clairement vers la création d’une nouvelle société nécessairement supérieure à la société bourgeoise. Le mouvement de ces petites nations qui ont survécu au déluge bourgeois fait désormais partie du mouvement communiste en tant que mouvement pratique de subversion et de dépassement de la société bourgeoise.

    Quand le mouvement communiste (en tant que mouvement conscient et organisé c’est-à-dire en tant que Partis et Internationale) a-t-il compris que la lutte pour l’autodétermination nationale des petites nations des pays impérialistes avait cette nouvelle caractéristique et qu’elle était partie de lui-même ? Grosso modo au commencement de l’époque impérialiste, lorsque l’époque des révolutions prolétariennes commence et que la classe ouvrière prend le rôle de diriger toutes les autres classes des masses populaires des pays impérialistes (et avant tout de la couche la plus nombreuse des travailleurs autonomes, les paysans) et de les guider à abattre l’État bourgeois, créer des pays socialistes et commencer en tant que pays socialiste à marcher vers le communisme. Dans la même période le mouvement communiste assume comme composante de lui-même également la lutte des peuples des colonies et semi-colonies pour abattre le système colonial, la lutte des femmes pour leur émancipation, la lutte contre la discrimination raciale, etc. Tout cela fait partie du léninisme et donc du marxisme-léninisme, la seconde étape de la pensée communiste.

    Le mouvement communiste avait été dès son début sensible à la revendication de l’indépendance de la part de certaines nations opprimées. La première internationale fut fondée (1864) lors d’une assemblée de soutien à l’indépendance de la Pologne. Marx et Engels appuyèrent toujours activement la lutte des Irlandais pour leur indépendance face à l’Angleterre. Mais jusqu’au début de l’époque impérialiste, le mouvement communiste appuyait ces luttes dans le sens que le mouvement communiste faisait partie du mouvement démocratique. En effet, son devoir principal alors était de constituer la classe ouvrière comme classe distincte face aux autres classes de travailleurs, de marquer la différence entre la lutte pour son émancipation collective de la bourgeoisie par le dépassement du capitalisme face aux luttes plus ou moins réactionnaires des autres classes de travailleurs et de doter la classe ouvrière de sa conception du monde et de son organisation : en synthèse d’asseoir les prémisses nécessaires pour que la classe ouvrière puisse prendre la direction de tout le mouvement populaire contre la bourgeoisie pour construire des pays socialistes.

    C’est seulement lorsque le mouvement communiste eut atteint sa maturité qu’il assuma en lui-même toutes les luttes contre l’ordre social bourgeois qui dès ce moment, dans ce nouveau contexte, devinrent des luttes progressistes : elles ne cherchaient plus à faire revenir en amère l’histoire mais contribuaient à porter les hommes vers le communisme ; le débouché nécessaire, le seul débouché possible de la société bourgeoise. Entre temps la bourgeoisie était devenue la classe dominante au niveau mondial, son ordre social était devenu la base principale commune sur laquelle s’appuyaient pour leur survivance toutes les vieilles institutions et tous les vieux instituts : l’oppression nationale, la discrimination raciale, l’oppression des femmes et des enfants, l’oppression coloniale, l’obscurantisme clérical, toutes les forces, les institutions et les idées réactionnaires : du Vatican, au royaume wahhabite de l’Arabie, au Dalaï Lama.

    Avec le léninisme, le mouvement communiste acquit la compréhension développée du fait que la lutte pour le droit à l’autodétermination nationale des petites nations non assimilées dans les pays impérialistes (jusqu’à la sécession et la constitution d’un État indépendant) est devenue un composant de la révolution prolétarienne au même titre que la lutte pour éliminer le système coloniale et semi-colonial, la lutte pour l’émancipation des femmes et des enfants, la lutte pour en finir avec la discrimination raciale, la lutte pour l’autonomie des communautés de base à tous les niveaux, toutes les luttes pour réaliser pratiquement les droits démocratiques des masses populaires, pour les élargir et pour pousser en avant leur participation à la gestion de la société.

    Dans son écrit de Juillet 1916 « Bilan d’une discussion sur le droite des nations à disposer d’elles mêmes » Lénine résumait : « La révolution en Europe ne peut pas être autre chose que l’explosion de la lutte de masse des opprimés et mécontents de toute espèce. Des éléments de la petite bourgeoisie et des ouvriers arriérés y participeront inévitablement – sans cette participation, la lutte de masse n’est pas possible, aucune révolution n’est possible – et, tout aussi inévitablement, ils apporteront au mouvement leurs préjugés, leurs fantaisies réactionnaires, leurs faiblesses et leurs erreurs. Mais, objectivement ils s’attaqueront au capital, et l’avant-garde consciente de la révolution, le prolétariat avancé, qui exprimera cette vérité objective d’une lutte de masse disparate, discordante, bigarrée, à première vue sans unité, pourra l’unir et l’orienter, conquérir le pouvoir, s’emparer des banques, exproprier les trusts haïs de touts (bien que pour des raisons différentes) et réaliser d’autres mesures dictatoriales, dont l'ensemble aura pour résultat le renversement de la bourgeoisie et la victoire du socialisme, lequel ne s’épurera pas d’emblée, tant s’en faut, des scories petites-bourgeoises ».

    À partir de ce moment, dans et au nom du mouvement communiste il a encore pu y avoir des prises de position contraires au droit à l’autodétermination des petites nations des pays impérialistes, au même titre qu’il a pu y avoir des prises de position de soutien à l’oppression coloniale (pour exemple les trotskistes dans les années 30 prônèrent l’occupation de la Chine par le Japon, le PCF dans les années 50 s’opposa à la guerre de libération nationale en Algérie, etc.) Mais il s’agit toujours de pas en arrière qui sur le plan théorique faisaient partie d’une plus large opposition au léninisme et d’une déviation du cours principal du mouvement communiste sur le plan pratique (le révisionnisme moderne, le trotskisme, le bordighisme, etc.).

    On ne rappellera jamais assez que le Parti communiste français des années 20 et 30 soutenait activement le droit à l'autodétermination et les droits linguistiques des nations soumises à l’État français, au point de défendre dans « l’Humanité » les poseurs de bombes bretons de Gwenn ha Du. Son évolution rétrograde jusqu’au chauvinisme français est bien à interpréter comme une victoire de la ligne bourgeoise en son sein. Les fauteurs de ces pas en arrière les ont justifiés au nom du développement des forces productives : l’oppression par de grandes nations impérialistes aurait été la condition nécessaire du développement économique des nations arriérées. Cette justification s’appuyait sur une interprétation du marxisme que Lénine avait déjà démontré comme étant « Une caricature de marxisme » et de l’« économisme impérialiste ».

    Les lois économiques du capitalisme poussent la bourgeoisie à fouler aux pieds les droits démocratiques des masses populaires. Selon les partisans de l’« économisme impérialiste » il ne faut pas mobiliser les masses populaires contre cette tendance de la bourgeoisie impérialiste parce que de toute façon il s’agirait d’une lutte sans issue (voir Lénine « À propos d’une caricature de marxisme » et « À propos de la brochure de Junius », 1916). Bien sûr, la direction bourgeoise de la société rend les relations internationales de plus en plus hostiles à l’indépendance et à l’autodétermination des nations tout comme elle ronge et efface les droits démocratiques dans les relations sociales internes de chaque pays. Mais cela ne signifie pas qu’il est absolument impossible de conquérir des victoires dans les deux domaines tout en restant dans le cadre de la société bourgeoise : toujours plus difficile oui, mais pas impossible. Cela signifie encore moins que les luttes des masses populaires dans ces domaines ne sont pas efficaces pour entraîner les masses populaires dans un mouvement pratique qui les mobilise et les éduque à la lutte révolutionnaire sous la direction de la classe ouvrière et de son Parti communiste.

    Bien sûr nous allons vers une fusion au niveau mondial de toutes les nations et de toutes les races dans un seul organisme social. Mais il y a deux manières bien distinctes pour marcher dès maintenant vers la future fusion (tout comme il y a deux manières bien différentes de marcher dès à présent vers la future disparition des artisans, des paysans individuels, des petits commerçants...) :

    1° ) La manière bourgeoise. Son essence est la soumission des nations et des peuples les plus faibles, leur oppression et leur effacement. Des gens hypocrites et trompeurs justifient et acceptent cette manière car le résultat serait inéluctable, et ils se dressent avec haine contre ceux qui s’opposent à la manière bourgeoise (souvent en arguant des formes de luttes désespérées bien qu’héroïques qu’ils emploient quand ils ne voient pas d’autres voies).

    2° ) La manière prolétarienne. Son essence est la mobilisation à tous les niveaux de chaque couche des masses populaires pour élargir ses droits et ses pratiques démocratiques et résoudre les problèmes de son développement civil en collaborant avec les masses populaires de toutes les nations pour construire ensemble une société mondiale plus avancée. La manière prolétarienne d’avancer aujourd’hui n’est plus seulement une hypothèse raisonnable et souhaitable.

    Pendant la première grande vague de la révolution prolétarienne (dans les premières 70 années du XXème siècle), le mouvement communiste a démontré et déployé pratiquement et sur une grande échelle cette manière. La construction de pays socialistes, l’élimination du système colonial, les révolutions de nouvelle démocratie, les démonstrations de la puissance de la ligne de masse (1) comme méthode de transformation et de direction de la société dans tous les domaines sont là pour montrer la manière prolétarienne d’avancer. Bien sûr, les ennemis du communisme et les abrutis qui subissent leur influence cherchent à effacer cette démonstration pratique sur une grande échelle en clamant les centaines de « faits » qui la contredisent. Mais ces « faits », même lorsqu’ils ont réels (et bien sûr il y en a) relèvent des traces de la société bourgeoise que la révolution n’efface pas du jour au lendemain, des difficultés réelles de la transformation, des erreurs de révolutionnaires qui s’éveillent peu à peu de l’abrutissement dans lequel la bourgeoisie et les autres classes dominantes ont depuis toujours éduquées les masses populaires, des limites de compréhension par les communistes des conditions et des méthodes nouvelles dans lesquelles se déroule la nouvelle phase de l’histoire des hommes. Les empiristes (2) ont beau jeu dans tous les domaines de l’expérience de trouver des « faits » qui contredisent le cours principal des choses décrit par la science, ses lois et ses règles. Mais les choses vont de toutes façons dans leurs directions au grand dommage des empiristes ! Après la restauration des nobles et du clergé en 1815, combien de gens intelligents y compris de grands intellectuels comme Hegel juraient que les forces bourgeoises étaient foutues pour toujours (3)? Le mouvement communiste a démontré dans la pratique même qu’il marche vers la fusion des nations justement en réalisant universellement le droit à l’autodétermination nationale et, de manière plus générale, les droits démocratiques, l’initiative et la libération des masses populaires.

    La conception jusque là illustrée de la nature et du rôle historique de la lutte des petites nations des pays impérialistes pour leur droit à l’autodétermination nationale nous oblige nous les communistes à suivre deux lignes différentes selon notre position pratique, mais les deux relevantes de l’internationalisme qui est partie constituante incontournable de notre conception de la société... Les socialistes et les communistes qui ont laissé tomber l’internationalisme, sont toujours et pour cause passés au service de la bourgeoisie impérialiste... On le voit dans l’histoire du fascisme italien, du national-socialisme allemand, du sionisme, de Jacques Doriot et ses amis en France et partout ailleurs.

    Les communistes des nations dominantes doivent appuyer sans condition le droit des petites nations des pays impérialistes à l’autodétermination ; nommément pour les communistes italiens, je pense aux nations ladine, sud-tyrolienne, de la Vallée d’Aoste, sarde, occitane, albanaise et grecque et pour les communistes français je pense aux nations basque, bretonne, corse, occitane et alsacienne ainsi que tous les peuples et nations des DOM-TOM, et ce jusqu’à la sécession et à la constitution d’un État indépendant (bien sûr le droit au divorce ne veut pas dire que l’on est obligé de divorcer !).

    Nous devons soutenir les organisations qui luttent pour faire reconnaître ce droit. Nous ne devons pas fléchir dans notre soutien quelques soient les formes de lutte que ces organisations emploient : si elles sont efficaces, c’est sûr que la bourgeoisie impérialiste, qui est systématiquement maître de la terreur contre les masses populaires, les classera comme « terroristes ». Nous devons tracer notre première ligne de démarcation sur des bases politiques. On peut débattre des formes de lutte plus ou moins efficaces seulement avec les gens qui se battent pour le même objectif. La bourgeoisie au contraire veut toujours mettre en avant les formes et les moyens de lutte parce qu’elle veut conserver le monopole de la violence et des armes. Si on accepte cette condition préalable de la bourgeoisie on ouvre nos rangs à l’action désagrégeante à travers ceux qui s’opposent aux moyens de lutte tout simplement parce qu’ils se fichent de l’objectif, de la victoire et on accepte ainsi le diktat de la bourgeoisie pour savoir qui sont nos amis et qui sont nos ennemis. Les communistes des nations dominantes qui ne suivent pas cette ligne, se livrent sûrement à l’économisme (4) et à la stérilité politique, même si ils en appellent au niveau actuel de compréhension des masses ouvrières. Les masses ouvrières à l’heure actuelle ne croient pas non plus que la création de pays socialistes soit possible et ne le souhaitent peut-être même pas !

    J’appelle les camarades des organisations communistes se réclamant du marxisme de l’Europe occidentale à expliquer avant tout à eux-mêmes pourquoi ils appuient le droit à l’autodétermination des nations autochtones des USA, d’Amérique latine, d’Australie etc. ; mais pas le même droit pour les Basques, les Sardes, les Corses, les Bretons... C’est-à-dire chez eux.

    Les communistes des petites nations doivent prendre la tête des masses populaires même dans la lutte pour le droit à l’autodétermination nationale tout comme ils prennent la tête des luttes pour défendre et élargir les autres droits démocratiques des masses populaires et des luttes économiques. Avec leur direction ils doivent porter les indépendantistes à ne pas regarder en arrière, à ne pas chercher à puiser la justification de leurs buts dans le lointain passé, dans la mystique ou dans le sang. Leurs buts sont justifiés par les possibilités créées par les acquis matériels, intellectuels et spirituels de la société moderne, par le rôle nouveau que les masses populaires doivent assurer dans la société communiste.

    L’expérience pratique de la première vague de la révolution prolétarienne a fait progresser beaucoup les masses populaires... Elles ont toujours plus de mal à subir bien des conditions et d’agissements qu’avant elles trouvaient « naturelles » : la violence contre les femmes et les enfants, la pollution de l’environnement, l’extermination des populations vaincues et des races prétendument « inférieures », la toute puissance des riches et des autorités, la souffrance, ‘l’écrasement des petites nations, etc. Le mouvement pour le droit à l’autodétermination nationale est donc devenu lui aussi un composant de la marche des hommes et des femmes vers le communisme.

    Les communistes des petites nations qui ne s’engagent pas dans la lutte en faveur du droit à l’autodétermination nationale n'assument pas leur rôle. Ils n’assument pas la défense de tous les droits démocratiques des masses populaires et ils renoncent à la lutte politique révolutionnaire et vivotent grâce à l’économisme. Ils laissent la porte ouverte aux groupes et aux États impérialistes qui emploient les revendications d’autodétermination nationale des petites nations soumises à des États concurrents comme armes dans les luttes inter-impérialistes, comme moyens d’échange dans leur accord.

    Tout juste maintenant nous voyons les groupes impérialistes US, qui nient avec force chez eux tout droit national aux nations indiennes, aux afro-américains, aux portoricains, qui offensent l’indépendance nationale de centaines de nations, qui ont des détachements militaires dans plus de 140 pays du monde et qui sont le gendarme de l’ordre social bourgeois dans chaque coin du monde, se placer dans la posture du promoteur des droits nationaux des albanais du Kosovo et des Kurdes du Nord de l’Irak (mais bien sûr pas des Kurdes de l’Est de la Turquie, tant que la bourgeoisie turque obéit aux ordres). Les groupes et les États impérialistes peuvent exploiter d’autant plus facilement les petites nations quand le rôle du clergé, de la bourgeoisie nationale et des autres notables locaux est important dans le mouvement indépendantiste.

    Et le rôle de ces gens-là est inversement proportionnel au rôle des communistes, de la classe ouvrière, et des autres couches de travailleurs exploités. Les groupes et les États impérialistes s’appuient tantôt sur la bourgeoisie nationale, le clergé, et les notables, tantôt sur les masses populaires exploitées par ceux-là, selon les circonstances. Le mouvement indépendantiste peut devenir un mouvement vraiment populaire et donc invincible seulement si il mobilise sur la base de leurs intérêts de classe spécifiques les classes exploitées et opprimées, qui, en ligne générale, forment la partie majeure de la population dans les petites nations.

    Les mouvements pour l’autodétermination nationale des petites nations sont face à deux voies. Une voie est celle de la direction des masses populaires par la bourgeoisie nationale, le clergé, les autres notables locaux. Ceux-ci, à leur tour, sont liés par mille intérêts à la bourgeoisie impérialiste de la nation dominante ou d’autres pays. C’est la voie qui porte le mouvement indépendantiste à subir les manœuvres et les intrigues des groupes et États impérialistes... L’autre voie est celle de la direction de la classe ouvrière qui entraîne le reste du prolétariat et des masses populaires et oblige même la bourgeoisie nationale, le clergé et les notables locaux à suivre à la traîne le mouvement indépendantiste pour ne pas se couper des masses populaires d’où ils puisent leur force contractuelle face à la bourgeoisie impérialiste. La direction de la classe ouvrière dans le mouvement pour le droit à l’autodétermination implique aussi une liaison étroite avec le mouvement révolutionnaire des masses populaires de la nation dominante. Dans l’actuelle situation de faiblesse du mouvement communiste, il implique aussi l’aide à son développement auquel presque tous les mouvements indépendantistes de l’Europe occidentale rechignent. Ce qui est aussi, en ligne générale, une condition nécessaire pour la victoire du mouvement national. II est en effet difficile, bien que pas absolument impossible, que des mouvements nationaux comme ceux des peuples basques, bretons, etc. puissent vaincre contre les États impérialistes français, espagnol, etc. si ceux-ci ne sont pas cibles aussi du mouvement révolutionnaire des masses populaires françaises, espagnoles, etc.

    C’est cette conception de la société et cette ligne que nous les communistes italiens suivons face aux luttes pour l’autodétermination des petites nations qui ont survécu au rouleau de la bourgeoisie qui dans la période comprise entre le XIIème et le XIXème siècle a effacé bien des variétés sociales qu’abritaient l’Europe, les deux Amériques et l’Australie.

    Bien sûr nous ne demandons pas aux protagonistes des mouvements nationaux d’accepter a priori la direction des communistes. Nous appuyons leur lutte et là où c’est possible nous y jouons le rôle qui est le nôtre à nous les communistes dans toutes les luttes des masses populaires contre la bourgeoisie : le rôle que Marx et Engels avaient indiqué au début du chapitre 2 du « Manifeste du Parti communiste » (1948).

    Nous sommes sûrs que tous ceux qui continueront à se battre pour le droit à l’autodétermination de leur nation, sans reculer face aux difficultés et à la répression et avec la volonté de tirer les leçons de l’expérience, y compris de l’expérience des défaites, comme tous ceux qui lutteront pour défendre et élargir les autres droits démocratiques des masses populaires, tôt ou tard reconnaîtront que la voie indiquée par les communistes est la seule voie qui les conduit à la victoire et qu’ils joindront le front révolutionnaire anticapitaliste des masses populaires dont nous les communistes de toutes les nations prônons la création et la victoire.

    Giuseppe Maj

    (membre de la Commission Préparatoire du congrès fondateur du (nouveau) Parti communiste italien)

    1er octobre 2003 – 54ème anniversaire de la fondation de la République Populaire de Chine.


    Notes:

    (1) La ligne de masse est une méthode de travail politique et de direction pratiquée depuis longtemps par les Partis communistes et théorisée par Mao Tse-toung. On peut résumer cette méthode des manières suivantes :

    a)  Pour aller de l’avant le Parti communiste doit chaque fois recueillir les idées des masses concernées, leurs sentiments, aspirations et états d’âme. Les élaborer à la lumière de la situation objective et de la conception communiste jusqu’à les traduire en objectifs, lignes et mesures. Porter celles-ci aux masses de façon à ce qu’elles les assimilent et les réalisent et recommencer.

    b)  Quand le PC doit accomplir une tâche il doit dans chaque couche des masses trouver et mobiliser la gauche pour qu’elle rallie à elle le centre et isole la droite.

    c)  Dans chaque situation et dans tout groupe social il y a toujours deux tendances : une qui porte à progresser plus ou moins directement vers le socialisme et l’autre qui le lie plus étroitement à la bourgeoisie. Le PC doit comprendre clairement et concrètement les deux tendances et travailler de façon à renforcer la première et à affaiblir la seconde. Pour plus d’explications voir : « la ligne de masse » dans « Rapports sociaux » n° 8 à commander au Point du Jour, 58 rue Gay Lussac, 75005 Paris ou chez Edizioni rapporti sociali, via Tanaro 7, 20128 Milano (ltalia) email : resistenza@carc.it

    (2) Les empiristes isolent chaque « fait » et ne cherche pas à comprendre d’où il vient, la raison de sa naissance, ses relations avec le contexte, son destin : c’est-à-dire qu’ils nient toute science des faits. Ils isolent arbitrairement chaque fait tandis qu’en réalité chaque fait est partie d’une chaîne générique et sa signification est déterminée par le contexte auquel il appartient. En conséquence, les empiristes donnent des interprétations arbitraires à chaque fait. Le même fait peut être employé pour démontrer une thèse et aussi son contraire. Je pousse mon voisin : si on ne considère pas le contexte, on peut dire que je voulais le tuer et au même titre on peut dire que je voulais le sauver. Le fait est réel mais celui qui le comprend ou bien le présente d’une manière erronée fait de lui un faux. C’est justement ce que font les bourgeois dans leurs critiques des premiers pays socialistes. Ce n’est pas par hasard (par exemple) que dans leurs critiques actuelles à « la dictature de Fidel Castro » à Cuba, ils évitent d’expliquer comment il est cependant possible que Cuba soit le seul pays d’Amérique où personne ne meurt de faim ou d’une maladie soignable, où tous les gamins vont à l’école, etc. Ils glissent et doivent glisser sur le contexte des faits qu’ils exhibent. Tandis qu’un révolutionnaire cherche justement à comprendre et à expliquer tous les faits, même les plus contradictoires à sa thèse.

    (3) Pour une analyse scientifique à la lumière du Maoïsme de l’expérience des pays socialistes je conseille l’article «L’expérience historique des pays socialistes » dans « Rapports sociaux » n° 8 et la brochure « I primi paesi socialisti » de Marco Martinengo (Edizioni rapporti sociali 2003) : on peut le trouver en castillan sur le site web de la CP : http://lavoce.samizdat.net (section EiLE)

    (4) Là avec le mot « économisme » on désigne la mouvance qui met en 1ère place toujours les luttes revendicatives soit contre les patrons soit contre l’État des patrons et pense qu’on peut aller vers la révolution socialiste en généralisant les luttes revendicatives ou en radicalisant les formes de lutte dans les luttes revendicatives ou bien en y avançant des objectifs toujours plus élevés (cf. Lénine « Que faire ? »).


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